Traditionnellement, l'Union syndicale des magistrats (USM) prend la parole en premier, car elle représente le syndicat majoritaire de la profession, apolitique, pragmatique et attaché à la défense tant des intérêts des magistrats que de l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Je vous remercie, monsieur le président, de nous avoir invités. J'ai été secrétaire général de l'USM et j'en suis maintenant le président depuis quelques mois. Il se trouve, par un hasard heureux ou malheureux, que j'ai également été magistrat en administration centrale au sein de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP), notamment en tant qu'adjoint-chef de bureau au bureau renseignement pénitentiaire (BRP), qui est ensuite devenu le bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), puis le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP).
Je souhaite tout d'abord affirmer que le décès d'une personne placée sous main de justice en détention, quelles qu'en soient les circonstances, est un drame absolu pour toutes les personnes concernées, notamment les familles, et un échec pour l'institution pénitentiaire. L'échec semble ici d'autant plus grand qu'il s'agissait de deux profils qui étaient dans les radars de cette administration en qualité de détenus particulièrement signalés (DPS). Lorsque mon bureau a reçu votre convocation et la convocation des organisations syndicales de magistrats – l'opportunité de cette convocation vous revient, monsieur le président, et je n'ai pas à la commenter –, je me suis posé la question de la légitimité qu'avait notre syndicat à venir s'exprimer sur les thématiques qui sont les nôtres aujourd'hui, notamment en lisant le questionnaire que vous avez eu la gentillesse de nous adresser. En m'attelant à la lecture des pièces qui étaient accessibles, et notamment le rapport de l'IGJ dont je salue ici le travail, je me suis interrogé sur la place du judiciaire dans cette problématique.
Pourquoi me suis-je interrogé ? D'une part, il s'agissait avant tout d'une prise en charge administrative de ces personnes condamnées définitivement, et non d'une prise en charge judiciaire. S'agissant de condamnés définitifs, le régime et les conditions de détention appartenaient avant tout à l'administration pénitentiaire. Les décisions contestées et objets de vos légitimes questionnements sont de l'ordre de l'administratif, à savoir la prise en charge et le suivi en détention, notamment sous l'angle de la discipline, de la sécurité et du renseignement. Ces prises en charge ont-elles été efficaces en fonction des alertes et des moyens dont l'administration pénitentiaire disposait ? Par ailleurs, je comprends que votre commission se demande si le maintien du statut de DPS d'Yvan Colonna était justifié. Ce sont toutes des décisions administratives et, parfois – il faut bien le dire et le reconnaître –, politiques, puisqu'elles remontent au ministre, ou sont prises par le ministre lui-même, qu'il s'agisse du ministre en exercice ou du Premier ministre lorsque le ministre concerné est empêché par un conflit d'intérêts comme c'est le cas aujourd'hui.
D'autre part, je me suis posé la question de notre légitimité, car il ne saurait être question pour l'USM d'apprécier, de commenter ou de critiquer, ainsi que votre questionnaire semblait parfois nous y inviter, des actes ou des activités juridictionnels, d'autant moins que nous n'avons pas accès au dossier.
Il me paraît important de rappeler deux choses concernant notre ministère qui ne se retrouvent pas dans l'ensemble de ceux-ci, qu'ils soient régaliens ou non. Notre ministère incarne à la fois l'autorité judiciaire – d'aucuns diront le pouvoir judiciaire – et il gère administrativement ceux qui la composent, à savoir les juges et les procureurs. Cette administration assure également la gestion d'un service public. Cette double nature le démarque des autres ministères. Il s'agit d'une administration très pyramidale, notamment dans certaines de ses directions, comme la direction d'administration pénitentiaire. Au sommet de cette pyramide se trouve une autorité politique en la personne du garde des Sceaux.
Les sujets traités aujourd'hui étaient suivis par l'autorité administrative et faisaient l'objet d'un suivi ainsi que d'une attention particulière de l'autorité politique. Ces sujets sont particulièrement sensibles et inflammables. De plus, une difficulté se pose avec le garde des Sceaux actuel : du fait d'un certain nombre de décrets de déport, celui-ci ne peut plus connaître des dossiers corses. Par conséquent, ceux-ci sont gérés par le Premier ministre, qui est aidé de son cabinet et de son conseiller justice.
La sécurité publique relève principalement des forces de sécurité intérieure (FSI). Un point de débat peut porter sur le fait de savoir si l'administration pénitentiaire est ou n'est pas, – notamment au travers des surveillants – la troisième ou quatrième force de sécurité intérieure après les polices municipales. L'institution judiciaire participe à cette sécurité publique, car l'article 130-1 du code pénal rappelle que le sens de la peine et la dimension de jugement obéissent à plusieurs impératifs : celui de punir et de sanctionner, mais aussi de traiter le risque de récidive et d'inciter les personnes qui ont commis l'infraction à la désistance et à la réinsertion et, de cette manière, de protéger la société. La justice protège en effet la société, mais pas au même titre que les FSI. Le rôle de la justice consiste également à rétablir l'équilibre social lorsqu'il a été rompu et à rétablir la victime dans ses droits. Nous aurons tous noté que, de plus en plus, la justice concourt à la surveillance post-peine, surtout pour les publics terroristes, avec la multiplication de mesures de sûreté judiciaire, lesquelles viennent parfois en concurrence avec les mesures de sûreté administrative.
Je rappelle que la logique du renseignement, de l'anticipation, a irrigué l'action judiciaire. Habituellement, celle-ci consistait à déterminer et interpeller l'auteur d'une infraction, le traduire en justice et le juger. Le champ du judiciaire s'est déplacé avant l'infraction puisqu'on incrimine de plus en plus des actes préparatoires assez haut et assez loin dans la préparation d'un schéma criminel. On va également de plus en plus loin car dorénavant, la justice, notamment en matière terroriste, doit assurer un suivi post-peine de plus en plus serré et important.
Dans une note de juillet 2020 produite à l'occasion d'un projet de loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes, l'USM relevait que l'on confiait de plus en plus aux juges d'application des peines (JAP) la responsabilité de mesures administratives de suivi, de sécurité et de sûreté sans leur donner les moyens d'une réelle réinsertion des personnes condamnées ayant purgé leur peine.
Vous nous avez demandé quelles difficultés de l'organisation judiciaire avaient été mises en lumière par les circonstances qui ont conduit à l'agression mortelle du 2 mars 2022. À mon sens et comme l'IGJ, je n'en décèle pas particulièrement. Vous pourriez me dire lesquelles vous identifiez précisément afin que je puisse peut-être vous répondre, mais de manière générale, je n'en décèle pas. Je ne dis pas cela par corporatisme, mais par rapport aux éléments épars dont j'ai pu avoir connaissance.
Plus généralement, les difficultés de l'autorité – et non de l'organisation – judiciaire, sont immenses au vu de son état de délabrement. Celui-ci a longtemps été nié par le politique et parfois ignoré par vos assemblées. Il est cependant acté depuis les conclusions du rapport Sauvé qui donne suite aux états généraux de la justice. Je ne rappellerai pas les chiffres de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ), que vous connaissez, mais le nombre de magistrats n'est pas le seul point de difficulté ; il y a aussi le sujet des applicatifs justice. Encore récemment, puisque nous parlons du suivi de personnes condamnées, notre applicatif justice APPI (application des peines, probation, insertion), qui permet de communiquer au quotidien entre les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et les services de l'application des peines (SAP), n'a pas fonctionné pendant plusieurs jours. Combien de données communiquées par les SPIP en direction des JAP ont été perdues à cette occasion ? Je n'en sais rien. Combien d'incidents ainsi communiqués aux JAP n'ont pas pu être traités immédiatement ou pas traités du tout ? Je n'en sais rien, et nos collègues sont confrontés à ces difficultés tous les jours.
S'agissant des terroristes, la compétence exclusive est celle des juges de l'application des peines antiterroristes (JAPAT) et de la chambre d'application des peines (CHAP) de Paris. Or celle-ci comprend deux présidents et de trois à quatre conseillers. Elle doit donc à la fois gérer le travail de 60 JAP environ sur le ressort de Paris ainsi que le contentieux très technique et complexe des « terro ». Ce nombre de conseillers a varié. À un moment donné, un poste a été ouvert aux collègues et n'a pas pu être pourvu, à tel point que, me semble-t-il, le premier président de la cour d'appel de Paris a dû décider de nommer un collègue pris sur ses effectifs pour compléter cette chambre.
Pourtant, ce domaine appelle à l'hyperspécialisation des collègues. Lorsque j'ai commencé la magistrature il y a trente ans, la « japerie » constituait une demi-direction d'étude à l'École nationale de la magistrature (ENM) ; ce domaine est devenu un droit très complexe, voire le plus technique des droits enseignés à l'ENM. La même question se pose pour la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) à Paris. Celle-ci doit être automatiquement saisie par la CHAP lorsque l'on veut sortir un « terro » en fin de peine et aménager sa peine. Cette CPMS fonctionne notamment grâce à des magistrats honoraires. Je remercie ces collègues de venir apporter leur expérience au sein de cette commission pluridisciplinaire, mais nous nous trouvons pourtant au cœur du réacteur en matière de suivi des terroristes et celui-ci est réalisé grâce à l'apport de ces collègues honoraires. Plus généralement, le post-sentenciel est souvent oublié ou est le parent pauvre de la justice. Il suffit de regarder la situation des juges des enfants pour s'en persuader. Ceux-ci sont les JAP des mineurs et, très souvent, cette compétence est résiduelle, voire peu ou pas investie, faute de temps et outre l'hyperspécialisation désormais requise.
Je pourrai parler de manière générale à propos des avis réservés et très réservés des autorités judiciaires dans ce dossier au fil des questions que vous nous poserez, mais je ne pourrai pas entrer dans le fond du dossier, car je ne le connais pas.