Il est évident que, pour s'en prendre à une puissance nucléaire, il faut passer par d'autres biais que par une attaque frontale – pardon d'enfoncer encore une porte ouverte. Il s'agit donc de voir quelles sont, sous la voûte nucléaire, toutes les menaces que nous pouvons connaître. À cet égard, le cyber recouvre d'importants enjeux, comme le montrent non seulement les affaires de fuites mais aussi, par exemple, les attaques visant nos hôpitaux. Il faut savoir si ces attaques cyber relèvent d'agissements crapuleux et criminels obéissant à une certaine logique, d'actions terroristes ou de l'intervention de services d'un État étranger souverain. Il faut savoir aussi quelle est notre capacité à entraver de telles attaques et à y mettre fin, et pouvoir les attribuer à un pays ou à un groupe terroriste particulier. Il faut même aller au bout de la logique et chercher à définir une légitime défense cyber. Dans ce domaine, où tous les autres pays sont en train d'élaborer leur doctrine, la France n'est pas en retard. Qui plus est, dans une démocratie, le Parlement doit s'emparer de ces questions. Il y a là, évidemment, des vulnérabilités pour l'ensemble de nos démocraties, et particulièrement pour les puissances dotées, car ces moyens permettent de contourner la voûte nucléaire pour s'en prendre à elles.
Quant aux fonds sous-marins, ils sont le théâtre de la guerre des mines ou d'actions visant à compromettre nos systèmes de câbles ou de pipelines et dont l'hybridité rend difficile de déterminer l'origine, comme on l'a vu à l'occasion de certains événements récents en Europe. Dans ce domaine aussi, le projet de loi de programmation militaire propose certaines solutions et les drones sont très précieux.
Dans le secteur spatial, le changement de génération est complet. Alors qu'on envoyait précédemment un satellite dans l'espace pour communiquer ou pour observer, certaines puissances vont désormais être capables de le faire pour détruire un autre satellite dans l'environnement spatial, tandis que d'autres encore développent des capacités qui leur permettront de détruire un satellite depuis la terre. C'est un changement complet de paradigme, dans un domaine où le droit international est en construction. Le projet de loi de programmation militaire propose une stratégie dotée de 6 milliards d'euros sur un budget total de 413 milliards. Il ne s'agit que d'une brique mais il a fallu, rappelons-le, trois lois de programmation militaire entre la première, celle de Pierre Messmer et de Michel Debré, en 1960, et le lancement, dans les années 1970, du premier sous-marin nucléaire lanceur d'engins. Prendre conscience de cette échelle de temps – même si ce n'est plus très à la mode – pousse à l'humilité devant ce que la nation française est capable de faire, avec beaucoup d'endurance et de patience. Il faudra la même patience et la même endurance dans le domaine spatial.
Nous lancerons aussi, dans le cadre de cette programmation militaire, des prototypes importants, comme le programme YODA – Yeux en orbite pour un démonstrateur agile –, c'est-à-dire des satellites souverains français capables de patrouiller dans l'espace pour voir si d'autres satellites étrangers s'approchent des nôtres et, le cas échéant, d'aveugler des satellites étrangers qui surplomberaient nos théâtres d'opérations.
Au-delà du cœur de souveraineté, qui recouvre notamment nos intérêts vitaux, il faut aussi défendre d'autres intérêts ailleurs, ce qui nous conduit à élargir le spectre pour regarder ce qui se passe ici ou là. C'est là que se pose la question de nos alliances, c'est-à-dire, d'abord, celle de savoir ce que nous voulons ou pouvons faire seuls ou à plusieurs, en fonction des zones géographiques et dans un cadre qui peut être aussi bien multilatéral – c'est le cas de l'OTAN, qui ne fait toutefois pas consensus – que bilatéral. En effet, la France, du fait de son histoire, a conclu de nombreux accords bilatéraux de défense, dont certains sont liés aux actes d'indépendance, comme dans le cas de Djibouti, tandis que d'autres sont beaucoup plus récents et participent à la diversification de nos alliances, par exemple avec les Émirats arabes unis. Ces accords comprennent des clauses de sécurité par lesquelles la France s'engage à ce que les armées françaises viennent, en cas de problème de sécurité, épauler ces pays en fonction de leurs demandes. La France intervient en Roumanie en tant que nation-cadre de l'OTAN et, hors du cadre otanien, nos armées ont contribué à rétablir la sécurité du ciel au-dessus d'Abou Dhabi.
C'est, là encore, une question clé car il ne suffit pas de nous engager partout : si nous ne pouvons pas tenir la parole donnée, c'est toute la crédibilité de la France qui est mise en cause. La question intéresse évidemment la commission des affaires étrangères car il n'y a plus de diplomatie possible si nous ne sommes pas capables de tenir et d'honorer notre parole.
J'en viens, Monsieur le président, à des sous-réponses à vos sous-questions.
Tout d'abord, l'armée française est une armée d'emploi, avec une culture expéditionnaire. En langage non-militaire, tandis que de nombreux pays ont des armées de cœur de souveraineté pour la défense de leur territoire national – ce qui n'est pas une critique, mais une observation factuelle –, la France a la capacité de mener des opérations ailleurs. Pour la France, la question, en particulier lorsqu'elle veut agir seule, notamment sur le théâtre terrestre, est de savoir quelle est la réactivité de son armée. Lorsque le président de la République et votre serviteur se présentent devant le Parlement pour décider de projeter des troupes, combien de temps faut-il pour le faire en quantité suffisante au titre d'une opération de sécurisation ? Le deuxième élément important est l'endurance : dans ce schéma, combien de temps sommes-nous capables de tenir ?
Ces questions apportent déjà des réponses à celle de savoir ce que nous pouvons faire seuls et ce que nous pouvons faire à plusieurs. Il faut choisir son club ou son camp : la France doit-elle se doter de moyens suffisants pour emmener les autres ou, au contraire, se laisser emmener par les autres ? Il y a là un effet évident du retour d'expérience de la première guerre du Golfe, dans laquelle la France avait suivi le mouvement avant de s'apercevoir que, sans direction du renseignement militaire, sans appréciation souveraine permettant la compréhension de ce qui se passait sur le théâtre, sans être intégrée aux états-majors établis par les États-Unis, elle était complètement satellisée et maintenue dans un rôle de gardien de la zone, sans être aucunement en pointe dans le combat et l'engagement des forces. Cette prise de conscience a été un choc profond pour les armées et a donné lieu à des réactions politiques qui ont pris du temps mais qui étaient indispensables : il n'était pas question de revivre cela !
Nous sommes aujourd'hui dans une sorte d'entre-deux car, pour des raisons parfois de mauvaise politique, on a procédé à des renouvellements globaux du parc, par saupoudrage, sans se donner de moyens bien organisés.
Je souhaite, avec cette future loi de programmation militaire, vous proposer que la France dispose, dès 2027, de forces expéditionnaires permettant de projeter une division de deux brigades en grande autonomie, ce qui ne serait possible aujourd'hui qu'au prix de sacrifices imposés à d'autres missions et, pour ainsi dire, « d'élongations musculaires » particulièrement désagréables. Les missions concernées pourraient être la sécurisation de pays déstabilisés par des proxys de grandes puissances, la lutte contre le terrorisme et, surtout, l'évacuation de nos ressortissants dans des pays qui pourraient compter de 1 000 à 15 000 Français ou binationaux en danger, puisque nous sommes capables de tenir un point, de procéder aux évacuations et de repartir. Ce sont là des cas pratiques parfaitement documentés, qui ont servi de base à nos militaires et à nos officiers généraux pour construire ce projet de loi de programmation militaire.
Ce qui est vrai du terrestre l'est aussi du maritime. Dans ce domaine également, voulons-nous emmener les autres ou ne sommes-nous pas en situation de le faire ? À cet égard, il ne faut pas penser « porte-avions » mais « groupe aéronaval », car un porte-avions doit être accompagné par au moins deux frégates et un sous-marin nucléaire d'attaque, déployant ainsi une capacité permettant de tenir une très grande zone.
Cela nous conduit à faire un tour d'horizon des menaces maritimes qui nous entourent. Tout d'abord, la mer a changé de finalité militaire. Jadis, en effet, on se servait des océans ou d'un espace maritime pour frapper la terre, que ce soit pour débarquer des troupes ou pour frapper un pays depuis la mer. Désormais, les espaces maritimes sont devenus des espaces de conflictualité en tant que tels, non seulement en surface ou – avec les porte-avions et les drones – dans les airs, mais également sous la forme de la « guerre sous-marine ».
Plusieurs risques se cumulent autour du seul Hexagone, soulevant des questions pratiques qui seront dimensionnantes pour notre marine. L'Atlantique reste une zone particulièrement dangereuse, du fait notamment de la présence des sous-marins nucléaires russes. Pour la sécurisation de nos abords, notamment de l'Île Longue, nous devons être en mesure de maintenir des libertés et des discrétions indispensables. La mer Méditerranée est également un espace de sécurité très contesté, à cause des mouvements migratoires, de la piraterie maritime, de la présence de Wagner en Afrique et en Libye, et donc parfois sur les voies maritimes, de proxys liés à l'Iran et des enjeux de liberté de circulation maritime en Méditerranée orientale, encore plus marqués à Ormuz, à Suez ou Bab-el-Mandeb.
Dans ce contexte, le groupe aéronaval est clairement l'un des outils les plus précieux pour emmener les autres. De fait, on trouve en Méditerranée le groupe aéronaval américain George Bush et le groupe aéronaval français, qui nous permet d'emmener à notre tour les frégates grecques ou italiennes et d'engager des opérations, dans le cadre de l'OTAN ou non, car il est possible, en Méditerranée, de mener des opérations maritimes qui ne soient pas nécessairement otanisées pour assurer cette sécurité. Il s'agit, là encore, d'une question clé car, sur la plupart de nos routes commerciales, que ce soit pour l'exportation de certaines de nos matières premières, agricoles par exemple, ou pour l'importation d'autres matières premières, éventuellement liées aux hydrocarbures, nous ne pouvons pas être pris au piège. C'est une mission classique de la marine nationale, un de ses cœurs de métier, que de nous garantir des libertés d'accès maritime. À l'instar de ce qu'il prévoit pour les projections terrestres, le projet de loi de programmation militaire doit nous permettre de garder notre rang dans une ambiance qui ne peut que se durcir et où il sera de plus en plus difficile de tenir.
Pour ce qui est de la zone indopacifique, je suis parfois frappé des commentaires politiques que j'entends sur certains bancs car la question est de savoir si nous voulons être une puissance mondiale ou une puissance régionale. Je comprendrais fort bien que certains souhaitent que la France soit une puissance régionale car, même si je ne partage pas cette idée, elle est au moins cohérente. En revanche, on ne peut pas mentir : nous avons besoin d'un dimensionnement militaire qui nous permette de défendre nos intérêts même lorsqu'ils sont lointains. Sans revenir sur l'actualité relative à la Chine et à Taïwan, je rappelle que, le week-end dernier, une frégate de surveillance française a assumé une mission de liberté de navigation maritime non loin de Taïwan : la France était là et elle est le seul pays européen qui souhaite et qui puisse le faire.
Pour aller encore plus loin, on ne saurait parler de souveraineté en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française si nous ne sommes pas capables de traiter militairement ces élongations. C'est ce que nous permet la nouvelle génération de matériel, avec notamment l'A400M ou des opérations comme l'exercice Pitch Black, pour lequel il a été possible d'amener des Rafale depuis l'Hexagone, après un ou deux posés, jusqu'à la base aérienne de La Tontouta, en Nouvelle-Calédonie. Aussi curieux que cela puisse être, de tels exercices ne se pratiquaient pas voilà quelques années, sinon durant les essais nucléaires effectués en Polynésie, et ont été abandonnés depuis la fin des années 1990. Nous montrons ainsi notre capacité à nous signaler stratégiquement à l'ensemble des pays de la zone comme une puissance de l'Indopacifique, légitime parce que riveraine avec nos territoires d'outre-mer.
La question du renseignement est une question clé qui irrigue l'ensemble des thématiques. De fait, il n'y a pas de compréhension du monde ni de diplomatie possibles sans une autonomie d'observation et d'analyse des événements. La direction du renseignement militaire (DRM) peut fournir à l'exécutif de bonnes informations sur la situation en Ukraine, acquises notamment par voie satellitaire et qui nous permettent de comprendre ce qui se passe sur la ligne de front. Ce moyen souverain, même s'il n'est pas parfait, est à notre disposition, et je puis vous assurer, après avoir rencontré pratiquement tous mes prédécesseurs, que ce n'était pas possible voilà dix, quinze ou vingt ans. Il importe de rester, dans l'avenir, au rendez-vous sur les nouveaux segments technologiques en matière de renseignement, sans oublier le renseignement humain, parfois trop négligé, mais qui reste une clé de la lutte antiterroriste – je n'entrerai pas dans le détail, pour des raisons que chacun comprendra.
Les aspects industriels doivent être au service de notre diplomatie et de notre puissance militaire car cela forme un tout. Notre base industrielle et technologique de défense (BITD) est branchée dans le modèle d'armée que je viens de décrire, et non l'inverse.
Je vous remercie donc de me permettre de redire ce que nous cherchons à faire avec cette future loi de programmation militaire, dont le but n'est pas de remplir les hangars des régiments et des bases aériennes de matériels qui ne serviraient qu'à nous féliciter de nous être réarmés mais, au contraire, de coller au plus près aux menaces qui pèsent sur notre pays. Il n'en faut pas moins garder en la matière une certaine humilité car les choses vont très vite. De fait, en cinq ans, entre deux LPM, on observe déjà des fossés technologiques prodigieux, en matière par exemple d'intelligence artificielle et de quantique militaire, et dont on parle trop peu. Nous y avons consacré de l'argent au titre de ce projet de LPM mais je me propose de revenir régulièrement devant le Parlement pour des mises à jour de cette loi, car il faudrait être naïf pour croire que la mer est calme et que la situation sera figée dans le domaine de l'équipement et de la technologie pour les cinq ans qui viennent.