Pendant de trop longues années, nos gouvernants et nos élites ont fait preuve de naïveté, d'indolence ou de légèreté sur les attaques et les menaces qui pesaient sur notre souveraineté. Pendant trop longtemps, nous avons ainsi laissé des régimes étrangers s'ingérer au cœur même des démocraties européennes. Dès le premier jour de mon mandat, en 2019, j'ai proposé la création de cette commission qui a été conçue pour rompre avec une telle attitude. Je ne supportais plus la surprise, réelle ou feinte, de retrouver, derrière des événements politiques majeurs, la main du régime russe, que ce soit lors du référendum pour le Brexit en 2016, durant les élections présidentielles américaines de 2016 et française de 2017 – cette dernière ayant été marquée par les « Macron Leaks », consécutifs au piratage de l'équipe de campagne d'Emmanuel Macron. Cette naïveté, cette indolence, cette légèreté mettaient en danger nos processus démocratiques. En entrant au Parlement européen, je désirais soutenir une approche systémique de ces menaces, pour que nous ne soyons plus pris de court par l'ingérence d'une puissance étrangère dans nos processus, y compris électoraux.
La commission spéciale du Parlement européen sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne a été créée le 23 septembre 2020 sur le fondement d'une résolution adoptée en séance plénière le 18 juin de la même année. Nous avons auditionné plus de 150 experts, tant en public qu'à huis clos, et multiplié les missions de terrain, nous rendant en Ukraine, à Taïwan ainsi qu'en Australie, pour comprendre comment d'autres démocraties faisaient face aux ingérences étrangères. Nous nous sommes aussi rendus à Paris pour rencontrer des personnes que vous avez auditionnées, en particulier le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale M. Bouillon, et le directeur du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) M. Ferriol. Nous avons multiplié les missions dans les pays européens afin d'étudier la nature des menaces auxquelles ils ont eu à faire face et la façon dont ils y ont répondu. Notre premier rapport, adopté le 9 mars 2022 à une large majorité, a ainsi dressé un premier diagnostic global de l'état de la menace.
Nous en avons conclu à l'existence de deux types de puissances d'ingérence au sein de nos démocraties. Les pays appartenant à la première catégorie organisent la continuation de leurs opérations d'influence dans le but d'améliorer, de manière licite ou illicite, leur image. Le Qatargate et la caviar diplomacy de l'Azerbaïdjan, qui visaient respectivement le Parlement européen et le Conseil de l'Europe, en constituent deux exemples.
Par des moyens de corruption, ces puissances cherchent à empêcher toute expression sur certains sujets, comme la dénonciation par le Parlement européen des violations des droits humains au Qatar, lequel s'est affairé à bloquer les résolutions relatives à la Coupe du monde et à accélérer le processus de ratification des accords d'aviation. Le Maroc a agi d'une manière similaire lors de la signature des accords de pêche avec l'Union européenne ; l'Azerbaïdjan, quant à lui, cherchait à empêcher le vote, par le Conseil de l'Europe, d'un rapport relatif au traitement de ses prisonniers politiques.
Dans ces différents cas, l'État concerné souhaitait que l'on ait une image positive de sa politique ou de l'état de sa société.
L'autre type d'ingérence, plus récent, vise à déstabiliser nos démocraties. Il est principalement l'œuvre du régime russe, qui y recourt depuis de longues années. Le but n'est plus seulement de parler en bien de la Russie ou d'omettre la dénonciation de certains des crimes commis par son régime, mais de déstabiliser nos propres régimes et de semer le chaos dans nos sociétés. Cette stratégie, clairement exposée par M. Sourkov, ne vise pas à nous faire croire ce que dit le régime russe, mais à nous détourner des versions officielles diffusées par les démocraties européennes.
Les méthodes utilisées à cette fin sont multiples. L' Internet Research Agency, créée par M. Prigojine à Moscou, est en sans doute le cas le plus emblématique : il s'agit pour elle de manipuler l'information grâce à une immense ferme à trolls, laquelle diffuse des fake news pour polariser le débat public dans nos sociétés. Ainsi, les trolls de M. Prigojine soutiennent à la fois, aux États-Unis, des hashtags aussi opposés que #BlackLivesMatter et #AllLivesMatter ou #BlueLivresMatter ; en Espagne, ils appuient simultanément la cause des indépendantistes catalans et celle des nationalistes castillans de Vox. Leur but n'est pas de diffuser un message mais de semer le chaos en polarisant l'opinion.
Le recours aux cyberattaques par ces puissances rapproche la guerre hybride de la guerre réelle. Ces attaques, dont nous avons fait l'expérience au Parlement européen tout comme vous à l'Assemblée nationale, prennent les institutions pour cible après le vote d'une résolution, qu'il s'agisse, en ce qui vous concerne, de reconnaître l'Holodomor comme génocide ou, dans notre cas, de déclarer la Russie comme État soutenant le terrorisme et de qualifier le groupe Wagner d'organisation terroriste.
Ces agressions visent aussi des infrastructures civiles, comme les hôpitaux. Le cas du centre hospitalier de Corbeil-Essonnes a défrayé la chronique puisque le fonctionnement de cet établissement a été paralysé pendant plusieurs mois, les médecins ne pouvant plus accéder aux dossiers des malades. En pleine pandémie, l'Agence européenne des médicaments a aussi fait l'objet d'une attaque par des hackers russes.
Les cyberattaques sont souvent le fait de groupes liés à la direction générale des renseignements (GRU) de la Russie, de sorte que les ingérences entrent dans le champ de la guerre hybride. La différence, constitutive de notre analyse du monde, entre état de paix et état de guerre s'en trouve ainsi effacée. Comment qualifier nos relations avec un régime qui attaque nos hôpitaux en pleine pandémie ? Un tel acte nous place-t-il dans une situation de paix ou de guerre ? Il ne s'agit pas d'une guerre au sens classique du terme dans la mesure où les troupes ne s'affrontent pas militairement, mais on ne peut pas non plus parler d'un état de paix, dans lequel les relations s'inscrivent dans un cadre diplomatique.
La guerre hybride efface également la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, et le financement des partis politiques en fournit une bonne illustration. En Russie, le système construit autour de Vladimir Poutine reverse son argent au profit d'organisations participant à la vie publique de nos pays. Le financement peut être légal, avec des prêts – à l'instar de celui consenti par la First Czech Russian Bank au Front national –, ou bien illégal, par l'abondement de comptes de micropartis à travers des structures très complexes – et là, les choses sont bien plus difficiles à prouver puisque les informations, par définition, ne sont pas publiques.
Nous avons ainsi examiné les sources de financement de la campagne « Vote Leave » lors du Brexit, en particulier le cas Arron Banks, mais nous n'avons pas encore de réponse. Plus grand donateur de l'histoire de la vie politique anglaise, Arron Banks a financé à hauteur de plus de 9 millions de livres sterling la campagne du Brexit sans que nous n'arrivions à identifier avec certitude la provenance des fonds à l'origine de ce don. Par conséquent, l'entrelacement de structures opaques permet d'exercer une influence légale fondée sur des opérations couvertes.
La méthode dite de « capture des élites », utilisée par les régimes chinois, russe et qatarien, consiste pour eux à se faire pourvoyeurs de retraites dorées versées à d'anciens dirigeants très puissants. Gerhard Schröder en constitue l'exemple symbolique. L'Allemagne a choisi une politique énergétique qui favorisait Gazprom et le régime russe, rendant ce pays, et avec lui toute l'Europe, dépendant de la Russie. Tout gouvernement a le droit de décider de sa politique énergétique, bien entendu, mais les individus à l'origine de la sortie du nucléaire au profit du gaz russe, qui ont décidé d'interdire les terminaux méthaniers en Allemagne et ainsi privé le pays d'autres sources de gaz, ont ensuite été embauchés par Gazprom, principal bénéficiaire de cette décision. Outre Gerhrard Schröder, Marion Scheller, qui était chargée des fonds de la transition énergétique au sein du ministère de l'économie allemand, est devenue dès la fin de son mandat la chief lobbyist pour l'Europe de la société russe.
Il s'agit certes de cas paroxystiques, mais nous en avons répertorié des dizaines d'autres dans presque toutes les démocraties et familles politiques européennes. En Autriche, l'un des pays les plus concernés, tous les chanceliers, qu'ils appartiennent au camp conservateur ou à la gauche, terminent leur carrière dans des fonds ou des entreprises énergétiques russes ou chinois. Lorsque ces gens étaient aux responsabilités et prenaient des décisions, pour qui travaillaient-ils réellement ? De cette question, vertigineuse, résulte une forte suspicion qui remet en cause l'intégrité des processus démocratiques.
Le régime chinois, lui, investit régulièrement dans les secteurs stratégiques afin de mettre nos pays en situation de dépendance dans les domaines les plus importants pour la souveraineté. De ce point de vue, nos autorités ont longtemps fait preuve d'une immense naïveté ; et même si les choses commencent à changer, avec des textes européens relatifs au screening des investissements dans les secteurs stratégiques, les entreprises chinoises, directement liées au régime de Pékin – leur structure de propriété menant très souvent au complexe militaro-industriel chinois –, continuent d'investir sur le sol européen. En outre elles doivent obéir au gouvernement en vertu de la loi sur la sécurité nationale qui permet au Parti communiste chinois d'obtenir les renseignements qu'il souhaite auprès d'elles.
La commission INGE 2 a étudié le cas de l'entreprise française Nuctech, qui opère dans de nombreux aéroports – Bordeaux, Brest, Quimper, Toulouse, Strasbourg –, mais qui est liée d'une façon indissociable au régime et au complexe militaro-industriel chinois. Nous discutons en ce moment d'une interdiction de sa participation aux appels d'offres en matière de contrôles douaniers. La présence de ce genre d'entreprises dans des secteurs aussi stratégiques – y compris, d'ailleurs, dans celui de la sécurité du Parlement européen – rend nos institutions très vulnérables.
L'entreprise Cosco Shipping, pareillement liée au régime chinois, investit dans presque tous les ports européens ; lorsque la Grèce était contrainte d'appliquer une politique d'austérité, le gouvernement hellène a été poussé à lui vendre le port du Pirée. Ce précédent a ouvert une boîte de Pandore, Cosco ayant investi ensuite dans de nombreux ports européens alors même que ses liens avec le régime chinois sont avérés.
Ces pays utilisent différentes méthodes, lesquelles conduisent toutes à un affaiblissement de notre souveraineté. Le premier rôle des institutions est de garantir l'intégrité des processus politiques et démocratiques des sociétés dont elles ont la responsabilité ; or, sur ce plan, nous avons longtemps failli.
La commission que je préside est ainsi chargée d'analyser les conséquences du Qatargate, ce scandale de corruption ayant révélé des failles dans les processus du Parlement européen et, au-delà, dans la protection des institutions européennes. Elle œuvre dans ce cadre à l'élaboration d'un rapport consacré aux réformes nécessaires pour garantir la transparence, la sécurité et l'intégrité des processus démocratiques européens.
Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les ingérences qatariennes sont réservées aux institutions européennes : comme les Français le savent bien, Paris en a été un haut lieu. Un ancien ambassadeur du Qatar se plaignait ainsi de ce que la classe politique française considérait son ambassade comme un « distributeur de billets de 500 euros » – selon des propos rapportés dans un ouvrage qui a fait grand bruit en France.
Ces questions occuperont nos prochains et travaux, et nous voterons le rapport en séance plénière au mois de juillet.
L'étude des ingérences, notamment russes, nous a fait comprendre que la guerre en Ukraine qui bouleverse l'Europe depuis le 24 février 2022 débute en réalité avant cette date et qu'elle dépasse les frontières ukrainiennes. Avec le régime de Vladimir Poutine, nous n'analysons pas notre rapport à un pouvoir étranger quelconque mais à une puissance qui a fait de la conflictualité à notre égard un élément fondateur de son existence. Cette confrontation, à la fois globale et interne à nos sociétés, est d'un genre nouveau, et elle concerne tant nos travaux que les vôtres.
Il n'existe plus de distinction nette entre relations internationales et affaires intérieures. Avant que ne soit créée notre commission, le Parlement européen, et c'est bien toute la question de la réforme des institutions européennes, se trouvait dans une sorte de trou noir, le périmètre de notre commission ne recouvrant ni celui des affaires internationales, ni celui de la politique intérieure : il est à l'intersection des deux. Et nous entrons dans une période où une telle distinction aura de moins en moins de sens. Cette situation nouvelle, plus conflictuelle et violente que ce à quoi nos élites nous avaient formés, confirme que la « fin de l'histoire », mythe dominant des années 2000 et 2010, était une illusion. Le fait que notre commission ait été prolongée traduit la volonté, de la part du Parlement européen, de s'emparer de ces sujets de façon pérenne.