Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 15h00
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSophie Taillé-Polian, rapporteure :

Les jeunes représentent la moitié des personnes en situation de précarité dans notre pays. Le sujet est majeur et nous devons le traiter en urgence. Ces jeunes, qui sont nés dans les années 1990 et au début des années 2000, ont massivement manifesté hier contre la réforme des retraites et l'allongement contraint de leur durée de travail, sans doute en écho à leur situation matérielle. Ils font partie d'une génération qui n'a connu que le recul de leurs droits sociaux, qu'il s'agisse de leurs droits à l'assurance chômage ou de leur droit à la retraite. Ils font partie d'une génération qui s'est confinée pour préserver la santé de leurs aînés. Ils font partie, enfin, de la génération qui devra faire face aux conséquences grandissantes de notre inaction pour le climat.

Cette proposition de loi est née d'un constat : contrairement aux générations précédentes, la jeunesse d'aujourd'hui n'a plus foi dans l'idée qu'elle connaîtra des conditions de vie meilleures que celles de ses parents. Outre l'accélération du dérèglement climatique dans les prochaines années, la jeunesse, ou plutôt les jeunesses, sont confrontées à une précarité massive, contre laquelle les pouvoirs publics demeurent atones.

De plus en plus de jeunes sont dans une situation précaire, comme en ont témoigné les nombreuses associations que nous avons auditionnées. Selon un chercheur, la jeunesse n'est pas considérée par notre protection sociale actuelle comme un « risque », alors qu'elle est un passage particulier durant lequel tout peut basculer, dans un sens comme un autre. Les jeunes ont besoin d'être accompagnés, sans perdre leur autonomie. Entre 18 et 25 ans, les jeunes sortent progressivement de la sphère protectrice familiale, quand elle existe, sans bénéficier pour autant de ressources stables. C'est pourquoi les jeunes constituent la population la plus pauvre en France, après les enfants. Les moins de 30 ans représentent un pauvre sur deux.

Précaires parmi les précaires, les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation (Neet) représentent 11,6 % des jeunes de 15 à 29 ans, contre 11,4 % au Royaume-Uni, 9,2 % au Portugal, 7,6 % en Allemagne et 5,7 % aux Pays-Bas. Ces jeunes, majoritairement des femmes, sont venus remplir les files à l'entrée des banques alimentaires avec les étudiants précaires, lors de la crise sanitaire. Ces files n'ont pas désempli, ce qui prouve que la crise sanitaire n'a fait qu'accélérer un mouvement qui dure depuis plusieurs années. D'ailleurs, une distribution alimentaire a été organisée, il y a quelques heures, sur l'esplanade des Invalides. Il ne faut jamais beaucoup de communication pour que plusieurs centaines d'étudiants se déplacent pour venir chercher un litre de lait ou quelques grammes de beurre.

Le Gouvernement a répondu par des mesures exceptionnelles qui s'apparentent à des rustines, certes vitales, mais qui ne viendront pas à bout des problèmes structurels.

Plutôt que de permettre aux jeunes pauvres de bénéficier, comme toutes les autres générations, d'un minimum social, le Gouvernement leur a proposé le contrat d'engagement jeune (CEJ), dont le montant reste inférieur à celui du revenu de solidarité active (RSA) et qui est conditionné dans le temps – de six à douze mois, parfois dix-huit – comme dans son éligibilité, puisqu'il s'accompagne d'une exigence d'assiduité. Environ 300 000 CEJ étaient signés au début de l'année, ce qui correspond au nombre de jeunes engagés dans la garantie jeunes, dont le CEJ constitue une variante nouvelle, mais fait 100 000 de moins que l'objectif visé par le Gouvernement. Selon le rapport remis au ministre du travail par le Conseil d'orientation des politiques de jeunesse en décembre dernier, ce dispositif n'a pas démontré qu'il pouvait atteindre les personnes durablement éloignées de l'emploi – les jeunes qui en ont bénéficié étaient déjà identifiés par le service public de l'emploi. Enfin, les missions locales font état de difficultés dans l'application des conditions pour bénéficier du CEJ. Dans tous les cas, avec 300 000 contrats signés et 200 000 en exécution, nous sommes loin du 1,5 million de Neet que compte notre pays !

Nous vous proposons de réparer une injustice sociale qui date de la création du revenu minimum d'insertion (RMI), en 1988 : il s'agit d'étendre le RSA, qui l'a remplacé, aux personnes âgées de 18 à 25 ans, dans les mêmes conditions et sous les mêmes réserves que l'ensemble de la population.

Quand je dis « nous », je vise le groupe Écologiste, mais aussi les associations que nous avons auditionnées, qu'il s'agisse des associations étudiantes, de celles qui s'occupent de la précarité des jeunes, du Secours catholique, de la Fondation Abbé Pierre ou de ATD Quart Monde.

Quand je dis « nous », je pense également aux économistes qui, pour bon nombre d'entre eux, estiment que ce serait une mesure à la fois de justice sociale et d'efficacité économique, susceptible d'améliorer l'insertion des jeunes. Philippe Aghion, que l'on ne peut guère suspecter de partialité politique en notre faveur, a écrit récemment un article dans la revue Journal of Urban Economics pour démontrer qu'un minimum social en France aurait pour effet de réduire de 20 % le nombre de sans-abri âgés de 22 à 27 ans.

Quand je dis « nous », je pense encore aux collectivités territoriales qui, à l'instar du conseil départemental de la Loire-Atlantique ou de la métropole de Lyon, ont prévu des revenus de solidarité pour les personnes âgées de 18 à 24 ans, afin de pallier les impérities de l'action sociale nationale.

Quand je dis « nous », je pense enfin à l'Union européenne, puisque la Commission européenne a présenté en septembre 2022 une recommandation pour lutter contre la pauvreté, invitant les États membres à ouvrir l'accès aux minima sociaux aux jeunes âgés de 18 à 25 ans. Le Parlement européen a lui-même voté, il y a deux semaines, une résolution appelant à une directive européenne sur le sujet.

Dès lors la question se pose : resterons-nous l'un des derniers pays à priver les 18-25 ans d'un minimum social ? Plutôt que de lutter contre le sens de l'histoire, je vous propose d'adopter ce principe à l'article 1er de la proposition de loi.

Concernant les étudiants, nous souhaitons mettre fin à certaines injustices qui affectent les bourses étudiantes. Là encore, le constat est alarmant. Les chiffres de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques montrent que les étudiants sont bien plus souvent en situation de pauvreté monétaire que les jeunes en emploi et que près d'un quart d'entre eux sont en situation de pauvreté. De plus en plus d'étudiants doivent travailler pour financer leurs études, au point que, dans certaines universités comme Paris VIII, cette situation est devenue la norme. Je ne pensais pas que les conditions de vie des étudiants auraient reculé à ce point durant ces dernières décennies. La France réussit l'exploit d'accumuler toujours plus de richesses et d'avoir des étudiants toujours plus pauvres.

Il me tenait à cœur d'entendre le Gouvernement. J'ai donc auditionné des membres du cabinet du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et de celui du ministère des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées, en particulier au sujet de la réforme des bourses étudiantes, présentée, justement, il y a tout juste une heure. Quelle déception ! Les annonces de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, même si elles vont dans le bon sens, ne suffiront pas à sortir les étudiants de leur pauvreté structurelle. Le Gouvernement se contente de corriger les conséquences de son inaction de l'année dernière, en relevant le barème et en ajoutant quelques euros par mois, mais ces dispositions remettent à peine les choses à l'équilibre. Les 40 000 foyers qui étaient sortis du dispositif à la rentrée dernière semblent réintégrés, au bout d'un an, mais les augmentations couvrent tout juste l'inflation déjà constatée, comme si celle à venir n'existait pas, alors qu'on sait que les étudiants peinent à répondre aux besoins primaires. La rustine et le rafistolage ne suffisent pas.

Pour ce qui nous concerne, nous soutenons une véritable réforme des bourses étudiantes, qui s'appuie sur une refonte des échelons. Les bourses se répartiraient désormais sur douze échelons. Le plus élevé permettrait de verser des bourses correspondant à 60 % du revenu médian, soit le seuil de pauvreté. Pour reconnaître la valeur des étudiants qui s'engagent dans de longs parcours de formation initiale sans pouvoir s'appuyer sur leurs ressources familiales, n'est-ce pas le minimum dans notre République qui prône l'égalité ?

Nous prévoyons en outre que ces bourses soient versées sur une base annuelle, car les charges que les étudiants supportent – alimentation, logement, transport – ne prennent pas de vacances l'été !

Nous souhaitons ouvrir le bénéfice des bourses aux étudiants étrangers qui étudient en France, pour des raisons d'égalité auxquelles notre commission ne peut qu'être sensible, mais aussi pour renforcer le rayonnement de nos universités qui se doivent d'accueillir les étudiants étrangers dans de meilleures conditions.

Enfin, nous voulons adapter le montant des bourses au coût réel de la vie des étudiants, en le majorant dans les départements, régions et collectivités ultramarins, ainsi qu'en Nouvelle-Calédonie.

Notre groupe a adopté une démarche responsable et couvert les financements nécessaires par une réforme des droits de succession. Il s'agit de supprimer les exemptions d'assiette actuelles, qui sont autant de dispositifs régressifs, qui favorisent les ménages les plus riches, et de possibilités d'optimisation fiscale. Ces mesures s'appuient sur le travail très documenté du Conseil d'analyse économique (CAE) placé auprès de la Première ministre, sur le rapport que les économistes Jean Tirole et Olivier Blanchard ont remis au Président de la République, et sur le travail qu'a réalisé l'Organisation de coopération et de développement économiques sur les droits de succession en 2021.

C'est le cœur de la solidarité intergénérationnelle. Comme se le demande le CAE, comment éviter de devenir une société d'héritiers ? Des députés ont été élus sur la promesse de lutter contre la rente. Je ne doute pas qu'ils soient sensibles à cette proposition.

Nous vivons à une époque où les héritages sont transmis toujours plus tardivement, en moyenne à l'âge de 50 ans, à des personnes qui sont en général dans une situation beaucoup moins précaire que les jeunes. La part financière des successions et des donations a par ailleurs tendance à augmenter avec la valeur des patrimoines eux-mêmes. Outre le financement de la proposition de loi, l'article 3 tend à rétablir une forme de justice fiscale, alors que les inégalités de patrimoine l'emportent très largement désormais sur les inégalités de revenus.

Nous proposons également de majorer les sanctions applicables à la fraude aux droits de mutation à titre gratuit et nous demandons un rapport au Gouvernement sur les moyens effectivement consacrés au contrôle de la bonne application de la loi fiscale en la matière. Charlotte Leduc, dans son rapport spécial sur la lutte contre l'évasion fiscale, a pu constater que les effectifs de la direction générale des finances publiques affectés au contrôle fiscal avaient considérablement diminué ces dernières années, altérant d'autant notre capacité à assurer la justice fiscale et sociale.

Voici la solidarité intergénérationnelle que nous vous proposons : lutter contre la précarité des jeunes, permettre aux étudiants d'étudier et de s'épanouir en rétablissant une justice dans la fiscalité des donations et des successions, qui bénéficie aujourd'hui majoritairement aux patrimoines très supérieurs à la moyenne française.

L'égalité des chances, c'est donner davantage aux plus modestes pour combler les inégalités à un moment où les choix sont cruciaux et où l'on a besoin de sérénité pour construire son projet sans autre pression que celle de la réussite aux examens.

La confiance est le maître mot de ce texte, celle que nous voulons accorder à la jeunesse. Alors qu'elle devrait être naturelle, chaque nouveau dispositif est assorti de conditions drastiques, qui compliquent encore davantage l'accès au droit. Il faut au contraire faire confiance aux jeunes pour qu'ils puissent s'épanouir et sortir de l'échec scolaire auquel certains sont confrontés. C'est cela qui fonde une relation saine.

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