Je représente le syndicat Unité magistrats-Force ouvrière et nous avons, en tant qu'organisation syndicale, les mêmes objectifs que les deux autres syndicats. Nous présentons tout de même une singularité, car nous sommes les seuls à faire partie d'une confédération qui est très représentée au sein de l'administration pénitentiaire, ce qui nous offre une forme de transversalité. Nous travaillons donc beaucoup en synergie – et non en silos, souvent source de dysfonctionnements – ce qui est assez singulier au sein du ministère de la Justice, comme nous avons pu le voir dans le cadre de votre enquête.
Nous avons tout à fait compris l'intérêt de cette commission d'enquête, dont j'imagine qu'elle s'inscrit dans le champ direct de l'article L. 7 du code pénitentiaire, qui met à la charge de l'organisation pénitentiaire le fait d'assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels. Cela n'a pas été le cas, et cette commission d'enquête et donc tout à fait légitime.
En tant qu'organisation syndicale, notre propos se situe sur une ligne de crête et il interroge parfois notre capacité à vous répondre, non parce que nous ne le voulons pas, mais parce que nous ne disposons pas des éléments pour donner satisfaction à chacune de vos interrogations.
Notre syndicat fut le seul à militer en faveur du renseignement pénitentiaire à l'époque où Jean-Jacques Urvoas était ministre. Nous avons en effet toujours pensé que ce sujet était extrêmement important. La précédente garde des Sceaux, Christiane Taubira, était plutôt opposée à cette vision du renseignement pénitentiaire, estimant que l'on créerait peut-être de la confusion en incluant du renseignement dans une administration qui avait davantage vocation à œuvrer en matière de réinsertion, de sécurité et de protection.
Le renseignement pénitentiaire a depuis gagné toute sa légitimité, mais je ne suis pas sûre qu'il ait gagné toute son opérationnalité, ou toute son opérabilité. Pourtant, il s'agit de l'enjeu majeur sur des profils parfois qualifiés de « haut du spectre » ou de particulièrement dangereux. En effet, pourquoi faire du renseignement pénitentiaire si celui-ci n'est pas partagé avec les bonnes personnes et n'est pas utilisé au bon moment pour éviter des drames, ou du moins pour être opérationnel ? Ce renseignement, son organisation, la façon dont il est collecté et partagé représentent donc des enjeux majeurs.
En tant que magistrats, nous ne sommes pas à la marge du renseignement pénitentiaire, nous y participons à notre niveau. Or il ressort des auditions que vous avez déjà menées que ce renseignement sur la dangerosité, les éléments qui pourraient ou devraient être intéressants pour la gestion des détenus dangereux, ne sont pas toujours partagés, y compris du côté des magistrats, en particulier les JAPAT. Eux-mêmes ne sont parfois pas destinataires de ce renseignement. Il semblerait que ce partage des renseignements ne soit pas non plus tout à fait clair au sein de l'organisation de la détention entre le délégué local au renseignement pénitentiaire, l'administration régionale, l'administration centrale et les chefs d'établissement. Tout le monde ne semble pas avoir obtenu tous les renseignements – et je ne parle pas des renseignements intéressant les services du premier cercle, comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), ou le parquet national antiterroriste.
Au détour du drame que représente la mort de quelqu'un qui n'aurait pas dû mourir – encore une fois, l'article L. 7 du code pénitentiaire rappelle qu'une personne sous main de justice doit bénéficier d'une sécurité réelle, et non de papier –, la question du renseignement mérite sans doute un débat et des préconisations que votre commission d'enquête pourrait formuler sur son partage et sur la manière de l'exploiter de manière utile et pertinente.
Notre organisation souhaite donc attirer l'attention de votre commission sur ce sujet de l'organisation du renseignement. Je ne répéterai pas ce qu'a dit mon collègue de l'USM sur le fait que la justice ne dispose sans doute pas de tous les moyens humains, organisationnels et technologiques pour faire face à ses missions, bien qu'il s'agisse d'une réalité ; cependant, cette réalité n'est sans doute pas opposable à votre commission d'enquête. Même si c'est un constat que je partage, nous ne pouvons pas nous contenter de dire que nous manquons de moyens à chaque fois que survient un dysfonctionnement ; nous devons aller plus loin dans la réflexion. Nous sommes évidemment prêts à répondre à vos questions et je pense que cette commission doit effectivement avoir une vision globale sur le fonctionnement de l'administration pénitentiaire et de la justice, mais également sur la manière dont on traite aujourd'hui les détenus, avec cette nouveauté que constituent les profils dangereux et ceux présentant un aspect psychiatrique extrêmement important. À cet égard, nous disposons de peu d'outils et les possibilités de prise en charge effective sont insuffisantes pour les mettre à l'abri de leur propre dangerosité et, surtout, pour protéger les autres. Notre syndicat souhaite d'ailleurs depuis longtemps qu'une réflexion soit menée sur des établissements spécialisés. Actuellement, il n'y a pas de vision très claire sur la manière dont doivent être traités des profils classés génériquement comme terroristes ou extrêmement dangereux, mais qui correspondent en réalité à des profils très différents. L'idée d'avoir des établissements spécifiques, classifiés, avec des prises en charge parfois très importantes sur le plan psychiatrique doit aussi alimenter votre débat.
Nous n'avons pas accès au dossier et nous ne pourrons pas répondre à l'ensemble de vos questions. En outre, nous n'avons pas vocation à donner un avis sur les décisions prises par nos collègues. Toutefois, nous pouvons mener une réflexion sur la manière dont la justice s'organise et dont l'administration pénitentiaire gère les situations. Le rapport de l'IGJ pointe de manière très claire des dysfonctionnements et nous partageons tout à fait son analyse. Ils ont été listés en trois parties essentielles et les recommandations nous semblent également tout à fait pertinentes. Selon ce rapport, les circonstances qui ont conduit à l'agression mortelle du 2 mars 2022 n'ont pas pour origine un dysfonctionnement direct de l'organisation judiciaire, qu'il s'agisse du défaut de vigilance du surveillant sur les activités, de la mauvaise exploitation des images des caméras de vidéosurveillance ou d'une absence d'orientation de Franck Elong Abé en QER. Tous ces éléments relèvent exclusivement de la compétence de l'administration pénitentiaire, qui n'était absolument pas liée par les avis des magistrats antiterroristes, même si ceux-ci n'étaient pas nécessaires.
Vous nous demandez si, au regard du rapport de l'IGJ, les avis réservés et très réservés émis par les autorités judiciaires concernant l'affectation de Franck Elong Abé en QER nous paraissent fondés. Nous souscrivons à l'analyse juridique de l'IGJ ainsi qu'à sa recommandation n° 8. Nous relevons que les avis émis par les autorités judiciaires ne liaient aucunement la DAP, qui avait toute latitude pour affecter l'intéressé en QER, ce que relève ce rapport à la page 44.
S'agissant des réductions de peine, nous n'avons pas accès au dossier pénal de l'intéressé et ne pouvons donc pas vous répondre ni émettre un avis sur des décisions rendues par des magistrats, qui sont indépendants.
Vous nous demandez – c'est votre cinquième question – si nous estimons que Franck Elong Abé avait fait l'objet d'une prise en charge judiciaire et pénitentiaire adaptée à sa dangerosité avant l'agression mortelle du 2 mars 2022. Encore une fois, n'ayant pas accès au dossier pénal et judiciaire de l'intéressé, nous ne pouvons pas vous répondre de façon précise. Toutefois, des questionnements pourraient être soulevés en lien avec le partage de l'information et du renseignement. Il me semble d'ailleurs que, lors de leur audition, les JAPAT ont déclaré qu'ils n'étaient pas destinataires de ce renseignement pénitentiaire qui pourrait éclairer leurs prises de décisions. La cheffe d'établissement a indiqué qu'elle n'était pas au courant de la dangerosité réelle du détenu, ce qui semble important en termes de prise en charge. Comment est-il possible que ces informations sur ce type de détenu ne soient pas partagées ?
Votre sixième question porte sur nos préconisations pour que les leçons de ce drame et des circonstances qui y ont conduit soient tirées. Le schéma hiérarchique du renseignement pénitentiaire pourrait être clarifié et l'instance décisionnelle nettement identifiée. Par ailleurs, le cloisonnement entre le renseignement pénitentiaire et les chefs d'établissement, qui n'ont aucun lien hiérarchique ou fonctionnel, doit être totalement repensé selon nous. Plus généralement, cette affaire a révélé tous les travers du travail en silos des acteurs de l'administration pénitentiaire et du monde judiciaire. En matière de prise en charge des détenus terroristes, la multiplication des dispositifs et des intervenants, parfois en concurrence, complexifie la prise en charge des détenus, ou la rend inefficiente. L'empilement textuel rend illisibles le champ de compétences et le périmètre d'intervention des différents acteurs. Notre organisation préconise donc de procéder à un état des lieux de l'existant et à l'évaluation de leur efficacité et de leur interopérabilité. Je ne doute pas que ce point fasse partie de vos objectifs.
En ce qui concerne le statut de DPS et le régime qui lui est applicable, notre organisation n'ignore pas que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) l'a condamné à l'occasion d'un arrêt du 9 juillet 2009. Pour autant, notre syndicat, suivant les recommandations de la Cour, n'est pas opposé par principe à ce statut, mais à certaines modalités de sa mise en œuvre. Comme l'a dit mon collègue, il y a un aspect politique évident qui n'est pas toujours très clair à cet égard. On peut prévoir une surveillance étroite du détenu qui présente une particulière dangerosité si elle est conforme à un objectif de sécurité que tout le monde est en droit d'attendre, y compris la société et les autres détenus confrontés à ceux placés sous ce statut. Je crois donc qu'il est très important de revoir ce statut et, peut-être, de ne pas en faire un outil de gestion, qui pourrait être inadapté à certains profils.
Enfin, comme la CEDH le souligne, les rotations de sécurité pourraient être réduites au strict minimum, et les décisions de mise à l'isolement devraient être prononcées sur des motifs clairement établis et pour une durée limitée. Il serait peut-être aussi nécessaire de mettre un terme aux fouilles corporelles intégrales systématiques, sauf en cas d'absolue nécessité. Au vu de vos auditions et des éléments transmis à votre commission et s'agissant des recours faits à l'encontre du statut de DPS, il y aurait beaucoup de choses à dire sur la manière dont celui-ci a été attribué à M. Colonna. J'imagine que votre commission fera toute la lumière sur ce sujet et donnera peut-être des suites à ce qui a été dit lors des auditions quant à la manière dont l'administration pénitentiaire a utilisé ce statut.
Par conséquent, notre organisation demande la suppression ou, à défaut, la réécriture de l'article D. 223-11 du code pénitentiaire qui donne compétence au garde des Sceaux s'agissant de l'inscription et du retrait du statut de DPS afin d'éviter une instrumentalisation parfois plus politique. Nous souhaitons une évolution de l'article D. 223-11 du code pénitentiaire qui confierait à la seule autorité judiciaire l'inscription ou la radiation au répertoire des DPS. De plus, un débat contradictoire devant les JAPAT en audience publique devant le tribunal de l'application des peines devrait avoir lieu pour chaque décision de prolongation ou de radiation. Cette décision serait susceptible d'appel devant la CHAP spécialisée de Paris – qu'il conviendrait sans doute de renforcer – et de pourvoi en cassation. Le pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice en la matière serait supprimé, ainsi que les possibilités de recours devant les juridictions administratives. Unité magistrats sollicite par conséquent un élargissement des compétences actuelles des JAPAT dans ce domaine.