J'ai été élu député de Saône-et-Loire et ai été membre de la commission des finances en 2012. Concernant le sujet qui vous intéresse, je dois vous rappeler que, le 10 février 2014, Christophe Chantepy, directeur du cabinet du Premier ministre de l'époque, m'a demandé de me trouver à dix heures à la Maison de la Chimie, où Jean-Marc Ayrault m'a proposé d'être médiateur dans le conflit qui opposait chauffeurs de taxi et VTC. Je ne connaissais rien à ce sujet, qui a depuis changé ma vie. J'ai donc été nommé pour des qualités extrapolitiques – du fait de « ma rondeur », m'a-t-on dit. J'ai hésité pendant deux heures, et, contre l'avis de tous – puisqu'il semblait impossible de trouver un compromis – j'ai accepté.
Quand un gouvernement nomme un député médiateur dans un conflit social, il a généralement une idée derrière la tête. Cette fois, ce n'était pas le cas : le Gouvernement n'avait aucune idée de l'issue que prendraient les événements. À ce moment-là, le Président de la République se trouvait en Californie pour rencontrer Mark Zuckerberg et Travis Kalanick, et l'Élysée s'inquiétait avant tout de son retour, puisque les aéroports d'Orly et de Roissy ainsi que le périphérique étaient bloqués par les taxis. Le Gouvernement s'était fourvoyé dans deux options, consécutivement rejetées par le Conseil d'État et l'Autorité de la concurrence : l'instauration d'un prix minimum pour les VTC puis l'adoption d'un délai de quinze minutes au minimum pour les courses VTC.
Quand j'ai demandé à Christophe Chantepy quelle option envisageait le Gouvernement, il m'a répondu que tout était possible, y compris la fin des taxis et le rachat des licences par l'État, ce qui revenait à 3,5 milliards d'euros à l'époque.
Le Gouvernement n'avait aucune ligne de conduite : on m'a conseillé de recevoir tous les acteurs pour définir une solution. Je pense que si je n'étais pas intervenu, il n'existerait plus de taxis parisiens aujourd'hui.
Votre commission d'enquête s'interroge sur les liens avec les pouvoirs publics et les lobbys mais il faut aussi prendre en compte le contexte médiatique, qui était alors très favorable à Uber. Les services proposés par la plateforme à l'époque – la bouteille d'eau, la tablette, l'ouverture de la porte par le chauffeur, la propreté des véhicules – avaient beaucoup de succès auprès des clients parisiens et des journalistes. Pour ma part, je n'avais jamais pris de VTC. Le député Luc Belot m'avait conseillé de le faire ; certains députés étaient eux-mêmes très consommateurs de VTC.
De février 2014 jusqu'à la promulgation de la loi le 1er octobre 2014, le Gouvernement n'avait pas de ligne de conduite. Il y avait des influences diverses au sein du Gouvernement : le ministère de l'Intérieur – avec ses deux ministres successifs, Manuel Valls puis Bernard Cazeneuve – soutenait fortement les taxis, qu'il considérait être sa propriété. J'ai même été convoqué par le préfet de police de Paris à son domicile, où il m'a dit qu'il ne fallait surtout pas toucher aux taxis. De l'autre côté, le pôle Bercy était très favorable à la disruption, à la révolution numérique et à Uber. Lorsque j'ai été nommé médiateur, Emmanuel Macron n'était pas ministre de l'Économie mais secrétaire général adjoint de l'Élysée. Cependant, il faisait partie du courant favorable à Uber et aux VTC.
Je devais avant tout lever les blocages le plus rapidement possible – ne serait-ce que pour permettre au Président de la République d'atterrir à son retour de Californie, ce qui a bien été le cas. Pour cela, j'avais demandé au Premier ministre de mettre à l'arrêt l'immatriculation des VTC, puisque 1 000 d'entre eux étaient immatriculés chaque mois.
Je rappelle que les VTC ont été créés dans le cadre d'une loi sur le tourisme à l'époque, sous le nom de véhicules de tourisme – et non de transport – avec chauffeur. Or, Uber a décidé de faire de Paris sa cible favorite. L'anecdote veut que, de passage à Paris pour un sommet de « la tech », Travis Kalanick n'ait pas trouvé de taxi et qu'il ait alors décidé d'implanter Uber en France.
Le Gouvernement n'avait donc aucune ligne. Pourtant, le texte du 1er octobre 2014 a été approuvé à l'Assemblée et au Sénat dans les mêmes termes. Nous avons donc travaillé avec l'ensemble des groupes politiques, qui étaient traversés par ces différentes influences.
Je pense que nous avons fait œuvre utile et que la segmentation du marché du transport public particulier de personnes (T3P) – issue de la loi Thévenoud – est toujours valable. Elle repose, non pas sur un prix ou un temps minimum, mais sur l'occupation du domaine public. Nous sommes revenus aux fondements de la licence du taxi, qui est une autorisation de stationnement. Depuis 2014, la loi établit que la distinction entre taxis et VTC est fondée sur l'occupation du domaine public. Les taxis ont le droit de rouler et de stationner dans des espaces publics – voies dédiés, de bus et stations de taxis – qui ne sont pas accessibles aux VTC. Nous y avons aussi ajouté la maraude électronique. L'occupation du domaine public est le seul critère qui permette de faire cohabiter une concurrence entre les taxis, qui paient ce droit, et les VTC. Cette notion prend une importance croissante dans les métropoles : le domaine public est un bien, et pouvoir l'occuper est un privilège qui justifie le prix de la licence de taxi.
Le numérique n'est pas un far-west, comme l'a encore récemment rappelé à propos des influenceurs Bruno Le Maire, actuel ministre de l'Économie. Il fallait donc établir des règles pour les VTC. Par ailleurs, la modernisation des taxis était nécessaire. Une douzaine d'articles de la loi de 2014 y était consacrée ; je pense notamment à l'obligation de proposer le paiement par carte bancaire. Le rapport préalable à la loi a également permis d'instaurer les forfaits aéroport. Par ailleurs, les taxis ont pris d'autres initiatives, comme les applications numériques.
Le rapport que j'ai remis au Premier ministre à la fin de l'année 2014 s'intitulait « Un métier d'avenir, des emplois pour la France ». En effet, je suis persuadé que ce secteur va créer des emplois. La demande ne va cesser d'augmenter, car malgré le développement des transports en commun, les besoins de mobilité dans nos métropoles sont insuffisamment couverts. Ces services doivent donc être développés. Je n'ai jamais voulu interdire Uber en France mais seulement poser des règles. C'était d'ailleurs la grande crainte de Bercy et de certains de mes interlocuteurs. Pourtant, nous avons seulement interdit Uber Pop. Ce service permettait à chacun d'entre nous de devenir un chauffeur potentiel, sans assurance ni garantie de sécurité routière. Il fallait donc l'interdire. En revanche, j'ai très rapidement considéré qu'il fallait des concurrents aux taxis, à condition qu'ils respectent la règle du jeu – à savoir, l'occupation du domaine public, qui permet désormais à chacun de se développer.
D'autres sujets sont apparus depuis dix ans, notamment le droit du travail pour les chauffeurs VTC, sur lequel je continue à travailler. À mon sens, le numérique et la responsabilité sociale ne sont pas antinomiques : on peut à la fois utiliser des outils numériques et être attaché à un modèle social français et européen – mais pas seulement, puisque la question du droit du travail des chauffeurs Uber se pose dans l'ensemble du monde, comme le montrent par exemple les débats en Californie.
Vous m'avez interrogé sur de potentielles influences. J'ai reçu des amendements de la part de tous les secteurs. Puisque j'avais réussi à mettre fin au blocage du périphérique et aux violences entre taxis et VTC, le Gouvernement m'a laissé faire : j'ai d'abord remis un rapport à Manuel Valls fin avril, suivi d'une proposition de loi en juin au nom du groupe socialiste. Le Gouvernement m'a octroyé un temps parlementaire dédié. La proposition de loi a été votée à l'Assemblée nationale puis au Sénat et promulguée le 1er octobre.
Il me semble que le texte a été voté dans les mêmes termes et aussi rapidement parce qu'il était équilibré. Le Gouvernement, qui ne savait pas quelle direction prendre, a accepté cette solution qui reste opérationnelle aujourd'hui.