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Intervention de Johanne Peyre

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Johanne Peyre, présidente de l'Autorité polynésienne de la concurrence :

Je tiens tout d'abord à vous remercier de l'occasion offerte à l'Autorité polynésienne de la concurrence de participer à votre commission sur un sujet qui est, à nos yeux, d'importance capitale.

J'ai effectivement été directrice juridique de la concurrence pour GSK. J'étais auparavant avocate spécialisée en droit de la concurrence. J'ai pris mes fonctions de présidente de l'APC il y a un peu moins de deux ans.

L'APC est une autorité administrative indépendante, structurée selon un modèle classique que l'on retrouve à l'Autorité de la concurrence de la métropole, mais également à l'Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie.

Nous sommes une petite équipe, d'une dizaine de personnes. L'APC se compose d'un service d'instruction, d'un collège, qui est l'organe de décision, ainsi que d'un service de la présidence comportant un bureau de la procédure, qui fait office de secrétariat et de greffe de notre autorité.

La Polynésie française est régie par un droit qui lui est propre. Le code polynésien de la concurrence est distinct du droit national, mais ses dispositions sont très similaires. Nos décisions sont susceptibles de recours devant des juridictions françaises, notamment devant la cour d'appel de Paris. De ce fait, nous nous référons fréquemment à la jurisprudence de l'Autorité de la concurrence nationale.

Nos missions sont similaires à celles des autorités de la concurrence de métropole et de Nouvelle-Calédonie : nous assurons le contrôle des pratiques anticoncurrentielles, que nous détectons et pouvons sanctionner, ainsi que le contrôle des concentrations. Nous avons également un rôle consultatif.

Les autorités de la concurrence de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie remplissent aussi une mission particulière que n'exerce pas l'Autorité de la concurrence nationale, à savoir le contrôle des aménagements commerciaux. Il s'agit d'un instrument préventif intéressant, car les petites économies insulaires ont tendance à être très concentrées. Ce contrôle des concentrations permet de faire de la prévention au niveau macro des entreprises et de préserver un fonctionnement concurrentiel des zones de chalandise. Il porte sur tout ce qui a trait à l'implantation de surfaces commerciales, aux changements d'enseignes et à l'accroissement des surfaces commerciales de plus de 300 mètres carrés.

Le droit de la consommation est réservé à la direction générale des affaires économiques (DGAE), qui agit un peu comme la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en métropole.

Notre action porte uniquement sur les marchés ouverts à la concurrence, sachant que des barrières réglementaires, qui viennent limiter la concurrence dans différents secteurs, sont susceptibles d'avoir une incidence sur les prix.

Je sais que vous avez déjà évoqué les barrières classiques au cours de vos précédentes auditions. Les barrières tarifaires, à savoir la perception de droits et de taxes à l'importation – de l'ordre d'une vingtaine –, représentent près de 30 % du montant cadre des importations. Je pense aussi à la taxe de développement local (TDL), l'équivalent polynésien de l'octroi de mer applicable dans les départements et régions d'outre-mer (DROM). Il existe également des barrières non tarifaires, parmi lesquelles des interdictions d'importation, des quotas, notamment en matière agricole, une réglementation des prix, ou encore une défiscalisation locale qui bénéficie de manière privilégiée à des acteurs déjà puissants, parfois au détriment de nouveaux entrants. En outre, une restriction des investissements directs étrangers limite l'entrée de nouveaux opérateurs ou producteurs sur le marché. Enfin, des règles sanitaires classiques s'appliquent : l'étiquetage en langue française est obligatoire tandis que les normes sanitaires sont similaires à celles de l'Union européenne.

L'action de l'APC s'insère dans l'économie de la Polynésie française. Aussi souhaiterai-je, à partir du constat de ce qu'est l'économie polynésienne, exposer son incidence en termes d'analyse concurrentielle.

L'économie de la Polynésie est un archétype d'une petite économie soumise aux mêmes contraintes que les DROM. En Polynésie, 300 000 habitants sont répartis sur plus d'une centaine d'îles, 75 % de la population étant regroupée dans les Îles du Vent, principalement à Tahiti et Moorea. La Polynésie est très éloignée des producteurs internationaux. Comme dans toutes les petites économies insulaires, on observe un degré très élevé de concentration des opérateurs économiques. C'est un phénomène fréquent dans les économies de cette taille, où seul un nombre restreint d'acteurs économiques peuvent véritablement opérer de manière efficace. Par voie de conséquence, cela réduit la concurrence.

On observe également un degré élevé de concentration par agrégat : un nombre limité d'acteurs contrôlent une large part de l'économie locale au travers de holdings actives dans les différents secteurs de l'économie.

La concentration permet aux acteurs économiques d'être plus efficaces. Dans une économie de taille restreinte, certains degrés de concentration sont nécessaires pour réaliser des économies d'échelle. Cela peut présenter des aspects bénéfiques, à condition qu'elles se répercutent ensuite sur le prix de vente ou sur la qualité des produits offerts au consommateur. Il faut éviter que ces économies d'échelle se traduisent par un accroissement des marges des différents acteurs économiques. Souvent, le même acteur est importateur, centrale d'achat et distributeur. Le principal levier d'action de l'APC consiste à ouvrir davantage les différents marchés à la concurrence. En augmentant la pression concurrentielle sur les entreprises, les fournisseurs et les importateurs, ceux-ci seront incités à baisser leurs prix ou à proposer des produits de meilleure qualité.

Il faut toutefois veiller à ne pas franchir un seuil de concentration qui renforcerait un pouvoir de marché déjà très présent. Si la concentration dépassait un certain plafond, à déterminer au cas par cas, les opérateurs seraient affranchis de toute pression concurrentielle et nous serions confrontés à un risque de hausse des prix, de baisse de la qualité et de baisse du choix, ce qui découragerait toute innovation. Cela créerait une sorte de phénomène de rente.

Cela rend le processus décisionnel de notre autorité plus complexe. Dans une économie de ce type, le droit de la concurrence ne peut être appliqué comme il l'est dans une économie plus mature, comme celle de la métropole. En contrôle préventif, l'Autorité de la concurrence cherche généralement à éviter de créer ou de renforcer une position dominante – je rappelle que la position dominante est autorisée ; ce qui n'est pas permis, c'est d'en abuser, même lorsqu'elle a été acquise par le mérite. Ainsi, nous pouvons soit interdire une concentration ou un aménagement commercial, soit l'accepter sous réserve de la cession d'un actif ou de certains engagements – de non-discrimination, par exemple.

La difficulté est de réussir, en amont, à déterminer si l'opérateur est dominant. Nous prenons en compte de nombreux critères économiques. Le plus souvent, les autorités de la concurrence se réfèrent à un seuil en parts de marché : dans les économies matures, on estime ainsi généralement qu'à partir de 30 % ou 50 % de parts de marché, selon les juridictions, il y a présomption de concurrence. Nous considérons que, dans des petites économies, ce seuil devrait être plus bas : dans la mesure où les barrières à l'entrée sont plus élevées, l'opérateur dominant est moins contraint par des entrants potentiels à adopter les bons comportements. Il subit moins de pression et redoute moins que de nouvelles entreprises viennent le concurrencer sur ses marchés. En outre, la concurrence étant généralement très fragmentée, de gros acteurs sont implantés sur chacun des secteurs tandis que de petits acteurs détiennent des parts de marché significativement plus réduites. Cette fragmentation des opérateurs concurrents renforce le pouvoir de marché de l'opérateur dominant dans le secteur.

Notre défi est de rester sur une ligne de crête en matière de contrôle des concentrations. Il faut, d'un côté, veiller à ne pas être trop restrictif, à ne pas bloquer une opération qui pourrait présenter des aspects proconcurrentiels et favoriser des économies d'échelle qui se répercuteraient sur les prix payés par le consommateur ; de l'autre, veiller à ne pas autoriser une opération qui restreindrait la concurrence ou renforcerait le pouvoir de marché d'un opérateur.

Cette dernière situation est la plus dommageable. En effet, si nous autorisons une opération qui n'aurait pas dû l'être parce que le pouvoir de marché s'en trouve renforcé, la correction des effets négatifs du renforcement de position dominante devient bien plus compliquée, car ces marchés restreints n'ont pas un pouvoir d'autocorrection. Autrement dit, ils ne se régulent pas par eux-mêmes. Les seuls outils dont dispose l'autorité de la concurrence sont le repérage et la sanction des pratiques anticoncurrentielles par le biais des procédures classiques, pour entente ou abus de position dominante. Cela nécessite un temps long – au moins deux ans. En outre, la mission est plus complexe, car le standard de preuve est très élevé et, même si nous prenons une décision qui pourrait remédier à certains comportements, le mal est déjà fait. Mieux vaut disposer d'outils de prévention adaptés et plus étoffés que de s'appuyer sur des sanctions et un contrôle ex post.

S'agissant des outils préventifs, nous manquons de ressources. Nous n'avons pas encore eu les moyens de procéder à une analyse économique rigoureuse. Ce sera peut-être du cas par cas, mais peut-être pourrions-nous déjà parvenir à établir une méthodologie économique pour nous aider dans l'analyse concurrentielle et réussir à déterminer, en fonction des caractéristiques de l'économie polynésienne et de chaque secteur, le fameux seuil, en parts de marché, à partir duquel on peut considérer qu'il y a une présomption de position dominante.

Nous aimerions pouvoir nous appuyer sur une méthodologie sérieuse et étayée. Il serait très utile de créer un groupe de travail sur l'outre-mer, peut-être chapeauté par l'Autorité de la concurrence nationale, composé d'économistes qui pourraient travailler sur ces sujets avec nous et avec les DROM – nous sommes confrontés à des problèmes similaires, en termes de structures ou de barrières réglementaires, par exemple.

Ces économies particulières se caractérisent par de nombreux oligopoles, qui facilitent une coordination tacite : les acteurs alignent leur comportement sans avoir besoin d'un accord formel, voire informel. Cela rend la détection des pratiques illicites très difficile car nous avons du mal à prouver qu'il y a eu coordination.

De manière assez classique également, les liens sociaux entre acteurs économiques, politiques et autres sont très importants. Les intérêts croisés de nombreuses entreprises et de gros acteurs économiques dans des marchés connexes, via des holdings, rendent les outils classiques de contrôle ex post inopérants. Le programme de clémence qui fonctionne pour des autorités de la concurrence plus matures, comme l'Autorité de la concurrence nationale, et qui incite les opérateurs victimes de pratiques anticoncurrentielles à dénoncer ces dernières, ne fonctionne pas en Polynésie française. La solution serait de renforcer la coopération avec certains services du pays – nous l'avons déjà engagée avec la DGAE – pour recevoir plus de signalements de suspicion ou d'indices de pratiques anticoncurrentielles.

Un argument qui nous est fréquemment opposé par les acteurs économiques est que, dans ces économies restreintes, il n'y a de la place que pour un seul opérateur. Or nous disposons aujourd'hui du recul suffisant pour observer qu'y compris dans ces économies, le maintien de l'ouverture à la concurrence est un facteur de baisse des prix. L'APC a déjà rencontré quelques succès, même si, créée en 2016, elle est une autorité très jeune compte tenu du temps de montée en puissance.

Nous avons observé ce phénomène de baisse de prix consécutif à l'ouverture à la concurrence des secteurs du transport aérien international, du transport aérien domestique et de la téléphonie. Ces phénomènes ont également été observés chez nos voisins du Pacifique, en Papouasie et en Nouvelle-Guinée qui, pour ce qui est de la téléphonie, sont passés comme nous d'un opérateur à trois. Nous échangeons avec nos voisins des Fidji, de Papouasie, de Nouvelle-Calédonie, de Nouvelle-Zélande et d'Australie, pour connaître leurs réponses et savoir ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, à travers un réseau de coopération des autorités de la concurrence du Pacifique auquel est associée l'Autorité de la concurrence de métropole qui, dans la zone, a juridiction sur Wallis-et-Futuna.

Je pourrais revenir sur les différents avis rendus par l'APC, notamment sur un avis de 2019 relatif aux mécanismes d'importation, mais vous l'avez sans doute déjà à votre disposition.

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