Ce texte porte sur un sujet qui, à sa simple évocation, soulève les réactions les plus extrêmes. Comment pourrait-il en être autrement ? La question de la réintégration des personnels suspendus par la loi votée en urgence le 5 août 2021 est éminemment sensible, parce qu'elle est une des conséquences de la pandémie, laquelle nous a tous profondément et durablement bouleversés, séparés, clivés.
Aujourd'hui, il est de notre responsabilité de législateurs de favoriser l'apaisement et de lever les incompréhensions. Ce n'est pas la première proposition de loi déposée en ce sens, mais il n'a échappé à personne que le contexte a changé. D'abord, nous connaissons depuis plusieurs mois, fort heureusement, une diminution de l'épidémie ; les variants sont de moins en moins virulents. Ensuite, le recul et l'observation scientifique des vaccins tendent à démontrer un affaiblissement de leur efficacité dans le temps. Enfin, la Haute Autorité de santé (HAS) a recommandé le 30 mars dernier la levée de l'obligation vaccinale contre la covid-19. Le Gouvernement a indiqué qu'il suivrait rapidement cet avis et prendrait un décret pour réintégrer les soignants.
Toutefois, le maintien de cette proposition de loi se justifie à plus d'un titre. D'abord, le décret ne ferait que suspendre l'obligation vaccinale contre la covid-19. Or, comme nous l'avons précisé dans l'exposé des motifs de la proposition de loi et dans le rapport qui vous est présenté, si le principe de l'obligation vaccinale – y compris contre la covid – n'est pas, en soi, problématique, les modalités de son application, telles qu'elles sont prévues par la loi d'août 2021, sont sources de difficultés. Le périmètre de l'obligation vaccinale instituée par la loi de 2021 est en effet incohérent : il conduit à une application à géométrie variable indigne d'un État de droit.
Les errements de la loi de 2021 sont explicables par le contexte et l'urgence dans lesquels elle a été votée. À présent, la situation a évolué. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une suspension de l'obligation par décret : il faut, par parallélisme des formes, abroger la loi. Si la décision était prise par décret, cela laisserait ouverte la possibilité de réactiver la loi de 2021 dans les mêmes termes, sans tenir compte de l'expérience et des connaissances acquises. Abroger la loi signifierait au contraire redonner au Parlement toute la place qui lui revient, en lui laissant, le cas échéant, le pouvoir et le temps de débattre afin de voter un nouveau texte, mieux pensé. Nous devons nous emparer à nouveau du sujet.
Si l'urgence imputable à la pandémie a affaibli le Parlement, elle a aussi abîmé notre société. Élaborer un décret en s'appuyant sur des consultations qui continueraient à diviser les citoyens ne contribuerait pas à la réconciliation. On a besoin de la parole apaisée, dépassionnée et pragmatique de la représentation nationale pour ouvrir un nouveau chapitre du monde post-covid.
Cette proposition de loi n'est pas la première à traiter du sujet mais, étant défendue par deux députés guyanais, elle s'intéresse avec une acuité particulière aux réalités ultramarines. Loin des explications fantasmées de l'Hexagone, les auditions de professionnels de santé – soignants et personnels de direction – ont permis de contextualiser les raisons sociétales et scientifiquement explicables de la défiance en outre-mer face à ce vaccin en particulier. Les incohérences nées d'une application de la loi sourde et aveugle aux réalités locales n'ont fait qu'aggraver cette défiance au détriment des malades.
Comment expliquer en effet qu'avant la loi de 2021, et particulièrement pendant les premières vagues de covid, la télémédecine ait été largement encouragée, ce qui a permis, par exemple, d'assurer le suivi des patients dans l'archipel guadeloupéen alors que l'île de Marie-Galante, faute de cardiologue sur place, était totalement bloquée ? Comment expliquer que l'application de la loi ait conduit à interdire aux médecins d'intervenir en téléconsultation, c'est-à-dire sans aucun lien physique avec les patients, au motif qu'ils n'étaient pas vaccinés ? Comment donner confiance aux populations alors que, comme nous l'ont montré les auditions, du fait de l'impossibilité d'appliquer l'obligation vaccinale aux Antilles et en Guyane, les effets des mesures ont différé d'un territoire à l'autre, d'une fonction à l'autre, d'un établissement à l'autre ? Certains en ont ressenti de l'injustice, d'autres ont perçu ces règles comme une forme de harcèlement, tous ont vu leur confiance dans les institutions s'éroder.
Compte tenu de cet état de fait, il nous a été proposé de présenter une proposition de loi qui ne concernerait que l'outre-mer, mais procéder ainsi serait injuste et indigne de notre mandat. En effet, si les incohérences imputables à l'obligation vaccinale posée par la loi de 2021 sont plus visibles en outre-mer, elles sont tout aussi réelles dans l'Hexagone.
Par exemple, alors que l'été approche, comment ne pas rappeler que, pour combattre les derniers feux de forêt, et alors que des pompiers français étaient suspendus du fait de l'obligation vaccinale, il a été fait appel à des pompiers européens qui, eux, n'y étaient pas assujettis ? Comment expliquer que les psychologues scolaires soient soumis à l'obligation et non les enseignants, alors que les uns et les autres sont en présence du même public ? La même interrogation se pose pour les personnels administratifs et techniques des structures de santé partout en France. De toute évidence, le périmètre d'application de l'obligation vaccinale par la loi de 2021 est problématique.
Si le nombre de professionnels suspendus en France peut paraître dérisoire, une absence peut suffire à ébranler toute la chaîne, dans un système déjà exsangue où la présence de chacun compte. Le renfort rapide de professionnels formés et compétents sera un tel soulagement pour les structures concernées qu'il faut relativiser l'argument selon lequel le retour de personnels suspendus pourrait susciter des frustrations au sein des équipes.
Compte tenu du manque criant de personnels soignants, la réintégration de ces professionnels ne constituera pas la solution miracle, mais l'abrogation de la loi permettrait d'éviter une aggravation à long terme de la désertification médicale. En effet, de nombreux jeunes initialement tentés par les professions de santé s'en détournent aujourd'hui. Si l'obligation vaccinale n'en est pas l'unique raison, elle fait toutefois partie des raisons invoquées.
Le dernier avis de la HAS fait état de la très faible couverture vaccinale des professionnels de santé s'agissant du rappel adapté au variant Omicron : selon les estimations, elle concerne, au 22 mars 2023, 13,6 % de ceux qui exercent en Ehpad, 14,5 % des libéraux et 15 % de ceux qui exercent en établissement de santé.
Au vu de ces chiffres, il paraît incohérent de maintenir la suspension vaccinale. De surcroît, une confusion persiste dans le nombre de doses requises pour satisfaire à l'obligation vaccinale : en effet, le nombre de doses obligatoires diffère du nombre de doses recommandées. Le même flou règne quant à la durée d'efficacité du vaccin entre deux doses.
Les auditions nous ont apporté de précieux éclaircissements sur le profil des personnes suspendues. Alors que celles-ci sont habituellement cataloguées comme antivax et complotistes, la réalité est beaucoup plus nuancée. Le refus de la vaccination contre la covid doit être replacé dans un contexte d'incertitude et d'anxiété généralisées, où les ordres et contrordres se sont succédé et où les informations de toute nature ont été déversées en flots continus. Dans ce cadre, le fait de contraindre au lieu de convaincre a sans doute contribué à radicaliser les positions des personnes présentées comme antivax comme de celles dites provax.
Nous avons le devoir moral et politique d'apprécier la question de l'obligation vaccinale imposée en 2021 dans sa globalité, en tenant compte de ses incohérences mais aussi des drames humains qu'elle a engendrés. Les récits de séparations, d'enfants placés, de patrimoines familiaux bradés, sont autant d'histoires dramatiques relayées au cours des auditions. La violence dans l'application de la mesure est apparue clairement. Les règles élémentaires de notre droit social se sont trouvées bafouées. Des personnes se sont retrouvées suspendues du jour au lendemain, sans entretien préalable avec leur hiérarchie, parfois même sans notification officielle. Des médecins suspendus n'ont pas même pu transmettre les dossiers de leurs patients. De nombreux cabinets de professionnels libéraux – kinésithérapeutes, sages-femmes, ostéopathes, podologues... – ont été fermés.
C'est la première fois qu'en France, des professionnels salariés mais aussi libéraux se retrouvent suspendus et privés de revenus pour une période indéterminée, sans que la moindre mesure disciplinaire ne soit prononcée. Paradoxalement, le fait que le refus de la vaccination contre le covid-19 ne soit pas considéré comme une faute a privé ces professionnels de toute voie de recours, de toute indemnité et les a enfermés dans de véritables prisons contractuelles.
En tant que législateurs, nous ne pouvons laisser perdurer de telles situations. Ce n'est pas le fait de réintégrer ces professionnels qui enverrait, comme on l'entend, un mauvais signal, mais bien plutôt le maintien de la loi de 2021, en dépit de ses incohérences. Soyons à la hauteur de notre mandat.
Le covid a mis le monde en suspens. Il est temps, aujourd'hui, de sortir de cet état de suspension et de se réapproprier nos institutions et nos valeurs. La France est aujourd'hui, avec la Hongrie, l'un des derniers pays européens à ne pas avoir abrogé l'obligation vaccinale contre le covid-19. Faisons en sorte que les professionnels français ne soient pas les derniers à demeurer suspendus.