Je suis également magistrate de l'ordre judiciaire et conseillère à la cour d'appel d'Angers. Je m'exprime aujourd'hui en ma qualité de présidente du Syndicat de la magistrature, qui est une autre organisation syndicale de magistrats, dont l'objet est également de veiller à ce que l'autorité judiciaire puisse exercer sa mission en toute indépendance, d'agir pour la défense des libertés ainsi que des principes démocratiques, et de défendre les intérêts professionnels des membres du corps judiciaire. Je précise que notre organisation syndicale n'a pas vocation à émettre un avis utile ou qualifié sur les décisions prises par des collègues dans des affaires individuelles.
Il est particulièrement important aux yeux de notre organisation syndicale que la représentation nationale s'intéresse aux questions touchant à la justice en général et, singulièrement, à la question de l'exécution des peines et de la prise en charge des personnes détenues, car cette question est au centre des préoccupations du Syndicat de la magistrature. Je vous adresse donc nos remerciements pour avoir décidé de nous entendre dans le cadre de cette commission d'enquête.
Si nous avons à cœur de vous aider à comprendre, dans le but de l'améliorer, un système qui a manifestement dysfonctionné, il reste délicat de disséquer un évènement aussi dramatique que celui ayant conduit à la mort violente d'une personne en milieu carcéral avec une vision systémique. C'est tout de même celle que j'essaierai d'adopter, car une instruction est en cours pour faire toute la lumière sur ce crime et établir les responsabilités individuelles. Cette raison expliquera peut-être ma prudence dans certaines de mes réponses.
Vous nous avez demandé sur quels éléments notre organisation souhaitait attirer l'attention de la commission d'enquête. Le rapport de l'IGJ permet de comprendre l'enchaînement dramatique des faits qui ont conduit à l'agression mortelle d'Yvan Colonna. Nous n'allons pas débattre de la responsabilité de l'État qui a failli dans sa mission de garantir la sécurité d'une personne détenue. Des manquements individuels ont également été pointés dans le rapport de l'IGJ, mais ils ne feront pas l'objet de mon propos. Votre mission interroge, légitimement me semble-t-il, la présence à la maison centrale d'Arles tant de M. Elong Abé – en demandant s'il n'aurait pas dû passer en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER) et être affecté ailleurs – que de M. Colonna – puisque son statut de détenu particulièrement signalé le « clouait » en maison centrale. Vous vous interrogez donc sur la légitimité de ce statut auquel il était encore soumis au moment de sa mort.
Pour répondre à la septième question de votre questionnaire, l'existence de certaines catégories pénitentiaires, telles que DPS, TIS ou détenu de droit commun susceptible de radicalisation (DCSR), qui permettent à l'administration de déterminer un régime de détention dérogatoire du droit commun de façon quasi discrétionnaire, contrarie l'individualisation des peines, qui est un objectif assigné à l'autorité judiciaire, mais également à l'administration pénitentiaire en vertu de la loi. La situation que vous examinez me semble, à cet égard, archétypale. Il n'y a rien de commun entre les profils pénitentiaires de ces deux personnes détenues au moment de l'évènement. Cependant, elles se voient appliquer le même régime, cette même étiquette de DPS. Les catégories pénitentiaires font donc obstacle à la nécessité de personnaliser la prise en charge et le suivi des personnes. Si on voulait qu'un détenu comme Yvan Colonna, qui après presque vingt ans passés en détention, classé au service général, ne présentait plus de risque d'évasion et n'avait pas participé à un mouvement collectif, puisse bénéficier d'un rapprochement familial qui limite les atteintes à sa vie privée et familiale, il aurait dû être soumis à un régime de détention adapté. Le statut de DPS qui est décidé en début de parcours pénal pour des raisons qui peuvent paraître légitimes génère de l'automaticité et, souvent, l'administration ne veut pas prendre de risques. Pour l'autorité judiciaire qui n'est pas décisionnaire, le traitement est parfois quelque peu administratif. J'ai écouté l'audition du directeur des affaires criminelles et des grâces qui a été au parquet national antiterroriste et celui-ci a apporté des réponses sur le fait que l'opportunité de lever ou non l'inscription au répertoire DPS n'était pas beaucoup discutée.
Certaines personnes auditionnées ont répondu à la question « a-t-on besoin de ce répertoire DPS ? » en disant qu'on ne pouvait pas se passer de ce statut, même si le faible nombre de détenus laisse penser qu'il n'est pas utilisé de manière excessive. En effet, le directeur de l'administration pénitentiaire a indiqué qu'il concernait 250 personnes sur un total de 72 000 détenus. Néanmoins vous a-t-on démontré son utilité ? Le service national du renseignement pénitentiaire a indiqué que ce statut était trop large et qu'il allait piocher au sein de ces DPS les personnes détenues qui l'intéressaient. Nous pensons donc que l'administration pénitentiaire pourrait réfléchir à un système pour suivre ces détenus sans les catégoriser et sans générer cette automaticité. Je le dis sans angélisme. Des mesures plus coercitives sont évidemment nécessaires pour certains détenus, mais l'absence de statut de DPS n'empêche pas de placer un détenu à l'isolement, de le transférer et de fouiller sa cellule plus minutieusement. En tant que magistrats, nous suivons des détenus qui sont majoritairement non signalés et qui font tout de même l'objet de ces mesures très fréquemment.
Si nous estimons collectivement que nous ne pouvons pas nous passer de ce statut, nous devons comprendre ce qu'il signifie dans la réalité : il entraîne des atteintes aux droits plus importantes que celles qui sont inhérentes à la détention, et le contrôle du juge, qui est un contrôle du juge administratif a posteriori, n'est pas suffisant. Actuellement, notre système pénal et pénitentiaire organise un régime ultra coercitif pour protéger la société contre les individus les plus dangereux et il ne permet pas toujours à ces individus d'occuper une place autre que celle qui leur est assignée.
De l'autre côté du spectre de la dangerosité, la situation de Franck Elong Abé soulève aussi une question essentielle. Il s'agit d'un individu très dangereux sur le plan criminologique et le rapport contient des éléments qui caractérisent la violence et la réitération, notamment en regard de son comportement en détention qui fait état de nombreux actes violents. Dans sa situation, une fin de peine se profilait. L'administration pénitentiaire et le juge se voient donc attribuer une tâche extrêmement difficile face à ce type de profils. Comment gère-t-on de tels individus très dangereux en prison ? Aujourd'hui, ils sont gérés par la coercition. Ce détenu a par exemple fait l'objet de mesures d'isolement très importantes et on demande à l'administration pénitentiaire de se débrouiller avec cela.
Il me semble qu'une question a été peu explorée alors qu'elle mériterait de l'être : quel était le profil psychiatrique de ce détenu ? Quel a été son parcours de soins en détention ? Le service public hospitalier est chargé des soins en prison et je pense qu'à la question « pourquoi Franck Elong Abé n'a pas été orienté en QER ? », à laquelle certaines personnes vous ont apporté des réponses, il faudrait ajouter la question du parcours de soins. Qu'a-t-on essayé de faire du côté du trouble psychiatrique ?
En ce qui concerne les difficultés dans l'organisation judiciaire, je ferai la même réponse que mon collègue : à la lecture des éléments auxquels nous avons eu accès, nous estimons qu'aucune difficulté n'a été mise en lumière à cet égard par les circonstances des faits telles qu'elles ressortent de ce rapport.
Par ailleurs, je ne me prononcerai pas sur les avis des autorités judiciaires qui ont été émis. De manière générale, l'IGJ indique que les autorités judiciaires ont été amenées à donner un avis qui n'était pas prévu, c'est-à-dire non fondé en droit, et qui ne liait pas l'administration. Cet avis a pourtant prévalu. Si l'administration demande un avis non obligatoire et décide de le suivre plutôt que les avis obligatoires, il en va de la responsabilité celle-ci. En tant que juges, nous sommes régulièrement amenés à demander des avis qui sont prévus et, si on choisit de demander l'avis d'une autorité qui n'a pas à le donner et que nous décidons de le faire prévaloir dans notre décision, la motivation de celle-ci permet de contrôler les motifs qui ont prévalu.
Les textes prévoient un recueil d'avis des autorités judiciaires pour ce qui concerne le volet judiciaire de l'exécution de la peine. Lorsqu'on demande l'avis de l'autorité judiciaire pour savoir si un détenu doit être transféré ou orienté dans tel ou tel quartier, ce n'est pas la capacité à regarder les éléments d'un comportement en détention et les conclusions à en tirer qui légitime l'avis de l'autorité judiciaire. Notre compétence porte plutôt sur l'aspect judiciaire : est-ce qu'une enquête en cours fait obstacle à un projet de transfert dans un autre quartier ? Y a-t-il un projet d'aménagement de peine en cours ? Y a-t-il une expertise dans une procédure judiciaire ? Nous sommes alors légitimes pour dire si le moment est bien choisi ou non. De manière générale, les dispositions applicables peuvent être source de confusion. S'agissant d'un transfert de droit commun, l'avis de l'autorité judiciaire est prévu ; s'agissant de l'orientation en QER, ce n'était pas le cas. Or tout cela est effectué avec un même logiciel. Concrètement, on renseigne un dossier d'orientation et de transfèrement, qui est régi par les dispositions du code pénitentiaire, et ce dossier contient l'avis des autorités judiciaires. L'outil utilisé représente donc peut-être une source de confusion.
Je ne me prononcerai pas sur les réductions de peine accordées et la prise en charge judiciaire, car il s'agit d'une appréciation individuelle formulée par l'autorité judiciaire.
Vous nous demandez enfin quelles sont nos préconisations pour tirer les leçons de ce drame. Pour l'évaluation de la dangerosité, je vous renvoie à mon propos sur les statuts spécifiques. Comme une décision du Conseil constitutionnel l'a invité à le faire, le législateur pourrait se pencher sur les conséquences, sur les droits en détention des personnes détenues, attachées à un régime décidé par l'autorité administrative. L'autorité administrative doit-elle vraiment, de manière trop discrétionnaire, décider de régimes avec des conséquences qui semblent ensuite figées ? Il nous faut enfin progresser sur la question de l'accès au soin des personnes détenues.