Tout ministre se doit d'être à la disposition du Parlement et il serait curieux que les membres de la commission des affaires étrangères ne puissent consacrer du temps à l'analyse d'un projet de loi de programmation militaire.
En l'espèce, il s'agit du premier projet de LPM que je présente en tant que ministre et je suis frappé de voir comme ce texte est parfois abordé par les parlementaires par ses aspects techniques – l'inflation, la cible capacitaire –, alors que notre histoire militaire devrait conduire à l'interroger sur deux points : l'efficacité sécuritaire du ministère des armées au cours des prochaines années et la fidélité au modèle dont nous avons hérité.
La construction de notre modèle de défense a été marquée par quelques grandes périodes : la seconde guerre mondiale, les guerres de décolonisation, l'épopée de Suez et l'arrivée au pouvoir de résistants qui se sont juré de ne plus jamais connaître ce qu'ils avaient vécu. De l'aventure gaulliste résulte notre positionnement affirmé d'autonomie – y compris dans nos alliances et en matière industrielle – et de souveraineté, qui s'est traduit dans la course à l'atome et l'élaboration de la dissuasion nucléaire pour se protéger des menaces contre nos intérêts vitaux. Ce modèle a été consolidé des années 1960 aux années 1990, quelles que soient les alternances politiques.
Au début de la décennie 1990, à la suite de la dissolution du pacte de Varsovie, la nécessité de dissuader sur le flanc oriental de l'Europe et de la France s'est estompée. Les conclusions en ont été tirées sur le service militaire, le stock de têtes nucléaires – question qui concernait principalement les États-Unis et la Russie –, la fermeture des installations du plateau d'Albion, la réalisation d'essais nucléaires à Mururoa pour terminer notre programme de simulation. Il y avait une cohérence dans les décisions prises au cours de ces années.
Seulement, la notion de dividendes de la paix a fait prendre un mauvais virage : les budgets militaires ont commencé à être pressurisés jusqu'aux années 2010-2012 ; un cran de trop a été franchi et on a commencé à abîmer notre appareil de défense. Là encore, la démarche répondait à une certaine cohérence, sauf qu'elle reposait sur le pari d'un contexte sécuritaire qui ne s'est pas vérifié.
À la suite des attentats du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme islamiste se militarise, notamment au Sahel et au Levant. Face à un nouvel adversaire, notre modèle d'armée s'adapte sous la forme des OPEX en Afrique – plusieurs se sont révélées des succès militaires, même si les résultats politiques ont été parfois plus contrastés. Au passage, je tiens à rendre hommage à la bravoure de nos soldats et au sacrifice de certains d'entre eux.
La situation actuelle est assez unique en ce qu'elle se caractérise par l'addition de plusieurs menaces : le retour de la compétition entre les grandes puissances, sous voûte nucléaire ; la lutte contre le terrorisme, dont on parle trop peu mais qui reste d'actualité, avec une partie de l'Afrique à nouveau exposée à un risque sécuritaire terroriste majeur ; la prolifération, notamment nucléaire et balistique ; l'émergence de nouveaux espaces de conflictualité : l'espace, le cyber et les fonds sous-marins.
Dès lors, une question doit sous-tendre l'élaboration de la LPM : lesquelles de ces menaces doivent être traitées en priorité et devons-nous le faire seuls ou à plusieurs ? Puisque nous avons l'ambition d'être une puissance d'équilibre et de faire honneur à notre héritage, nous entendons garder un modèle d'armée complet et tenir ce rang sur un certain nombre de segments, dont ceux qui connaissent des sauts technologiques importants, ce qui explique en partie l'accroissement de nos besoins financiers.
Le premier gros élément de l'architecture de la LPM est la dissuasion nucléaire, dont je suis un fervent militant.
D'abord, elle garantit notre autonomie stratégique. À la différence d'autres pays, comme le Royaume-Uni, nous mettons en œuvre notre dissuasion seuls, ce qui explique que, dans le cadre de nos alliances, nous ne puissions partager les missions qui constituent le cœur de notre souveraineté.
Ensuite, il est bon de rappeler l'impact de la dissuasion nucléaire russe sur le cours de la guerre en Ukraine. En outre, plusieurs États sont actuellement proliférants : en dehors de la Corée du Nord, l'Iran pose des défis de sécurité majeurs à l'Europe. Il faut apprécier la dissuasion à l'aune de ce contexte sécuritaire, dont je m'étonne qu'on parle si peu.
Enfin, la dissuasion telle que nous la connaissons aujourd'hui est issue de votes au Parlement remontant à quinze ou vingt ans ; la longueur des programmes est telle qu'il y a toujours un décalage du même ordre. Les crédits qui seront bientôt soumis à votre vote ont donc pour objet de dessiner la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et les nouvelles générations de vecteurs pour les forces stratégiques, tant aériennes qu'océaniques. Il faut se projeter sur le moyen et le long terme et garder un certain niveau d'investissement car nous maintenons à bout de bras des filières françaises dont le savoir-faire doit être perpétué. Il faut éviter toute rupture de charge, notamment pour la direction des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), pour TechnicAtome et Naval Group. Je constate que le consensus à ce sujet, qui prévalait depuis les années 1960, s'effrite avec le temps. Il est essentiel que nous en débattions.
Lorsque certains commentateurs prétendument spécialistes croient bon d'affirmer sur les plateaux de télévision que, « s'il nous arrivait la même chose que l'Ukraine », nos stocks stratégiques ne nous permettraient de tenir que quinze jours ou seulement sur un front de 80 kilomètres, ils profèrent une hérésie militaire. Car notre modèle d'armée, depuis les années 1960, tient compte de la dissuasion nucléaire. Cela explique, par exemple, que nous ayons moins de chars que les Allemands, même s'il ne fait aucun doute que nous devons remonter en puissance sur les équipements terrestres. Une puissance dotée a un modèle d'armée distinct de celui d'une puissance non dotée. Et un pays situé à l'Ouest de l'Europe et qui est membre de l'OTAN n'encourt pas les mêmes risques de voisinage qu'un pays se trouvant à l'Est du continent et qui n'appartient pas à l'Alliance atlantique. Le modèle français est unique ; il a ses forces et ses faiblesses et il ne sert à rien de vouloir le comparer à d'autres systèmes, fût-ce au britannique.
Le projet de LPM traduit également une évolution sur des questions qui concernent notre sécurité et notre souveraineté, sans toucher directement à nos intérêts vitaux.
En premier lieu, la menace terroriste persiste. L'avènement des drones est un facteur considérable de changement dans la lutte contre le terrorisme et pour la sécurisation de grands événements, comme les Jeux olympiques. La défense sol-air dans son ensemble a été abîmée par les diminutions de crédits de ces vingt dernières années. La dissuasion nucléaire nous protège contre des menaces d'origine étatique. Tout ce qui n'en relève pas ou présente un caractère hybride soulève un enjeu de sécurité qui est très clairement pris en compte, notamment dans le domaine de la lutte anti-drones et de la défense sol-air ; près de 5 milliards sur les 413 de la LPM y seront consacrés. Je souhaite que l'on accélère en ces matières car les postures pourraient devenir de plus en plus agressives.
En deuxième lieu, les outre-mer sont exposés à des menaces qui leur sont propres et qui tiennent à la tyrannie des distances, à leur environnement géographique – ils n'ont pas les mêmes voisins que l'Hexagone –, au réchauffement climatique, aux crises migratoires et à de nouvelles prédations des ressources naturelles, comme la pêche illégale. Notre marine effectue un travail remarquable dans le Pacifique pour maintenir hors de nos zones économiques exclusives les flottilles de pêche illégale, au prix d'un effort qui demande de l'endurance. Mais nous ne pouvons pas demander l'impossible à nos soldats et la question est donc de savoir comment leur donner des moyens nouveaux pour remplir, demain, leurs missions. On retrouve là des enjeux liés aux technologies nouvelles, au spatial, aux drones et au maritime.
Lorsqu'il s'agit de notre souveraineté dans nos territoires d'outre-mer, il est impensable, même dans une situation très dégradée, de demander de l'aide à qui que ce soit à l'extérieur. La France doit pouvoir l'assumer seule. Et je regrette de devoir dire que ce n'était pas toujours le cas voilà quelques années. Ce sont là des points clés.
En troisième lieu, les nouveaux espaces de conflictualité provoquent des ruptures. Je conteste, à cet égard, les propos tenus ce matin devant votre commission par les membres de think tanks, analystes ou sachants.