La menace étant globale, la France y est exposée de la même façon que les autres pays européens. S'agissant de la capture des élites, par exemple, un ancien Premier ministre français est parti travailler pour le compte d'une entreprise énergétique russe, mais un ancien ministre socialiste, M. Le Guen a également été embauché par Huawei. Les autres pays européens font face à des pratiques similaires.
En France, nous faisons également face aux cyberattaques et aux opérations des fermes à trolls. Nous subissons en outre des attaques de nos troupes en opérations extérieures, principalement au Mali avec le groupe Wagner de Prigojine. En dehors de cela, nous sommes confrontés aux mêmes types de menace.
S'agissant de notre réaction à ces ingérences, le personnel politique a longtemps minoré les risques, alors que les services de sécurité et les responsables des administrations ont assez rapidement compris le danger et la nécessité de développer des structures capables de répondre aux menaces. Sur ce point la France n'est pas le pays le moins bien doté de l'Union européenne, ni celui qui prend la menace le moins au sérieux.
Notre capacité de réaction est sans doute largement liée à la tradition de l'État français, qui a toujours considéré les questions de sécurité comme centrales. Je ne peux pas vous révéler ce qui nous a été expliqué à huis clos, s'agissant notamment du fonctionnement de nos institutions, mais je peux vous dire qu'il ressort de nos auditions que les services français ne sont pas du tout les moins préparés si on les compare aux structures similaires à l'étranger – ou, lorsqu'elles n'existent pas, aux instances qui essaient de s'approcher de celles que nous avons nous-mêmes mises en place.
Les questionnements sont plutôt d'ordre politique. Quelle a été la répercussion politique des alertes émises par les services de sécurité et les institutions spécialisées ? En d'autres termes, quel prix politique les assaillants de nos institutions ont-ils payé ? Les autorités françaises ont-elles été à la hauteur ? Personnellement je trouve que l'on a traité ces affaires avec beaucoup trop de légèreté.
Certains pays ont beaucoup à nous apprendre. Vous avez mentionné l'Australie, où nous nous sommes rendus. Sur le plan législatif, ce pays a été un laboratoire car la principale menace à laquelle il faisait face, celle du gouvernement chinois, était devenue telle qu'un consensus a émergé au sein de la classe politique australienne pour changer la législation. Il est encore trop tôt pour juger des conséquences concrètes de ces modifications législatives ; ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu une prise de conscience et que de nouvelles lois ont été longuement examinées et adoptées.
Si nous déplorons un nombre élevé d'attaques contre notre pays, Taïwan en subit bien davantage, et quotidiennement. Les autorités ont fait le choix d'y répondre par la démocratie, en mettant au point de très intéressants processus démocratiques et de coopération avec la société civile. J'encourage toujours mes interlocuteurs à développer les échanges avec Taipei car l'exemple taïwanais est de loin, parmi tous ceux que la commission spéciale a eu à examiner, le plus impressionnant. Je ne suis évidemment pas maître de votre agenda, mais je vous invite à échanger avec Mme Audrey Tang, la ministre taïwanaise chargée des affaires numériques. Le rapport à la démocratie numérique développé dans ce pays est vraiment très impressionnant, et la lutte menée contre les campagnes de manipulation de l'information y est beaucoup plus efficace que toutes les actions conduites jusqu'à présent à l'échelle européenne ou française.
Au sein même de l'Union européenne, certains pays ont pris une avance particulière dans ce domaine. C'est notamment le cas de l'Estonie, dont les autorités nous avaient alertés dès 2007 sur les risques de cyberattaques et d'attaques virtuelles contre les infrastructures. Nous ne les avions absolument pas crues, pensant que les Estoniens étaient obsédés tant par leur expérience passée avec la Russie que par le sujet du numérique. Nous considérions que les attaques virtuelles n'étaient pas très importantes, alors même que l'Estonie analysait, dénonçait et expérimentait précisément la guerre du futur.
Si nous ne sommes nullement les plus mal dotés en termes de capacité institutionnelle pour réagir à la menace – d'autres, en Europe, sont en effet bien plus faibles –, nous ne sommes pas non plus à l'avant-garde de cette lutte, en particulier sur les manipulations de l'information.