Intervention de Sébastien Lecornu

Réunion du mercredi 5 avril 2023 à 11h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Sébastien Lecornu, ministre des Armées :

Il est d'abord bon de rappeler que si certaines contraintes se sont imposées à nous, cette LPM découle de choix politiques : ils définissent notre modèle d'armée, notre relation à l'exportation d'armes, notre conception de la dissuasion nucléaire, nos alliances militaires et la relation que nous entretenons avec nos industriels afin de garantir notre souveraineté.

Monsieur le président, je vous ai informé que je me tenais à votre disposition lors de la rédaction de la LPM afin d'envisager les meilleurs dispositifs pour associer le Parlement à sa conduite. Le texte s'inspire ainsi des mécanismes que vous aviez introduits lors du précédent texte. En effet, la situation géopolitique – la guerre en Ukraine, l'inflation, les préoccupations opérationnelles – rend difficile le vote d'une loi figée pour les cinq prochaines années. Certes, les lois de finances sont les seules qui ouvrent les autorisations d'engagement et les crédits de paiement. Cependant, en amont de ces dernières, il nous faut imaginer des mises à jour annuelles – outre la grande revoyure avant l'élection présidentielle de 2027.

J'en viens à la méthode de construction de la LPM. Je tiens à remercier l'ensemble des états-majors pour le travail intense qu'ils ont mené, et qui nous a collectivement enjoint à faire preuve d'humilité : en effet, il nous a fallu évaluer honnêtement ce que nous serions capables de réaliser et reconnaître nos fragilités. La tâche était inédite : ces vingt dernières années, les lois de programmation militaires ont surtout consisté à réviser les courbes à la baisse et à suivre le format d'armée qu'elles induisaient. L'exercice a cette fois été différent ; sans cela, le montant n'aurait pas atteint 413 milliards. Nous avons voulu procéder à un examen clinique et technique de nos capacités actuelles et à venir.

Je remercie les parlementaires qui se sont mobilisés dans ce cadre, dont les nombreux rapports ont largement inspiré mes équipes. J'ai également examiné les programmes électoraux des candidats à l'élection présidentielle, qui, malgré des points de clivage importants, convergeaient à plusieurs égards.

La LPM s'appuie sur un bel héritage. Notre armée est ancienne. Notre génération de responsables politiques et militaires n'élabore pas ses programmes à partir d'une page blanche. Cela ne signifie pas que tout l'existant doive être conservé ; mais la LPM a également vocation à consolider certains fondamentaux pour l'avenir. Sans cela, nos propos sur les sauts technologiques et les menaces de demain ne seraient pas crédibles.

Il s'agit donc d'une LPM de poursuite de la réparation et de transformation. À ce titre, il faut être conscient de l'inertie qui sépare le déclenchement des programmes et le moment où leurs résultats deviennent visibles. Dans trois domaines, notamment, nous devons continuer nos efforts de réparation.

D'abord, la LPM consacre 16 milliards d'euros – contre 12 milliards sur la période précédente – à l'amélioration des projets d'infrastructures, qu'elles soient purement militaires ou non. Leur état reste en effet problématique, et les passoires énergétiques sont encore trop nombreuses.

Le maintien en condition opérationnelle (MCO) est aussi l'un des enjeux majeurs de la LPM. Il est toutefois nécessaire d'imposer une limite à cet objectif budgétaire, afin que le coût d'entretien du matériel n'excède pas démesurément les prix d'acquisition initiaux.

Enfin, le budget consacré au stock de munitions augmente de 45 % par rapport à la précédente LPM – qui était elle-même en augmentation – portant l'effort à 16 milliards sur la période. Il garantit une visibilité inédite sur les munitions tant complexes que non complexes.

La LPM consacre notre armée comme armée d'emploi. Ce n'est pas le cas de toutes les armées européennes. En découlent des enjeux d'emploi et de fidélisation ; et là encore, la militarité doit se défendre. Un chantier indiciaire sera prochainement lancé en lien avec le Conseil supérieur de la fonction militaire (CFSM). Par ailleurs, sur le volet indemnitaire, la LPM verra les effets se déployer pleinement puisque le dernier volet de la NPRM sera effectif à compter du 1er octobre 2023. Au total, ce sont 500 M€ qui devraient contribuer à la fidélisation des militaires à compter de 2024. La masse salariale du ministère des armées s'établit à 98 milliards d'euros, soit une augmentation de 12 % par rapport aux 87 milliards de la précédente LPM. Elle intègre les revalorisations de point d'indice récemment adoptées. La LPM s'inscrit dans un schéma d'emploi identique à celui de la précédente, avec une cible de 275 000 militaires et civils – soit une promesse d'augmentation de 6 300 ETP – pour un total d'environ 890 millions d'euros.

Vous retrouverez dans la LPM vos propositions sur l'accompagnement des soldats tués et blessés ainsi que de leur famille. Elle prévoit 170 millions de mesures nouvelles pour mieux réparer, simplifier et dématérialiser les démarches. C'est la première fois qu'une somme spécifique est consacrée à leur administration. Par ailleurs, le texte propose plusieurs modifications normatives, dont l'une très importante : la réparation intégrale et l'inversion de la charge de la preuve au bénéfice du militaire et de sa famille. De même, nous avons corrigé l'abomination administrative que représentait la réclamation par l'administration du trop-perçu des familles de soldats morts pour la France, lorsque le décès était survenu en cours de mois.

Les sommes dédiées au plan « famille » sont en augmentation : 750M€ dédiés intégralement à l'accompagnement des militaires et leur famille pour compenser les absences opérationnelles et les mobilités. Cet effort sera démultiplié avec les collectivités territoriales qui seront sollicitées et associées à nos actions. S'agissant des réservistes, la LPM intègre les mesures que vous aviez suggérées sur la simplification des démarches, l'intégration dans l'active et l'évolution des critères d'aptitude physique et d'âge, afin d'atteindre notre cible 1 réserviste pour 2 militaires d'active en 2035. '

Outre l'humain et les forces morales, notre héritage repose aussi sur notre dissuasion nucléaire. La dissuasion n'est pas que le déploiement de moyens techniques, mais elle s'appuie sur des filières humaines spécifiques. Elle est l'un des exemples du savoir-faire français : nous construisons nos propres chaufferies nucléaires pour les sous-marins et le porte-avions, et nos programmes assurent la robustesse de notre dissuasion. En effet, la France la met en œuvre de manière entièrement autonome. La dissuasion représente de l'ordre de 13 % de l'enveloppe globale de la LPM – un pourcentage similaire au précédent texte. Toutefois, la LPM intègre les enjeux de la dissuasion du futur. Nous vivons sur la dissuasion nucléaire que nos anciens nous ont léguée il y a quinze ou vingt ans : aussi les choix que nous nous apprêtons à faire auront-ils un impact, tant pour les vecteurs que pour les missiles, sur les différents programmes associés pour les temps à venir.

C'est à partir de cette dissuasion qu'il faut interroger notre modèle de sécurité globale. La dissuasion défend et protège nos intérêts vitaux d'agressions étatiques. Plusieurs menaces spécifiques doivent être examinées. Il est urgent que nous modernisions et durcissions notre défense sol-air à tous les niveaux – depuis les menaces sur le haut du spectre jusqu'à la lutte contre la menace anti-drones. Les Jeux olympiques exigeront une vigilance particulière, dans un contexte où le terrorisme semble absent du débat public, quand la menace est toujours présente et hybride.

Un total de 5 milliards d'euros sera investi sur la période 2024 – 2030 pour le renforcement du segment sol et surface-air. Cette augmentation de 300 % est justifiée par les progrès d'ampleur que nous devons accomplir dans ce domaine : le système SAMP/T doit être renouvelé, nos stocks de missiles ne sont parfois pas suffisamment dotés, et nos plans de montée en capacité de lutte antidrones actuels manquent de robustesse.

La LPM porte une attention particulière aux outre-mer. S'ils ne sont pas détachés du territoire national, ces territoires font l'objet de menaces spécifiques liées à leur environnement régional, leur exposition au réchauffement climatique et les risques régaliens très variables auxquels ils sont exposés. Il ne faut pas oublier la tyrannie des distances : la superficie de la Guyane est similaire à celle du Portugal, la Polynésie française à l'Europe, la Nouvelle-Calédonie à l'Autriche. Alors que nous devons répondre à ces défis, les outre-mer ont parfois fait l'objet de rabots budgétaires importants. Les outre-mer sont encore plus vulnérables à l'hybridité de la menace, tandis que les risques liés aux flux migratoires, aux sabotages de câbles sous-marins ou aux dénis d'accès de routes maritimes restent préoccupants.

Nous proposons également de durcir fortement notre posture dans l'espace, qui se militarise de plus en plus et dont plusieurs grandes puissances entendent faire un champ de compétition. Tous les candidats à la présidentielle avaient d'ailleurs senti l'urgence de développer une ambition autour du spatial. La dualité est souvent caractéristique des projets dans ce domaine. La LPM consacre 6 milliards aux projets purement militaires, tels que Yoda, Iris ou Céleste, soit une augmentation de 45 %, à la hauteur de nos ambitions – bien que la direction du renseignement militaire ait déjà accompli des efforts spectaculaires ces dernières années. Cette stratégie de souveraineté est clé pour garantir l'autonomie de notre compréhension du monde, nécessaire à une diplomatie éclairée.

La LPM s'est intéressée à la stratégie sur les fonds marins et à l'innovation. Le budget alloué au cyber augmente de 300 % pour atteindre 4 milliards. Toutefois, la dimension financière ne fournira qu'une partie de la réponse aux défis qui attendent notre pays dans ce domaine : elle devrait s'accompagner d'un effort particulier sur les ressources humaines.

Un budget de 5 milliards sera consacré à l'ensemble des services de renseignement dont j'assure la tutelle, soit une augmentation de 60 %.

Les forces spéciales – dont votre rapporteur est issu – sont sollicitées dans l'ensemble de notre doctrine d'emploi, y compris la dissuasion. Un effort de 2 milliards leur est dédié, dont une partie importante est allouée au matériel individuel et aux capacités de projection. Il permettra, notamment, de remédier aux problématiques liées aux hélicoptères.

Ce sont au total 5 milliards qui seront affectés aux drones et robots, soit une augmentation de 100 %.

Notre armée défend des intérêts en dehors du territoire national. Je pense notamment à l'évacuation de ressortissants français dans des pays en crise et à notre capacité à sécuriser certains espaces– comme nous le faisons en tant que nation cadre en Roumanie –, ou encore à conserver des voies maritimes ouvertes et disponibles. À cet égard, la France doit continuer à embarquer ses alliés – tant au sein qu'en dehors de l'Otan – dans ses opérations. Ce point, sans doute, est moins consensuel, puisqu'il s'appuie sur une certaine vision de notre diplomatie et du rôle de la France dans le monde.

Le rapport liste donc plusieurs objectifs de la LPM à cet égard. Le premier concerne le porte-avions, qui assure notre capacité à emmener une coalition sur les mers, particulièrement en Méditerranée et dans l'océan Indien. Les défis de sécurité que soulève l'Iran sont en effet révélateurs des problématiques futures auxquelles nous pourrons être confrontés.

Concernant l'armée de terre, nous souhaitons disposer dès 2027 d'une division à deux brigades de 10 000 à 12 000 hommes en autonomie complète, afin de former un corps d'armée en coalition d'ici 2030. Cette ambition garantira notre capacité d'endurance et de réactivité.

J'en viens aux conditions de cette transformation militaire.

La première repose sur l'imbrication de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) dans le modèle d'armée. J'ai entendu les critiques à l'encontre du budget de cette LPM : certes, il nous serait peut-être moins coûteux d'acheter du matériel aux États-Unis, à la Chine ou à la Russie, comme le suggèrent certains. Or, si un modèle autonome nécessite un budget plus important, il contribue à la croissance du PIB et à la création d'emploi. Je pense que chacun s'accordera à le reconnaître, même si le rapport aux exportations d'armes de notre BITD est – je le sais – moins consensuel.

Les comparaisons avec nos alliés le montrent bien. En effet, tous les pays de l'Otan augmentent leurs capacités d'achat d'armement, mais rarement sur les achats nationaux. En France, notre trajectoire budgétaire, notre industrie et l'export sont étroitement liés. La BITD doit donc évoluer au même rythme que les armées françaises. La LPM intègre plusieurs propositions du groupe de travail sur l'économie de guerre, comme la réquisition ou le droit de priorisation en cas de grande dégradation de notre sécurité. Nous devons garantir les prix, le respect des délais, la gestion de nos stocks et la capacité à produire en flux tendus, d'autant que ces conditions seront aussi exigées par les pays vers lesquels nous exportons. La Pologne a récemment choisi d'acheter du matériel sud-coréen en raison des délais de livraison imposés par les États-Unis, malgré la relation privilégiée qu'elle entretient avec ces derniers. Notre industrie de défense doit prendre la mesure de ce signal. En effet, l'export est nécessaire pour équilibrer notre modèle économique. En outre, comme le montre le rapport annexé, l'industrie de défense bénéficie désormais d'une meilleure visibilité.

La deuxième condition est liée aux ressources. Les armées sont conscientes de l'ampleur de l'effort demandé à la nation, et sont soucieuses de sa soutenabilité et de sa bonne compréhension.

Il en va en effet de notre devoir de proposer une trajectoire soutenable. Ce ministère est polytraumatisé par les diminutions de crédits brutales et par les promesses de correction qui ne sont jamais intervenues. L'exécution à l'euro près a été la condition sine qua non pour retrouver la confiance dans les grands programmes, dans l'activité de défense et dans la fidélisation. Je rends hommage à la manière dont Mme Parly a conduit la précédente LPM, qui a construit un socle de confiance nécessaire à la définition d'une nouvelle LPM avec des sommes plus importantes. L'éternel décalage entre des autorisations d'engagement alléchantes et des obligations de paiement trompeuses semble révolu. Le budget annuel du ministère passe ainsi de 32 milliards en 2017 à une ambition de 69 milliards en 2030. Les deux tiers de ce cheminement auront lieu sous le quinquennat d'Emmanuel Macron. Après 2027, la poursuite de la LPM dépendra de l'engagement des candidats à l'élection présidentielle à mener à bien cette trajectoire. Je m'étonne d'ailleurs des propos qu'elle suscite : parce que nous ignorons la manière dont sera conduite la LPM au terme de ce quinquennat, nous devrions précipiter dès à présent le pas de charge ? Je remarque d'ailleurs que l'on entend davantage de commentaires quand les crédits augmentent que lorsqu'ils diminuent.

Il me semble qu'il faut assumer les étalements de programmes. Nous avons veillé à l'honnêteté de cette trajectoire vis-à-vis des capacités des industriels et des opportunités à l'exportation. Lors des auditions budgétaires de l'automne dernier, plusieurs d'entre vous se sont interrogés sur les marges frictionnelles et sur les décalages : en réalité, le crédit de paiement intervient lorsque le matériel est livré. Sur le programme Scorpion, par exemple, nous avons eu un dialogue exigeant avec Nexter sur les Caesar, les Jaguar, les Serval ou les Griffon : nous avons donc dû recomposer nos programmes. Il est en effet indispensable de nous assurer de leur irréversibilité. La « scorpionisation » de l'armée de terre est en route : si vous votez cette LPM, elle sera acquise. Certains programmes basculeront après 2030 : c'est en réalité le cas de toutes les lois de programmation depuis 1960, car elles servent à mener de grands programmes pluriannuels, en obligeant les successeurs à tenir les engagements passés. Le général de Gaulle lui-même a suggéré ce principe pour contraindre Georges Pompidou à poursuivre les projets qu'il avait engagés.

L'impact de l'inflation, estimé à 30 milliards – selon les prévisions les plus pessimistes – a été intégré au budget. Il faudra toutefois actualiser régulièrement la LPM. Je reviendrai devant vous pour demander une ouverture de crédits de 1,5 milliard pour 2023, afin de faire évoluer le budget de 3 milliards à 4,5 milliards, au regard, notamment, de l'inflation. Cette méthode me semble en effet préférable à un décalage des programmes. Des achats urgents en matière de défense sol-air – notamment de VL-MICA et dans la perspective des Jeux olympiques – ne pourront attendre l'année 2024. Il faut donc considérer ces budgets annuels comme un plancher et non comme un plafond.

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