Intervention de Naoufel Gaied

Réunion du mardi 28 février 2023 à 17h00
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Naoufel Gaied, chef de la mission de lutte contre la radicalisation violente (MLRV) :

La MLRV est, au sein de l'administration pénitentiaire, de création assez récente. Je dirai qui nous sommes avant d'évoquer, assez rapidement, l'évolution et la construction de la MLRV, ainsi que notre structuration et notre stratégie. Cette présentation devrait répondre à certaines questions que vous nous avez adressées, ce dont nous vous remercions.

La MLRV est avant tout un réseau, constitué, à tous les échelons de l'administration pénitentiaire, d'équipes pluridisciplinaires. J'évoquerai à plusieurs reprises la notion de pluridisciplinarité, qui pourra faire l'objet d'échanges ultérieurs.

Notre pluridisciplinarité est assez singulière au sein du ministère de la Justice. L'échelon central de la MLRV, par exemple, est composé de directeurs, d'une magistrate – mon adjointe –, de juristes, de spécialistes de géopolitique, d'un sociologue spécialiste de la radicalisation – Romain Sèze –, d'une islamologue, d'éducateurs et de psychologues.

Cette pluridisciplinarité prévaut aussi au sein des services déconcentrés, notamment dans les dix directions interrégionales des services pénitentiaires (Disp), dotée chacune d'une mission interrégionale de lutte contre la radicalisation violente (MILRV), appelée « coordination MLRV », réunissant des directeurs pénitentiaires, des éducateurs, des psychologues et un médiateur du fait religieux. Ces médiateurs, qui ne doivent pas être confondus avec les aumôniers pénitentiaires, dont la fonction est distincte, sont des islamologues mettant en œuvre une approche académique.

La pluridisciplinarité est également la règle dans les établissements pénitentiaires et en milieu ouvert, au sein d'un réseau composé d'éducateurs, de psychologues – 115 de mémoire –, de conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) spécialistes des questions de radicalisation, ainsi que de surveillants pénitentiaires formés à la détection de la dissimulation, à l'observation, à la communication non-violente et aux techniques d'évaluation. Toute la chaîne de commandement – gradés, officiers, directeurs – est formée sur ces questions. Les équipes locales comportent aussi un médiateur du fait religieux.

À l'échelle nationale, le réseau MLRV compte 482 personnes, dont mon équipe et moi-même devons organiser et suivre l'activité.

Au niveau central et en premier lieu, nous devons élaborer la politique publique de lutte contre la radicalisation violente, en proposant au garde des Sceaux des stratégies.

En deuxième lieu, nous sommes chargés de la décliner, lorsqu'elle a été validée et arrêtée, en élaborant la doctrine d'emploi des 482 professionnels précités, ainsi que la doctrine de fonctionnement des dispositifs dédiés, notamment les QER, les QPR, le programme d'accueil individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs) en milieu ouvert et le centre national d'évaluation de la radicalisation (CNER), que nous évoquerons sans doute lorsque nous aborderons la préparation à la sortie.

En troisième lieu, notre activité revêt une dimension opérationnelle, consistant à émettre un avis sur l'orientation en QER et en QPR des détenus dont la situation est particulièrement sensible. Concrètement, une partie de notre échelon central a une fonction organisationnelle de pilotage et d'animation de réseau, une autre est chargée d'élaborer des suivis individuels, d'émettre des avis d'orientation vers ces quartiers spécifiques et d'assurer le suivi des détenus les plus sensibles, dont faisait partie Franck Elong Abé.

La stratégie que nous appliquons à l'heure actuelle est le résultat d'évolutions au fil des ans. Je m'efforcerai d'être le plus concis possible et de ne pas vous noyer dans les détails de son histoire, quitte à les préciser à la faveur de vos questions.

La construction de la stratégie de lutte contre la radicalisation violente a d'emblée été très empirique. Nous avons tous été confrontés à une menace croissante, qui existait dans notre société et a éclaté au grand jour en 2015. Dès 2012, la montée de la radicalisation violente à référentiel djihadiste s'est manifestée en détention. En 2014, une première unité spécifique d'accueil et de regroupement des détenus terroristes a été créée au centre pénitentiaire de Fresnes. Les attentats de 2015 nous ont amenés à nous interroger sur le parcours de ces détenus, ainsi que sur leur prise en charge et leur gestion.

Sur la scène internationale, il y a deux façons de concevoir les choses en matière de gestion des détenus radicalisés : les regrouper, selon une logique de ségrégation, ou les disperser, ce qui peut présenter l'inconvénient majeur d'une contamination du reste de la population carcérale par les idées radicales, mais permet d'éviter l'effet de sur-radicalisation que le regroupement peut produire, en mettant en contact des personnes du bas et du haut du spectre, au risque de recréer des réseaux terroristes en détention.

La France a expérimenté le regroupement sans discernement de 2015 à 2016, après avoir initialement opté pour la dispersion, et avant d'adopter aujourd'hui un régime mixte. Un événement marquant a fait évoluer notre stratégie : l'attentat commis en détention, le 4 septembre 2016 à la maison d'arrêt du Val d'Oise, par Bilal Taghi, terroriste à référentiel djihadiste. Cet événement nous a amenés à nous interroger sur le regroupement sans discernement de ces détenus au sein d'unités dédiées, et à élaborer une nouvelle stratégie, que nous mettons en œuvre depuis 2017.

Cette stratégie est fondée sur la mixité des régimes d'incarcération : à l'issue d'une phase d'évaluation, la prise en charge est adaptée au profil de chaque détenu – détention ordinaire, quartier d'isolement ou QPR. De 2017 à 2019, nous avons expérimenté ce régime mixte. En 2019, nous avons commencé à rédiger une doctrine, en capitalisant sur cette expérimentation. Cette doctrine a été formalisée le 31 décembre 2019 et a évolué de 2019 à 2022 pour donner lieu à une note, datée du 31 janvier 2022, qui, en treize annexes, résume notre stratégie par champ d'application.

Le premier champ d'application est l'élaboration d'outils de détection. La France s'est dotée d'une grille de détection faite d'indicateurs permettant d'identifier les signaux faibles et les signaux forts. Une formation en la matière a permis la montée en compétences de nos personnels sur ces questions, s'agissant notamment de la lutte contre la dissimulation – la fameuse taqîya.

Le deuxième élément de notre triptyque opérationnel est l'évaluation des détenus, souvent réduite, à tort, à l'orientation en QER, dont on a tendance à faire l'alpha et l'oméga de l'évaluation. En réalité, l'évaluation a lieu à deux niveaux. Au sein des établissements pénitentiaires, l'évaluation au niveau local fournit un premier niveau d'évaluation, dans le cadre des commissions pluridisciplinaires uniques radicalisation (CPU-R). Les QER constituent un second niveau d'évaluation, plus approfondie.

À l'issue de ces quinze semaines d'évaluation, nous décidons de la prise en charge des détenus. La spécificité de la France, en matière de régime mixte, est de discriminer les détenus en trois catégories identifiées lors de l'évaluation. Les détenus ne présentant pas de risque de violence ou d'influence, définie comme la contamination des idées radicales par des actions de prosélytisme, sont placés en détention ordinaire. Les détenus présentant un risque de violence ou d'influence tout en étant accessibles à la prise en charge sont orientés en QPR, où sont menées des actions de désengagement de la violence et de distanciation des idées radicales. Les détenus présentant un danger grave et imminent de passage à l'acte violent en détention pour des motifs idéologiques – soit, concrètement, un risque direct ou indirect d'attentat en détention – sont orientés en quartier d'isolement.

Chaque partie de ce triptyque opérationnel mobilise des dispositifs et des outils distincts. Je pourrai présenter, si vous le souhaitez, ces méthodologies d'évaluation et de prise en charge, et les illustrer par des exemples très concrets : que faisons-nous face aux théories du complot ? Comment mobilisons-nous l'islamologie dans le désengagement de la violence ou la distanciation des idées radicales ? Comment évaluons-nous l'imprégnation idéologique, selon une approche originale de l'évaluation ?

Celle-ci repose traditionnellement sur l'appréciation des risques psychosociaux en fonction du rapport entre facteurs de risque et facteurs de protection. Plus une personne a des facteurs de risque, moins elle a de facteurs de protection et plus sa propension au passage à l'acte violent est élevée. Nous mobilisons des éducateurs et des psychologues pour les évaluer.

Par ailleurs, nous avons fait le choix singulier, en France, d'évaluer aussi le degré d'imprégnation idéologique. Pour ce faire, nous devons faire appel à des experts, car nul ne peut s'improviser expert en la matière. Ce rôle incombe aux médiateurs du fait religieux. L'addition des facteurs de risque, des facteurs de protection et du degré d'imprégnation idéologique nous permet de déterminer le risque de violence ou d'influence d'une personne, donc la modalité de prise en charge adaptée.

La note précitée nous permet de capitaliser sur l'expérience acquise depuis 2015, faite des leçons que nous avons tirées de plusieurs expérimentations et événements – notamment les différents attentats et incidents commis en détention –, ainsi que d'expérimentations dont nous avons eu connaissance grâce à nos partenariats à l'international. Nous avons capitalisé sur notre expérience, tiré les leçons de nos difficultés et identifié les axes d'amélioration, pour ajuster notre stratégie dans le cadre de la note du 31 janvier 2022, dont les annexes précisent notamment ce que sont la détection, l'évaluation, les quartiers spécifiques et les professionnels spécialisés dans la radicalisation – médiateur du fait religieux, psychologue, éducateur.

Une annexe spécifique précise comment aborder la question du genre. Comment traite-t-on la radicalisation ou le djihadisme au féminin, dont l'approche est totalement différente de celle applicable à son équivalent masculin ? Longtemps, les femmes djihadistes étaient considérées comme des femmes de djihadistes, traînées dans les zones de combat par un mari très imprégné idéologiquement. Grâce à la connaissance plus fine que nous avons acquise de ce public, nous les considérons désormais comme des djihadistes à part entière, parfois plus imprégnées idéologiquement que certains hommes, parfois à l'origine d'un engagement radical et d'un départ en Syrie.

Une autre annexe est consacrée à la préparation à la sortie et à la prise en charge après la sortie, qui sont des enjeux forts.

Cette note jette les bases de notre agenda des années à venir, notamment sur trois points : la prise en charge des femmes, notamment des returnees – un enjeu particulièrement important pour nous ; la consolidation de notre stratégie en milieu fermé, au sein des QER et des QPR, après évaluation par un laboratoire indépendant, diligentée le 30 septembre 2022, des trois années de sa mise en œuvre ; la prise en charge des sortants de prison radicalisés pour endiguer le risque de violence et d'influence qu'ils présentent, donc prévenir la mise en danger nos concitoyens.

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