Intervention de Léo Péria-Peigné

Réunion du jeudi 13 avril 2023 à 12h10
Commission des affaires étrangères

Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l'IFRI et à l'Observatoire des conflits futurs :

La France demeure une puissance moyenne, dotée de moyens limités. Sur le plan militaire, elle subit de plein fouet l'impact du « paradoxe d'Augustine » : nous avons des équipements toujours plus performants mais toujours plus coûteux et donc in fine toujours en moins grand nombre. Si, pour une puissance majeure comme les États-Unis, ce problème se pose avec une moindre acuité, nous en sommes arrivés, à force de vouloir tout faire, à un point où notre modèle militaire est écartelé entre différentes priorités, faute d'avoir hiérarchisé celles-ci. À l'heure actuelle, tout nouvel investissement supposément massif dans des technologies prometteuses et performantes mais extrêmement coûteuses à développer – sans même considérer leur industrialisation ni leur déploiement sur le terrain – imposerait des ponctions sur les autres domaines opérationnels. Les perspectives tracées par la LPM en cours semblent conduire à une réduction de la taille des unités de contact (artillerie, infanterie, cavalerie) au profit du cyber ou d'armes nouvelles.

Le modèle actuel, du point de vue de la diplomatie, est trop écartelé pour être réellement crédible. Il y a quelques années a eu lieu l'exercice Warfighter, mené conjointement avec nos alliés américains. Ceux-ci ont vu ce que nous proposions d'aligner, à savoir l'ensemble de notre modèle de forces en réponse à un conflit théorique. Ils ont dû nous fournir un tiers d'effectifs supplémentaires afin de s'assurer que notre formation était viable. Plus récemment, en Ukraine, la France a démérité, aux yeux de certains de nos alliés, en envoyant un soutien matériel limité, ponctuel. L'une des raisons de ce constat tiendrait à l'épaisseur de notre modèle actuel, insuffisante pour permettre des prélèvements plus importants. Notre crédibilité s'en trouve altérée auprès de nos partenaires. Alors que la France s'est longtemps vue comme la première puissance européenne, son discours de puissance moyenne et sur l'autonomie européenne n'est plus cru, à mon sens, par nos alliés, car nos paroles sont trop éloignées de nos actes et de notre potentiel réel.

Comment, dès lors, appréhender de manière objective le développement d'armes nouvelles ? Leur développement ne constitue pas une fin en soi : il doit servir le déploiement de nouvelles capacités crédibles, utilisables et résilientes. Si le développement de nouvelles armes réduit le potentiel d'autres branches en les ponctionnant sans garantir une plus-value au moins équivalente aux pertes occasionnées, il met en danger un modèle déjà à la limite de la rupture.

En soi, le gain potentiel de performances à attendre de ces technologies est à mettre en rapport avec nos capacités à les industrialiser, à les déployer et à les soutenir. Trois questions peuvent ainsi guider les arbitrages à effectuer.

En premier lieu, combien de systèmes seraient acquis à l'issue du développement ? Il est certes intéressant de développer les meilleures armes du monde. Au cours des années 1990, pour du matériel beaucoup plus conventionnel, la France a ainsi voulu développer le meilleur char de combat du monde. Si cela conduit à en acheter 200, sans l'exporter, nous ne pouvons garantir la pérennité des lignes de production, ce qui peut nous priver de la possibilité d'en acquérir de nouveaux en cas de nécessité. Telle est la situation que nous connaissons pour ces chars et pour une partie de nos systèmes : nous ne pouvons en acheter de nouveaux, les lignes de production ayant été interrompues.

À quel coût humain ce développement peut-il avoir lieu ? À l'heure actuelle, pour des technologies moins complexes, les armées peinent déjà à entretenir un vivier de compétences et de ressources humaines qui soit suffisant. Elles ont du mal à attirer les compétences, à les former – en raison d'un manque de main-d'œuvre qualifiée – et à les retenir : une fois formées, ces nouvelles ressources humaines sont souvent attirées par l'industrie civile, qui leur propose des salaires sans commune mesure avec ceux que l'armée peut leur offrir. Même en investissant ce qui a été promis pour le cyber, les salaires proposés resteront très éloignés de ceux que peut proposer l'industrie civile, d'autant plus que le marché du travail est déjà en tension pour tous ces modèles. Cette situation a déjà existé par le passé, du fait de la compétition entre les branches de la dissuasion et des industriels civils tels qu'Alstom.

Si les armes nouvelles sont appelées à prendre une place plus importante dans notre modèle, cette compétition sera accrue. Elle remettra en cause l'autonomie de nos armées par rapport à leurs fournisseurs. Nos armées peinent déjà à se passer du soutien des industriels en temps de paix. Chacun peut imaginer ce qu'il en serait en temps de guerre, avec l'attrition et le chaos que cela suppose. Ce problème doit être pris en compte, notamment pour la crédibilité de nos armées.

Enfin, contre qui ces nouveaux systèmes pourraient-ils être employés ? C'est peut-être sur ce point que nos analyses divergent, avec Philippe. La France ne s'est pas engagée contre la Syrie de Bachar el-Assad parce que les États-Unis ont décidé de ne pas intervenir. S'engagerait-elle, sans la participation des États-Unis, contre un pays ou un adversaire qui disposerait, directement ou indirectement, d'équipements nécessitant les performances apportées par ces armes nouvelles dans un conflit de haute intensité ? J'en doute. Ces armes peuvent apporter des performances très intéressantes mais leur déploiement suppose la présence d'un adversaire dont l'équipement requiert ce type de performances. Or nous ne livrerons, à mon avis, jamais seuls une guerre contre ce type d'adversaire. Nous ne le ferions que dans le cadre d'une coalition, avec le soutien des États-Unis, lesquels apporteraient alors leurs propres moyens.

Dès lors, les moyens que la France aura attribués à ces armes nouvelles nous donneraient-ils des capacités différenciantes, susceptibles de présenter un intérêt véritable et non anecdotique ou marginal au regard de l'apport de nos alliés américains ? Si ce n'est pas le cas, sans doute vaudrait-il mieux se concentrer sur des éléments susceptibles de nous apporter des capacités supplémentaires dans des domaines plus simples à utiliser en temps de guerre, à maintenir en temps de paix et à remplacer en cas de perte.

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