Intervention de Michel Sapin

Réunion du mercredi 5 avril 2023 à 18h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Michel Sapin, ancien ministre :

Vous souhaitez que je vous parle de la lutte contre la corruption, en lien avec l'influence que pourrait avoir une puissance étrangère sur les décisions prises, en particulier par des collectivités ou des personnes ayant des responsabilités publiques. C'est un angle très précis, mais qui ne résume pas tout le débat que nous avons pu avoir et tout le champ de la lutte contre la corruption. Je pense en particulier à la corruption d'agents publics étrangers à l'étranger, sujet de la loi Sapin 2. Autant la corruption d'agents publics nationaux est prohibée depuis toujours, autant, jusqu'en l'an 2000, la corruption d'agents publics à l'étranger n'était pas interdite.

Le délit de corruption d'agents publics étrangers à l'étranger a été intégré au code pénal français en l'an 2000 comme une conséquence obligatoire d'une convention très importante que vous avez dans votre spectre d'analyse, la convention de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de 1997, par laquelle tous les pays de l'OCDE ainsi que cinq ou six autres se sont engagés à lutter contre la corruption d'agents publics à l'étranger.

La loi Sapin 2 avait comme principal objectif de compléter l'arsenal juridique français par un certain nombre d'outils nouveaux permettant de lutter contre la corruption par des entreprises – ou d'autres entités – d'agents publics à l'étranger, principalement pour conquérir des marchés.

La loi Sapin 1, quant à elle, avait pour objet la lutte contre la corruption en France d'agents publics français, dans le contexte de la fin des années 1990 qui était celui de la corruption avérée pour le financement des partis politiques et des campagnes électorales. C'était totalement illégal, mais pas totalement immoral dans le sens où cela n'était pas de l'enrichissement personnel. Ce n'était pas une volonté d'acquérir un marché du point de vue de ceux qui autorisaient le mécanisme. C'était parce que le dispositif français se refusait à regarder les choses à face et que la vie des partis politiques et les campagnes électorales avaient un coût. Plus ce coût augmentait, plus a été accepté un dispositif pratiqué par absolument tout le monde. Tous les partis ayant une capacité locale de décision ont permis ce financement des partis et des campagnes.

La loi Sapin 1 est venue achever le processus amorcé par la loi Pasqua et les lois Rocard, avec l'interdiction du financement des partis par les entreprises. Cela ne signifie pas que, depuis, le financement des partis et des campagnes ne pose pas de questions. Mais il s'agit davantage de questions de non-respect des règles de financement que de corruption. Par exemple, si vous dépassez le plafond qui vous est imposé, vous êtes en situation illégale. Vous pouvez évidemment être poursuivi pour cela, mais ce n'est pas un cas de « donnant-donnant » afin d'obtenir quelque chose en échange.

La loi Sapin 1 a principalement voulu mettre le projecteur sur tous les endroits qui pouvaient être quelque peu obscurs dans le cadre des procédures de marché public ou de délégation de service public. Tous les responsables locaux connaissent ces procédures désormais très encadrées et il est devenu beaucoup plus difficile d'accorder un marché en échange d'une compensation.

Pour autant, la corruption a-t-elle totalement disparu en France ? La réponse est évidemment non. La preuve en est le nombre de personnes poursuivies. Cependant, il est très compliqué d'apporter la preuve de la corruption dès lors que, dans le pacte de corruption, deux personnes sont concernées.

Un ancien parlementaire responsable d'une collectivité territoriale au nord de Paris a été récemment poursuivi par le parquet national financier pour fraude fiscale, fraude fiscale aggravée, blanchiment de fraude fiscale et corruption. Il a été condamné extrêmement durement, mais pas pour corruption car le pacte de corruption n'a pu être démontré. C'est la raison pour laquelle, en France, ce n'est pas la corruption qui permet de poursuivre et de condamner, mais le trafic d'influence, l'abus de bien social et le recel d'abus de bien social, ce dernier étant beaucoup plus durement poursuivi et condamné que l'abus de bien social. Toutes les grandes affaires jugées comprenaient du recel d'abus de bien social.

Aujourd'hui, le dispositif fonctionne, avec des poursuites et des condamnations. Il y a certainement encore de la corruption. Les collectivités territoriales ont fourni un effort considérable pendant des années, mais il est toujours nécessaire d'effectuer des rappels et d'être extrêmement attentif sur le sujet.

La loi Sapin 1 a été élaborée et discutée extrêmement rapidement, avec un dépôt en octobre 1992, une adoption en fin d'année 1992 et une publication au début de 1993. Chacun a participé à la construction d'une loi qui paraissait utile à l'intérêt général.

J'ai réuni à cette occasion mes équipes pour les remercier. Je les ai questionnées sur la situation à l'étranger et elles m'ont répondu que l'étranger ne représentait aucun problème car il existait un bureau à Bercy traitant de ces situations. Il était surnommé « le bureau des bakchichs » ou « le confessionnal ». Le chef d'entreprise ou son directeur commercial venait expliquer les enjeux du marché à l'étranger, le bureau posait son cachet et la dépense était présentée comme normale à l'administration fiscale et était déductible.

Ce système a fonctionné jusqu'à l'application de la convention de l'OCDE de 1997 et il était partout le même. Seuls les États-Unis avaient réagi plus tôt, en raison d'un scandale considérable qu'ils avaient subi : dès 1977, ils avaient adopté un texte de lutte contre la corruption des agents publics à l'étranger, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

En 1997, la pression des entreprises américaines était forte et bien compréhensible. Par ailleurs, ce sont évidemment les pays les plus fragiles du point de vue démocratique, social et sécuritaire qui sont frappés par ce genre de corruption.

L'OCDE avait créé à juste titre un organisme de contrôle. Ce contrôle était réalisé par les autres pays que le pays concerné et des rapports périodiques étaient publiés. Un premier rapport sur la France paru tout début 2012 avait émis des préconisations. Le second rapport de 2014 – année où j'ai été nommé ministre de l'économie et des finances par le Président de la République – était catastrophique. L'OCDE constatait que pas une seule entreprise française n'avait été condamnée définitivement en France pour des faits de corruption d'agents publics étrangers à l'étranger. À la même période, étaient poursuivis et sanctionnés aux États-Unis une douzaine de pays pour des faits de corruption d'agents publics étrangers à l'étranger.

Il faut toujours faire très attention sur le sujet. Je ne suis pas du tout naïf. Quand vous êtes une très grande entreprise aéronautique américaine et que votre plus important concurrent a quelques difficultés dans ce domaine, si vous pouvez obtenir des informations sur les marchés, les agents et les prix, elles vous sont fort utiles et précieuses. Dans ce cas, vous essayez d'obtenir le plus d'informations possible. Lorsque vous communiquez toutes ces informations à la justice d'un autre pays, il est possible qu'elles servent à informer d'autres que les juges, les procureurs ou les services en charge des poursuites et des éventuelles sanctions. Le meilleur moyen de se défendre est de faire le travail soi-même.

Le pacte de corruption est encore plus difficile à prouver lorsqu'il s'agit d'aller chercher des preuves à l'étranger, quand celui qui est corrompu à l'étranger est encore au pouvoir ou dans l'orbite du pouvoir. Il ne va pas collaborer pour apporter des éléments de preuve. Or la preuve est indispensable pour pouvoir condamner.

Nous avons donc inventé un dispositif, la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). On dit souvent que la CJIP est la copie du système américain, mais c'est faux. Elle respecte la même logique, tout en respectant les principes du droit français – en particulier, la décision revient à un juge du siège.

Je me suis rendu en Grande-Bretagne, où l'on venait d'adopter le troisième grand texte de lutte contre la corruption qui sert de référence aujourd'hui. Puis je vais aux États-Unis et rencontre l'adjoint du Department of Justice (DOJ) spécialisé sur ces questions qui m'expliquent la méthode et les mécanismes américains. Je lui demande pourquoi les États-Unis sont aussi méchants avec les entreprises françaises. Il argumente pour me prouver le contraire, puis, pour clore la discussion, il me dit : « You don't do the job, so I do it. » Pour le ministre de la République que j'étais, la souveraineté française était évidemment mise à mal par son incapacité à faire soi-même le travail.

J'ai revu cette personne quelques années plus tard à l'occasion d'un colloque et il m'a dit : « So now, Michel, you do the job. » Nous étions à quelques semaines d'une décision très importante qui concernait Airbus. La CJIP avait été effectuée sous autorité française, menée par le parquet national financier, en lien avec les autorités américaines et anglaises, car une partie de l'avion était construite en Grande-Bretagne et des composants étaient couverts par l'International Traffic in Arms Regulations (ITAR), un dispositif américain servant à contrôler les importations et exportations des objets et services liés à la défense nationale. Sur les près de 4 milliards d'euros d'amende, plus de la moitié est revenue au Trésor public français, alors qu'auparavant elle aurait été intégralement versée au Trésor américain.

Le dispositif est-il aujourd'hui efficace ? Le mieux est de lire le rapport de l'OCDE de 2021, qui est assez explicite : une dizaine de CJIP sont en cours et pas une seule entreprise française n'est poursuivie aujourd'hui aux États-Unis pour des questions de corruption. J'insiste sur ce point.

Je ne veux pas du tout être idéaliste. Les lois n'ont pas changé : la compétence extraterritoriale des Américains reste la même. En revanche, l'une des mesures les plus fortes de la loi Sapin 2 est d'avoir créé une exterritorialité française, y compris contre des sociétés américaines ou chinoises, même si elle n'est pas aussi massive que l'exterritorialité américaine. Si par exemple, une entreprise chinoise ayant une filiale en France corrompait à l'étranger un agent public étranger, nous aurions la compétence pour la poursuivre. Pour autant, l'extraterritorialité américaine s'étend à toute correspondance passant par les États-Unis et, partant, à toute transaction en dollars.

J'ignore si vous aurez envie de faire des propositions en ce sens, mais la montée au niveau européen d'un dispositif de même nature que le dispositif Sapin 2 ou que le dispositif britannique me paraîtrait indispensable. Plusieurs propositions ont été faites dans ce domaine, notamment par le Club des juristes. La Commission européenne a commencé à travailler à une directive sur le sujet, mais elle rencontre quelques difficultés à obtenir un consensus de la part de l'ensemble des pays concernés – certains pays à l'est de l'Europe ne sont pas complètement à l'aise avec ces questions de corruption.

Mon propos n'est pas véritablement en lien avec le sujet très précis de l'ingérence étrangère : pour la corruption d'agents français par des puissances étrangères, il n'y avait pas besoin de loi Sapin 2.

Par définition, tout est perfectible. Il est certainement possible de faire des propositions sur des questions de détails. Un travail de grande qualité avait été réalisé par une mission au sein de l'Assemblée. Je n'étais pas d'accord avec toutes les propositions qui ont ensuite donné lieu à une proposition de loi du député Gauvain, mais il existe de nombreuses propositions relativement précises pour améliorer le dispositif.

Ma principale préoccupation serait que les services du PNF ou de police judiciaire affectés à ce sujet aient les moyens de faire leur travail. Il s'agit du problème plus général des moyens de la justice et de la police judiciaire pour repérer et ensuite poursuivre le mieux possible les délits, particulièrement ceux de cette nature.

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