Cinquante-quatre, trente et un, dix-huit, deux et demi : ces nombres résument ma vie professionnelle, ou du moins ce qu'il en reste.
J'ai 54 ans, je suis né en France, à Toulouse. Ma mère est marocaine et mon père inconnu. Je suis ce que l'on appelle un pur produit de l'école de la République. J'ai suivi des études de droit, qui m'ont conduit au journalisme, en 1992. Il y a donc trente et un ans. J'ai travaillé pour divers médias, d'abord à la radio puis à la télévision. J'ai été recruté par BFM TV en 2005, j'ai pris part au lancement de la chaîne et j'y ai mené une carrière professionnelle dont je suis fier. J'ai d'abord été reporter avant de devenir présentateur. Cela faisait dix-huit ans que je travaillais pour BFM TV et j'ai participé, à mon niveau, au succès de cette chaîne. Ces dernières années, j'ai également eu la satisfaction de coprésenter l'émission Faites entrer l'accusé, sans me douter qu'un jour c'est moi qui me retrouverais sur le banc des accusés, spectateur de ma propre mise à mort professionnelle. Deux semaines et demie – ou plus exactement deux semaines et cinq jours – se sont écoulées entre le premier article qui, littéralement, m'a cloué au pilori, et mon licenciement pour de prétendues fautes graves. Deux semaines et demie, c'est la durée du lynchage médiatique en règle dont j'ai fait l'objet.
Il m'est reproché d'avoir failli à ma déontologie professionnelle en passant à l'antenne des informations non vérifiées. On laisse supposer que j'aurais été rémunéré pour cela. Tout cela est faux et relève de la pure calomnie.
En réalité, même si c'est l'article de Politico qui a lancé la charge, j'ai compris depuis peu que mon sort avait été scellé quelques semaines plus tôt, mi-janvier, lorsque M. Métézeau, que vous avez entendu, est allé courageusement me dénoncer auprès de mon employeur, sans évidemment me solliciter au préalable ni même me prévenir.
Après plus de trente ans de carrière, cette affaire, que j'ai d'ailleurs en grande partie découverte dans la presse, est d'une rare violence. J'ai été abasourdi, effondré – je ne vous cache pas que je le suis toujours –, paralysé par cette violence, par ces coups répétés, dont je ne connaissais même pas la provenance. J'ai essayé de dénouer le fil, de comprendre, de sortir la tête de l'eau, de reprendre mon souffle.
Puisque vous m'avez convoqué, je vais évidemment répondre à vos questions. Auparavant, je tiens à vous faire part de certains faits et réalités en lien avec l'affaire qui me vaut d'être ici devant vous et avec le sujet qui préoccupe cette commission d'enquête.
Je tiens à dire que l'enquête Story Killers est très utile ; le sujet qu'elle aborde est essentiel à la profession de journaliste et à l'information du public. J'ai écouté avec attention l'audition de mes confrères qui sont venus témoigner devant vous, sous serment, la semaine dernière ; je ne remets absolument pas en cause leur travail. En revanche, je réfute les allégations formulées à mon encontre, qui sont fausses et dont j'ai compris, récemment, les ressorts.
Lors de son audition, M. Métézeau vous a expliqué comment il était parvenu à la conclusion que j'étais coupable. Il vous a d'abord indiqué que Team Jorge s'était vantée de disposer de relais dans la presse française. Pour illustrer son propos, il a montré un extrait d'un de mes journaux télévisés, qui traitait des conséquences de la guerre en Ukraine, en particulier de l'impact des sanctions prises contre la Russie sur l'industrie du yachting en France. Il vous a ensuite expliqué qu'il ne suffisait pas que Team Jorge se targue de pouvoir passer des informations par mon intermédiaire pour que cela soit vrai. M. Métézeau vous a alors révélé que cet extrait du journal télévisé de la nuit avait été repris et viralisé sur des comptes de Team Jorge sur les réseaux sociaux. Et il estime, manifestement, qu'il s'agit d'un élément à charge contre moi. M. Métézeau a fait alors valoir un troisième point : il s'est demandé, en tant que journaliste – il précise qu'il travaille pour Radio France –, si cette information avait sa place sur l'antenne de BFM TV. Il a considéré que, sur un média généraliste, on ne passe pas ce genre d'information.
Lorsque j'entends cela, je m'interroge à mon tour et je comprends qu'il s'agit d'un élément clé de la situation qui est la mienne aujourd'hui. C'est donc l'appréciation très personnelle de M. Métézeau sur ce qui devrait ou non être diffusé par BFM TV – ou par tout autre média généraliste – qui a renforcé sa suspicion, au point de l'avoir poussé à me dénoncer à ma hiérarchie. Plus précisément, il a expliqué avoir demandé à celle-ci si l'extrait de mon journal télévisé, tel qu'il avait été relayé, avait bien été diffusé sur BFM TV et s'il correspondait à la ligne éditoriale de la chaîne. Il a précisé ensuite qu'une officine israélienne, en l'occurrence Team Jorge, prétendait faire passer des messages sur la chaîne par mon intermédiaire. M. Métézeau vous a ensuite indiqué que la direction de BFM TV lui avait confirmé la diffusion de cet extrait, qui n'était pas conforme à la ligne éditoriale de la chaîne.
J'aimerais que vous visionniez un extrait d'un journal télévisé diffusé sur l'antenne de BFM Var le 12 mai 2022. Pour mémoire, celui qui fait l'objet de soupçons d'ingérence étrangère, dont le sujet est très proche, date de décembre 2022.