Je répondrai à votre première question par la fin. En 2019, Franck Elong Abé n'était pas davantage accessible à une prise en charge en QPR qu'en QER. Je vais vous en faire la démonstration en précisant le fonctionnement des QPR.
Le QPR, comme le QER, est confié à une équipe pluridisciplinaire, qui, dans un QER, compte dix-sept professionnels pour douze détenus. Outre des surveillants pénitentiaires spécialement formés à la communication non violente, à la prise en charge des détenus radicalisés, à la conduite d'entretiens et à la détection de la dissimulation, elles comportent des éducateurs, des psychologues spécialisés en matière de radicalisation, de géopolitique et de concepts clés de l'islam, ainsi qu'un médiateur du fait religieux et toute la chaîne de commandement. En QPR, ces professionnels mènent des activités de contre-discours.
Le QER a pour objet d'évaluer le rapport entre les facteurs de risque et les facteurs de protection. Les premiers sont par exemple un passé de délinquant, des troubles psychologiques et psychiatriques, des addictions, l'absence de perspective d'emploi ou de formation professionnelle, la faiblesse du bagage intellectuel ou l'échec scolaire. Les seconds sont par exemple une famille aimante et aidante, un certain niveau scolaire ou universitaire ou une certaine culture religieuse, qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser, et quelle que soit la religion, est un facteur de protection.
La combinaison de ces facteurs aboutit à un équilibre. En QPR, nous rééquilibrons la balance. L'objectif est de réduire les facteurs de risque et d'augmenter les facteurs de protection, notamment en resocialisant les détenus par des activités collectives. Par exemple, une personne présentant des vulnérabilités sera particulièrement sensible aux thèses radicales. En QPR, nous la confrontons, de façon très maîtrisée et en appliquant une pédagogie de la réussite, à des personnes face auxquelles elles apprennent à dire non et à affirmer leur position, donc à lutter contre leurs vulnérabilités, ce qui les rend moins sensibles aux idées radicales.
Je vais vous donner un exemple très concret : nous faisons de l'art dans les QPR. Avant d'occuper ce poste, j'ai eu une autre vie, au cours de laquelle j'ai beaucoup travaillé avec des mineurs délinquants, auxquels l'organisation d'activités artistiques m'a permis de donner accès à la culture. Avec les détenus radicalisés, les activités sont exactement les mêmes, avec un dessein distinct.
Faire de l'art avec un public qui, dans son ADN, a la croyance que la représentation humaine et animale est interdite au motif que seul Dieu crée et que Dieu est incréé, prend une coloration toute différente. Réaliser une activité artistique avec une personne à référentiel djihadiste considérant qu'il n'y a pire hérésie que dessiner un animal ou un visage humain, ce qui revient à se substituer à Dieu et doit être puni de mort, ou avec une personne présentant des vulnérabilités, sous le contrôle d'un islamologue connaissant la place de l'art dans l'évolution de la civilisation islamique, l'âge d'or du califat de Bagdad et l'expansion du monde arabe, ainsi que dans la question cultuelle et dans le développement de la calligraphie et de la poterie, tout cela permet de relativiser les choses, de les fonder sur l'assise historico-critique du discours de l'islamologue et, pour les personnes vulnérables, de renforcer leur esprit critique. Comme vous le constatez, la dimension collective du travail en QPR est indispensable.
Par ailleurs, nous y confrontons l'approche des détenus à celle d'un médiateur du fait religieux, qui est un professionnel très différent de l'imam ou de l'aumônier. Détenteur d'un savoir académique, islamologue, docteur en théologie, en sciences ou en histoire des religions, il met en œuvre une approche permettant de déconstruire l'appareil doctrinal de Daech.
Par exemple, Daech affirme que la construction historique de l'islam autorise à tuer tous les mécréants. Le médiateur du fait religieux, en s'appuyant sur les textes et les savants reconnus comme légitimes par la personne imprégnée d'idéologie, peut relativiser son propos et reconstruire une approche historique cohérente et compatible avec les valeurs de la République et la construction de l'islam. Cette recontextualisation suppose d'avoir en face de soi une personne accessible à de tels échanges.
Compte tenu de ces indications, vous comprenez que le cas de Franck Elong Abé était à nos yeux incompatible avec une prise en charge en QPR. Au demeurant, le décret constitutif des QER et des QPR ne fait pas de l'évaluation en QER un préalable indispensable au placement en QPR, même si elle est souhaitable. Juridiquement, nous pouvons faire passer un détenu directement de l'isolement ou de la détention ordinaire à un QPR, si nous connaissons suffisamment son degré d'imprégnation idéologique et si son accessibilité à la prise en charge ne fait aucun doute. Nous l'avons fait en quelques occasions exceptionnelles. Il reste néanmoins préférable de passer par le QER avant.
En tout état de cause, une personne inapte à intégrer un QER ne peut pas, a fortiori, intégrer un QPR, dont la dimension collective est encore plus prononcée, sans mettre en danger ses codétenus et les surveillants pénitentiaires.
S'agissant de la cellule de crise évoquée par Le Monde, nous avons contesté ma participation alléguée et demandé au journal de publier un démenti. J'ai été le premier surpris de découvrir mon nom dans un article évoquant une cellule de crise à laquelle non seulement je n'ai pas participé, mais qui n'a pas été tenue à mon initiative.
Une cellule de crise a bien été réunie à la suite du drame, mais celui-ci ne supposait pas la mobilisation de la doctrine telle que je l'ai présentée. L'article en tant que tel a disparu, malheureusement il apparaît toujours en référence lorsque l'on tape mon nom associé aux termes « assassinat Yvan Colonna », ce à quoi je compte mettre un terme en contactant les fournisseurs d'accès.