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Intervention de Emeline K/Bidi

Réunion du mercredi 12 avril 2023 à 9h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEmeline K/Bidi, rapporteure :

Cette proposition de loi vise à résoudre un problème ancien, mais auquel aucune solution satisfaisante n'a été apportée : le retour des fonctionnaires d'État ultramarins dans leur territoire d'origine. C'est une question, j'en suis bien consciente, qui se pose dans différentes régions françaises ; mais j'appelle votre attention sur la particularité des territoires ultramarins, dont les problèmes sont si spécifiques et si urgents que notre droit doit s'adapter. Un récent rapport sénatorial évoque des « discontinuités territoriales entre les outre-mer et l'Hexagone ». On ne peut pas envisager l'éloignement entre un territoire ultramarin et le territoire hexagonal comme on le ferait de deux régions de la France continentale.

Les spécificités des territoires d'outre-mer ne se limitent pas à la géographie. Lorsque l'on regarde la composition de la fonction publique ultramarine, les données sociologiques actualisées nous montrent, en 2022, une nette sous-représentation des fonctionnaires ultramarins aux postes d'encadrement. À La Réunion, seuls 11 % des fonctionnaires réunionnais occupent des postes d'encadrement ; en comparaison, les fonctionnaires nés dans l'Hexagone en poste à La Réunion sont 45 % à occuper un poste d'encadrement. Les fonctionnaires ultramarins ont le sentiment d'être cantonnés à des postes subalternes sur leur propre territoire, et d'être forcés à l'exil s'ils veulent réussir.

Pour apporter des réponses à ce problème sociologique, il est urgent de promouvoir l'emploi et le retour des fonctionnaires ultramarins dans leurs territoires. En 2012, dans son rapport consacré à la place des ultramarins dans la fonction publique d'État, le préfet Jean-Marc Bédier dressait le constat suivant : « Dans un contexte de chômage élevé et de jeunes chômeurs diplômés en grand nombre, la frustration est souvent grande de voir arriver de l'extérieur des fonctionnaires pour occuper des postes pouvant être pourvus localement. Dans le même temps, ces mêmes jeunes doivent partir loin de leur famille pour une migration de travail vécue pendant longtemps comme un déracinement et donnant lieu encore aujourd'hui à une demande de retour abondante. » Ce rapport a plus de dix ans ; les questions qu'il pose demeurent d'actualité.

Depuis, le cadre légal a évolué. Pour bien l'appréhender, il faut d'abord comprendre la notion de centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) – je préfère parler d'intérêts « moraux et matériels » – qui est au cœur de l'appréciation par l'administration du lien entre un fonctionnaire et un territoire ultramarin. Elle ne fait pas l'objet d'une définition légale mais repose sur des critères constituant un faisceau d'indices, dégagés par la pratique administrative ou la jurisprudence et synthétisés dans une circulaire en 2007. À titre d'exemple, parmi ces critères, figurent le lieu de naissance de l'agent, le domicile de ses parents et de ses proches, le lieu où il a effectué ses études, la fréquence de ses demandes de mutation, les congés bonifiés dont il a bénéficié…

Depuis la loi de programmation du 28 février 2017 relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (Erom), les fonctionnaires justifiant de leur CIMM dans un territoire ultramarin bénéficient d'une priorité légale en matière de mutation.

Plusieurs problèmes continuent de se poser et justifient à mes yeux l'intervention du législateur.

En premier lieu, aucun texte de portée obligatoire ne fixe les critères permettant d'établir le CIMM. D'un fonctionnaire à un autre, d'une administration à une autre, les critères se combinent de façon différente, au détriment de l'égalité et de la transparence. Cela peut susciter des sentiments légitimes d'incompréhension, voire d'injustice chez les fonctionnaires à qui est refusée la reconnaissance de leur CIMM.

Lors de nos auditions, nous avons pu échanger avec la direction générale des outre-mer (DGOM), qui a étudié les pratiques de sept ministères différents. Les fonctionnaires dépendant du ministère de l'économie et des finances doivent remplir au moins deux critères sur cinq définis par le ministère comme prioritaires ; au ministère de la transition écologique, il faut trois critères sur l'ensemble de ceux dégagés par la jurisprudence ; les ministères sociaux demandent que soient réunis cinq critères sur huit, prédéfinis. Les pratiques varient donc du tout au tout, ce qui place les fonctionnaires dans une situation d'inégalité : selon le ministère dont ils dépendent, deux fonctionnaires dont la situation est identique se verront traiter différemment. La proposition de loi que je vous présente vise à mettre un terme à ces inégalités et à cette insécurité juridique.

La loi Erom n'a eu qu'un impact limité. En 2019, seules 28 % des demandes de mutation formulées au titre du CIMM ont été satisfaites. Autrement dit, 72 % des demandes formulées dans le cadre du CIMM n'ont pas pu aboutir.

J'ai pu entendre, au cours des auditions, que la faiblesse du contentieux administratif en matière de CIMM montrait que le dispositif actuel était satisfaisant. J'estime au contraire qu'il ne reflète pas l'ampleur des difficultés. La moitié des demandes que je reçois en tant que députée d'un territoire d'outre-mer émanent de fonctionnaires qui voudraient revenir exercer leur métier sur leur territoire, mais qui n'y arrivent pas : malgré le manque de transparence, et bien que les refus qui leur sont opposés soient parfois contestables, le coût financier d'une action en justice et la crainte de représailles de la part de l'administration les dissuadent d'engager une action en justice.

Il ne s'agit pas là seulement de situations individuelles, même si elles confinent parfois au drame familial ou professionnel. Les enjeux sont bien plus larges, à la fois sociaux, économiques et politiques.

Il y va en effet de l'égalité d'accès au service public et de la qualité du service public. Dans ces territoires ultramarins où le taux d'illettrisme est encore trop important, où le créole est parfois la seule langue comprise et parlée par les habitants, surtout parmi la population âgée en rupture numérique, avoir accès à un fonctionnaire qui connaît bien la culture, la langue, l'histoire et la sociologie du territoire est essentiel. Le lien entre l'accès aux services publics et la maîtrise de la langue régionale par le fonctionnaire est connu : en Bretagne, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) propose des cours de breton aux fonctionnaires en relation directe avec les administrés.

Il s'agit aussi d'un enjeu économique. Pour les jeunes ultramarins, l'insertion économique passe encore trop souvent par un départ vers la France hexagonale. La perspective crédible d'une insertion locale dans un emploi qualifié pourrait encourager davantage de jeunes à poursuivre des études supérieures, quand, au contraire, l'incertitude sur la localisation de la future affectation peut les dissuader de passer un concours national, et donc les empêcher d'accéder à un emploi de titulaire stable.

Enfin, et cela n'a rien d'anecdotique, la répartition des postes entre Hexagonaux et ultramarins tend à encourager la persistance de schémas de pensée et de hiérarchies sociales issues de la colonisation : les postes subalternes pour les ultramarins, les postes d'encadrement pour les hexagonaux. Nous devons aider les pensées à évoluer.

Le problème, vous le voyez, dépasse largement les situations individuelles de fonctionnaires concernés. Aussi le présent texte propose-t-il des solutions pour promouvoir l'emploi et le retour des fonctionnaires d'État ultramarins dans leur territoire d'outre-mer.

Son article 2 pose le principe d'un droit au retour pour les fonctionnaires justifiant de liens particuliers avec un territoire ultramarin.

Son article 3 donne une assise légale aux critères utilisés pour la détermination du CIMM, en consacrant les critères issus de la jurisprudence mais en privilégiant les critères moraux par rapport aux critères matériels. Il prévoit aussi une pondération. Les administrations apprécieraient ainsi ces critères selon une même grille de lecture. La souplesse ne doit plus confiner à l'arbitraire. Certains verront là un carcan ; je considère pour ma part que ces dispositions permettront de gagner en objectivité, en transparence et en efficience.

L'article 4 garantit le droit des personnes recrutées dans l'une des collectivités relevant des articles 73 ou 74 de la Constitution ou en Nouvelle-Calédonie à effectuer leur stage préalable à la titularisation dans le territoire où elles ont été reçues au concours. C'est un problème spécifique : lorsqu'un ultramarin réussit un concours, ce que l'on ne peut pas complètement prévoir, il doit en quelques semaines trouver de l'argent pour financer un billet d'avion – aux périodes d'affluence, cela coûte souvent un Smic –, éventuellement déscolariser et rescolariser ses enfants, loger sa famille, trouver une solution pour la carrière du conjoint… Beaucoup renoncent au concours, ou alors demandent un report de l'année de stage parce qu'ils ne peuvent pas faire face.

L'article 1er, enfin, crée un observatoire des emplois locaux en outre-mer, doté d'un pouvoir de sanction et chargé de veiller à la bonne application de ces dispositions. Les dispositifs mis en place jusqu'à présent n'ont pas porté leurs fruits ; nous voulons une loi efficace.

Nous proposons d'adopter ces dispositions à titre expérimental, pour une durée de quinze ans que je vous proposerai de ramener à dix ans par amendement. Cela me semble raisonnable pour que les acteurs s'approprient le dispositif et que les personnes concernées en bénéficient.

Je souhaite enfin remercier l'ensemble des personnes auditionnées dans le cadre de mes travaux, juristes, sociologues, personnels ministériels, ainsi que mon collègue M. Frédéric Maillot et les députés qui ont participé aux auditions.

Je vous invite, chers collègues, à adopter cette proposition qui profitera à nos compatriotes ultramarins qui œuvrent au service de l'État, mais aussi aux territoires d'outre-mer et à leurs habitants.

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