Oui, mais il faut tenir compte des capacités défensives que pourrait embarquer le porte-avions pour se défendre contre ce type d'armes. Comment, à titre d'exemple, les groupes américains interviendraient-ils, en tant que fer de lance de la réponse américaine, pour contrer une action chinoise visant Taiwan ? La question suscite d'intenses débats depuis vingt ans dans la mesure où les Chinois disposent et développent à un rythme soutenu toute la panoplie des engins existants – missiles balistiques anti-porte-avions, missiles hypersoniques, aéronavale, aviation au sol armée de missiles de croisière, etc. Face à cela, les Américains développent des capacités de défense nouvelles. Ils envisagent aussi des opérations dispersées, dans lesquelles les groupes navals se disperseraient pour compliquer le ciblage chinois, tout en continuant à exercer des effets d'interdiction vis-à-vis d'éventuelles capacités chinoises amphibies, le porte-avions restant en arrière et fournissant une couverture aérienne. Cet exemple montre qu'envisager la technologie indépendamment des logiques et doctrines d'emploi n'a guère de sens.
Comment la France se situe-t-elle dans ce paysage ? Sur le plan technologique, elle reste très bien placée. Les grands intégrateurs français et nombre d'entreprises hexagonales demeurent parmi les acteurs les plus innovants de leur marché. Notre pays compte aussi de nombreuses start-up très innovantes, particulièrement dans le domaine du quantique. Pour autant, les processus en mesure de faire traverser « la vallée de la mort » qui sépare la recherche et développement de la commercialisation, restent pour le moins perfectibles. L'innovation ouverte, indispensable pour intégrer les technologies de l'information qui voient souvent le jour dans le monde commercial, reste considérablement freinée par de multiples facteurs : règles d'achat trop rigides, gestion de la propriété intellectuelle, difficultés à obtenir des financements sans visibilité quant à la pérennité d'un marché, etc.
Quant aux priorités sur lesquelles l'effort doit porter, la réponse n'a rien de simple. Chacun a aujourd'hui conscience que notre modèle d'armée complet est étiolé à l'extrême et n'offre pas suffisamment d'épaisseur, voire de permanence capacitaire, dans de multiples fonctions basiques. Jusqu'à présent, notre stratégie capacitaire a privilégié la sophistication au détriment de cette épaisseur. Or dans le même temps, la situation géopolitique nous oblige à considérer le risque d'un engagement de haute intensité, avec une coalition limitée, sans le leadership ni même la participation américaine, et face à un adversaire en situation de parité de potentiel militaire, a fortiori s'il est appuyé par une puissance tierce.
Ce cas de figure, qui me semble le plus structurant, appelle le développement d'une capacité d'intégration des forces de cette coalition et surtout une combinaison (high-low mix) de capacités très sophistiquées, forcément peu nombreuses, pour permettre d'entrer en premier sur le théâtre et de capacités moins performantes, moins coûteuses et plus nombreuses, qui soient en mesure de faire masse pour emporter la décision.
Les armes nouvelles peuvent elles-mêmes contribuer à cet étoffement. Certains des systèmes autonomes qui présenteraient un coût faible représentent l'une des principales solutions envisagées en la matière. L'un des principes pouvant guider les choix de développement est celui de l'avantage compétitif. Selon cette notion développée par les États-Unis à la fin de la guerre froide, une capacité force l'opposant à un investissement supérieur pour s'en prémunir. Nous le voyons tous les jours en Ukraine : c'est par exemple le cas d'un drone peu coûteux nécessitant, pour l'abattre, le recours à des missiles sol-air bien plus chers. Les Russes, eux-mêmes confrontés à de sévères problèmes de munitions, usent ainsi le potentiel de la défense aérienne ukrainienne en l'obligeant à employer des missiles extrêmement coûteux pour abattre des drones de fabrication iranienne considérablement moins chers.
La plupart des grands domaines que je viens de mentionner sont effectivement présents dans les efforts de financement du projet de loi de programmation militaire pour 2024 à 2030, lequel mentionne à plusieurs reprises la recherche explicite du meilleur rapport coût-efficacité, ce qui est une excellente chose. Sur le plan de la coopération, la LPM reprend l'économie générale des axes poursuivis, ce qui paraît parfaitement logique.
Dans le même temps, toutefois, la structure de forces proposée, pour autant qu'on puisse en juger au vu des éléments disponibles dans le rapport annexé, et les plans d'équipement annoncés, ne vont guère évoluer. Là réside le principal problème. Pour la composante terrestre, par exemple, les capacités d'appui – défense sol-air, artillerie sol-sol, guerre électronique, drones, etc. – devraient être considérablement renforcées pour au moins garantir une permanence capacitaire. À quoi servirait-il d'équiper l'unique régiment de défense sol-air tactique de l'armée de terre de systèmes de laser très performants si ce régiment n'est pas opérationnel au moment où nous en avons besoin ? La composante aérienne, drones compris, sera largement inchangée au cours des douze prochaines années. Or elle est déjà sous-dimensionnée au vu de l'ensemble des missions qu'impliquent les fonctions stratégiques.
Dès lors, toute tentative de hiérarchisation des nouveaux investissements se heurte aux plus grandes difficultés. Chaque famille de technologies et de système a son importance. Juger du caractère critique, nécessaire, souhaitable ou accessoire d'un développement implique de considérer les effets d'éviction mais aussi les besoins de cohérence que doit présenter l'ensemble du système de forces. C'est une contrainte que s'efforcent de prendre en compte les bureaux « plans » des états-majors. Si l'on s'essaie à l'exercice, il serait logique de privilégier des capacités qui soient nécessaires, pour lesquelles les alternatives manquent, c'est-à-dire qui structurent une fonction stratégique ou opérationnelle. Il serait logique également de privilégier des capacités permettant des effets bien cernés, offrant des avantages compétitifs et pour lesquelles un socle existe en vue d'une montée en compétence.
Sur cette base, un certain nombre d'investissements s'imposent, à mes yeux, naturellement. Je pense à la résilience des capacités spatiales, c'est-à-dire la protection des satellites et constellations de notre cœur souverain ou des méga-constellations développées en coopération, à l'image de la constellation Iris portée par le commissaire Breton. Ces architectures spatiales deviennent le tissu conjonctif de nos interventions. Je pense également aux missiles hypersoniques, qui étayent notre aptitude à percer les défenses sol-air ou à la montée en gamme de l'informatique embarquée, pour améliorer la dispersion des informations. Je singulariserais également, avec prudence, certaines armes permettant de densifier nos effets : armes à énergie dirigée sol-air, systèmes autonomes peu coûteux. Pour le reste, tout est une question de degré. Une chose est sûre : nous ne pourrons pas tout nous offrir.