Intervention de Bruno Le Maire

Réunion du mercredi 22 mars 2023 à 17h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique :

En 2020, j'ai demandé à l'IGF un rapport sur les concessions d'autoroutes : il m'a été transmis en février 2021. Portant sur l'étude de la rentabilité des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) et visant à fournir des arguments de contentieux, il n'avait, à l'origine, pas vocation être rendu public ; les parlementaires qui me l'avaient demandé, notamment M. le président Éric Coquerel, y ont néanmoins déjà eu accès et il sera publié dans son intégralité dans les heures qui viennent. Permettez-moi toutefois de regretter que l'on ne puisse tenir secrets des éléments donnant des arguments à l'État, non pas en faveur des sociétés d'autoroutes, mais contre elles.

Il n'est pas inutile de rappeler le rôle historique de l'État en matière économique. La loi du 18 avril 1955 a créé des sociétés d'économie mixte pour réaliser les premières autoroutes, en France, sous l'autorité de l'État, puisque non rentables : pour tout investissement à long terme concernant l'avenir de la nation, il est nécessaire que l'État investisse les premiers euros. Dans un deuxième temps, dès lors qu'elles ont eu la garantie de la rentabilité des projets, des sociétés à capitaux privés ont progressivement pris en charge le développement du réseau autoroutier. Cette méthode est la bonne : l'État a vocation à être un investisseur de premier rang lorsque les projets ne sont pas rentables, puis à en céder la gestion à des sociétés privées, dès lors qu'il n'a plus de responsabilités particulières à exercer.

S'agissant des sociétés concessionnaires d'autoroutes, la cession a subi un contretemps : le double choc pétrolier de 1973 et de 1979, qui a fait chuter la rentabilité des projets en raison du moindre nombre d'automobilistes. Dans les années 1980, les sociétés d'autoroutes ont donc été nationalisées, à l'exception de la Compagnie industrielle et financière des autoroutes (Cofiroute). Trois des quatre grandes sociétés d'autoroutes privatisées ont à nouveau été transformées en sociétés d'économie mixte (SEM) placées sous le contrôle de l'État, parce qu'il n'y avait plus de rentabilité, ni économique, ni financière. Une fois le choc estompé, les règles de gestion des sociétés concessionnaires publiques ont été alignées sur celles du secteur privé – loi dite « Sapin » du 29 janvier 1993. Ensuite, alors que le Gouvernement était encore socialiste, des sociétés ont été ouvertes aux capitaux privés – je rappelle la cession de 49 % des parts des Autoroutes du Sud de la France (ASF) en 2002. Nous avons, avec le Premier ministre M. Dominique de Villepin – j'étais alors son directeur de cabinet –, achevé de céder les parts restantes au secteur privé.

Cette politique est la même depuis le début des années 1950 : l'État amorce l'investissement quand il n'y a pas de rentabilité, puis cède son exploitation à une société privée, dès lors que la rentabilité est garantie. Il ne s'agit pas d'une privatisation au sens strict, mais de la cession de la concession d'une infrastructure – des autoroutes –, dont l'État reste propriétaire : il recouvre l'intégralité de la propriété et de l'usage au terme de la concession, incluant un foncier valorisé. Non seulement j'assume la décision prise en 2006, avec M. Dominique de Villepin, mais je la revendique. Si l'on peut s'interroger sur les modalités de la concession, le fait de laisser une société privée concessionnaire gérer des infrastructures telles que les autoroutes relève de la bonne gestion : l'État reste le propriétaire, alors qu'il serait un mauvais gestionnaire s'il était l'exploitant. Tous les usagers peuvent d'ailleurs constater que les autoroutes sous concession privée sont en bien meilleur état que les petites portions que l'État continue à gérer.

L'opération de 2006, qui a rapporté 14,8 milliards d'euros à l'État, a été réalisée au nom d'une certaine conception de la participation de l'État au développement du territoire et de l'économie. Oui, l'État doit y participer, mais seulement lorsque le projet n'est pas rentable pour des investisseurs privés, comme en 1955. Tel n'est plus le cas aujourd'hui, puisque les projets sont au contraire caractérisés par une sur-rentabilité.

Oui, l'État doit continuer à jouer le rôle d'investisseur dans l'économie, mais pas dans les anciens domaines : il doit flécher ses capacités à investir sur les projets de décarbonation et d'industries vertes – l'hydrogène vert –, actuellement non rentables pour un investisseur privé. L'État doit amorcer la pompe, financer les premiers investissements et soutenir ceux du privé dans le cadre de partenariats public-privé (PPP). Tel est l'objectif de la stratégie pour l'hydrogène décarboné lancée par le Président de la République, à laquelle 9 milliards d'euros seront consacrés : la France doit devenir indépendante dans ce secteur.

Nous avons agi de même concernant les batteries électriques. Lorsque Saft, Total et PSA, faute d'une rentabilité suffisante pour leurs actionnaires, ont eu besoin de soutien pour ouvrir les premières usines de batteries électriques, en France et en Allemagne, pour ne pas dépendre totalement de la Chine, l'État a réalisé un indispensable investissement de plusieurs milliards d'euros. L'État doit financer les investissements d'avenir non rentables et non ceux qui appartiennent au passé, dont la rentabilité est déjà garantie. Ainsi, la proposition du Rassemblement national visant à nationaliser les autoroutes relève du passé et est une erreur à double titre : financière – il existe un nombre suffisant d'investisseurs privés – et écologique, car c'est prioritairement dans la décarbonation de notre économie que l'État doit investir, plutôt que dans des moyens de transport utilisant les énergies fossiles.

L'État doit également jouer le rôle de régulateur, dès lors qu'il y a concession. Il peut le faire selon deux modalités : les contrats de concession et les péages. Nous en venons au cœur de notre débat : l'État a-t-il, en 2006, cédé des concessions à des sociétés privées d'autoroutes dans des conditions exagérément favorables pour elles ? La réponse est quelque peu technique, faisant appel à deux indicateurs clefs : le taux de rendement interne (TRI) du projet et le TRI de l'actionnaire. Le premier apprécie la seule rentabilité de la concession, sans tenir compte des modalités de financement des concessionnaires, tandis que celles-ci sont prises en considération par le second : tenant compte non seulement de la rentabilité du projet, mais aussi de celle de son financement par l'actionnaire de la société concessionnaire – en l'espèce, la levée de dette obtenue –, il est le plus pertinent.

Je le reconnais, nos calculs relatifs au TRI-actionnaire et à la dette levée par les sociétés actionnaires se sont révélés erronés : ils ont été démentis par le niveau des taux d'intérêt, que nous n'avions pas anticipé. Nous avons ainsi sous-évalué l'avantage financier revenant aux sociétés concessionnaires. Le rapport de l'IGF, dont je ne conteste pas les chiffres, montre que le TRI-projet est, à peu de chose près, celui qui avait été anticipé par l'État lorsqu'il a cédé le capital qu'il détenait dans les sociétés concessionnaires d'autoroutes aux acteurs privés. Ainsi, nous avions estimé à 6,5 % le TRI-projet pour l'ensemble des sociétés concessionnaires d'autoroutes concernées et le taux effectivement constaté a été compris entre 7 % et 8,5 % – une évaluation faite par l'IGF, le Trésor et l'ART. En revanche, pour le TRI-actionnaire que nous avions estimé à 7 % pour l'ensemble des sociétés d'autoroutes, l'écart par rapport à nos anticipations a été beaucoup plus important, avec une différence allant de 1 point à 4 points de pourcentage. Le TRI-actionnaire évalué par l'IGF et par le Trésor est de 11,8 % pour la Société des autoroutes Esterel – Côte d-Azur – Provence – Alpes (Escota), de 12,5 % pour Eiffage et, conformément à la prévision, de 7,7 % pour Abertis. Je comprends que la représentation nationale puisse s'étonner d'écarts pouvant aller jusqu'à 4 points, entre l'estimation et le réalisé.

Ces chiffres doivent néanmoins être considérés avec beaucoup de précaution. Tout d'abord, les taux d'intérêt nuls voire négatifs sur la période étaient difficiles à anticiper : en 2006, nul n'imaginait la politique monétaire singulière qui allait être menée. Deuxièmement, le TRI-actionnaire ne peut s'apprécier que sur l'ensemble de la durée d'une concession, c'est-à-dire jusqu'à une date comprise, selon les concessions, entre 2031 et 2036. Les chiffres que je viens de communiquer n'intègrent pas la remontée très rapide des taux d'intérêt : au fur et à mesure que l'on se rapproche du terme des concessions, le TRI-actionnaire se rapproche de celui estimé en 2006, soit 7,7 %. Plus les taux d'intérêt augmenteront, plus la rentabilité diminuera, plus nous nous rapprocherons du TRI-actionnaire anticipé. L'écart actuellement constaté n'est donc pas définitif.

La question des tarifs se pose également. Ils ont évolué comme l'inflation – je confirme sur ce point ce que j'avais dit lors de mon audition, en juillet 2020 –, conformément à la règle consentie d'une augmentation minimale de 0,7 fois l'inflation. Une réglementation tarifaire s'applique également à chaque concession autoroutière en fonction des investissements réalisés. Si nous avons des routes d'une qualité exceptionnelle, c'est en raison des grilles tarifaires qui incitent à investir régulièrement, jusqu'à la fin de la durée de la concession. L'inconvénient est que l'État n'a pas conservé la possibilité d'ajuster les tarifs en fonction de l'évolution du TRI-actionnaire : il conviendra de corriger ce défaut lors de la signature des nouveaux contrats de concession d'autoroutes.

Par ailleurs, l'État n'est pas resté inactif face à la rentabilité accrue des sociétés concessionnaires d'autoroutes : le rapport dont nous discutons a été commandé ; le ministre délégué chargé des transports a eu une action résolue sur les tarifs, qui a permis de contenir la hausse du prix des péages à 2 % en 2022 ; enfin, le choix d'indexer la taxe d'aménagement du territoire sur l'inflation a permis de rapporter plus d'un milliard d'euros à l'État. Cette dernière décision a donné lieu à un contentieux : si l'État a gagné en première instance, devant le tribunal administratif, les sociétés d'autoroutes ont porté l'affaire devant le Conseil d'État. C'est la raison pour laquelle j'aurais préféré que les arguments en défense de l'État puissent rester confidentiels...

Enfin, comment éviter que l'exploitation des sociétés concessionnaires d'autoroutes devienne une rente à l'avenir ? Je suis totalement opposé aux rentes. Un dispositif de contribution sur la rente inframarginale des producteurs d'électricité a été mis en place et permet de récupérer plusieurs milliards d'euros, afin de financer le bouclier tarifaire sur l'électricité et sur le gaz et de protéger les plus modestes. De même, les sociétés d'autoroutes ne sauraient bénéficier d'une rente sur plusieurs décennies au cours desquelles il ne serait pas possible d'intervenir.

Cependant, hélas, en vertu du droit des contrats, il est impossible d'imposer aux sociétés concessionnaires d'autoroutes les tarifs qu'elles pratiquent. En 2015, la ministre Mme Ségolène Royal s'y est tout de même essayée : il ne s'agit sans doute pas d'un exemple à suivre... Une taxe spécifique aux sociétés d'autoroutes pourrait-elle être instaurée ? Les mêmes contrats comportant une clause de stabilité du paysage fiscal, cette option risquerait fort de se transformer en impasse.

Nous pouvons toutefois intervenir selon deux modalités, qui nous semblent non seulement être les plus opportunes, mais aussi permettre d'éviter des effets d'aubaine pour les sociétés concessionnaires d'autoroutes et toute rente, quelle que soit l'activité économique. La première consiste à raccourcir la durée des concessions de quelques années : nous saisirons le Conseil d'État pour étudier cette option, qui nous semble la plus solide juridiquement et la plus prometteuse économiquement. La seconde possibilité réside dans la clause de révision des contrats : je souhaite qu'ils soient renégociés à l'issue des concessions autoroutières – d'une moindre durée, je l'espère. En outre, compte tenu de l'incertitude qui pèse sur le TRI-actionnaire – impossible à déterminer sur une durée longue, en raison de la volatilité des taux d'intérêt, donc de la charge de la dette –, ces contrats devront explicitement prévoir une clause de révision des tarifs des péages en fonction du niveau de rentabilité. Les deux principes que je viens d'évoquer, qui permettront aux contrats de concession de gagner en justice économique et en efficacité, ne font sens qu'à deux conditions : la durée des concessions doit être plus courte, alors que certaines d'entre elles peuvent aller jusqu'à soixante-quinze ans ; l'État doit conserver la capacité de modifier directement le tarif des péages, en fonction du TRI effectivement constaté.

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