Intervention de Sébastien Lecornu

Réunion du mardi 24 janvier 2023 à 17h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Sébastien Lecornu, ministre des armées :

Je vous adresse d'abord tous mes vœux pour cette nouvelle année.

Le Parlement va examiner cette loi de programmation militaire dans un moment difficile. Nous nous savons observés, par nos compétiteurs, par nos alliés, par notre armée, par la population. Je vous remercie du travail que vous accomplissez : si la Ve République fait du Président de la République le chef des armées, le Parlement joue un rôle essentiel pour contrôler l'action du Gouvernement, sur le fond comme sur la forme.

Je suis devant vous pour dresser un premier bilan de la construction de la LPM.

Le chef de l'État a arrêté, vous l'avez dit, de grands principes et défini un cadrage budgétaire. Mais la copie n'est pas terminée. Une loi de programmation militaire, c'est une courbe budgétaire, des normes, mais aussi un rapport annexé qui fixe un référentiel opérationnel, différents contrats opérationnels et des cibles capacitaires. Il reste quelques semaines de travail. J'ai confié cette mission au délégué général de l'armement car les capacités de notre industrie de défense influeront sur le rythme d'exécution de la LPM. Nous devrons revenir aussi sur nos projets en matière d'attendus opérationnels.

Je suis ministre des armées depuis huit mois, et je vois bien que j'arrive dans une maison qui, malgré l'exécution à l'euro près de la LPM actuelle et malgré l'augmentation des crédits, demeure traumatisée par les diminutions budgétaires qu'elle a connues, souvent menées par une révision générale des politiques publiques (RGPP) aveugle, qui a parfois décapité des programmes. Au fond de l'âme des armées, et surtout de celles et ceux qui les gèrent, on applique encore parfois la stratégie du hérisson, en cherchant à se protéger. Or, lorsque les crédits augmentent, la philosophie doit changer.

La machine attendait la courbe budgétaire, et celle-ci était souvent orientée à la baisse – même si elle a aussi augmenté, et les armées commencent d'ailleurs à percevoir les effets de la LPM actuelle : on avait donc pris l'habitude de s'adapter à une trajectoire budgétaire et de s'efforcer de ne pas trop abîmer les forces. On ne remettait pas en question un modèle d'armée complet, et on essayait d'étaler tant bien que mal les différents programmes. Ne voyez pas là une critique, mais c'est bien ce qui s'est passé.

Dans l'histoire, les LPM ont souvent soutenu et amplifié l'effort décidé dans les années 1960, en tout cas jusqu'au début des années 1990. Ensuite, la perspective a changé avec la dissolution du pacte de Varsovie et l'émergence d'un terrorisme militarisé. La LPM qui se termine maintenant a été dite « de réparation » : elle a redonné de l'oxygène quand, ne nous racontons pas d'histoires, on commençait à attaquer le dur de notre modèle d'armée. Celle que nous allons construire ensemble s'inscrit dans une logique nouvelle, et nous l'écrivons selon une méthode que les gaullistes ont employée dans les années 1960. Les menaces changent : regardons lucidement les menaces qui planent au-dessus de la nation française ; à partir de là, posons la question à notre appareil militaire : quels risques pouvons-nous couvrir, lesquels ne pouvons-nous pas couvrir ? Que pouvons-nous faire seuls, que devons-nous faire à plusieurs ? Ce sont là autant de sujets que nous avons longuement débattus avec le chef d'état-major des armées (CEMA), avec la direction générale de l'armement (DGA), la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Ce travail d'introspection est inédit. Certains, je ne l'ignore pas, auraient préféré un livre blanc, mais j'estime que jusqu'à maintenant c'est un outil qui a plutôt permis de maquiller des diminutions budgétaires, ou permis à un nouveau Président de la République de gagner du temps pour définir quelques repères stratégiques, y compris lorsque les majorités parlementaires risquaient de se diviser sur des sujets sensibles comme l'Otan ou la dissuasion nucléaire. Avec la guerre en Ukraine, un Président de la République tout juste reconduit dans ses fonctions, une LPM de réparation en cours et la volonté d'augmenter les moyens des armées, notre situation n'est pas la même et nous pouvons fonctionner différemment – avec vous, qui allez travailler, amender, critiquer notre projet de loi.

La seule chose que nous ne devons pas perdre de vue, ce sont les risques auxquels nous devons faire face.

Plus que jamais, il importe de conserver un modèle d'armée complet, mais pas le même qu'avant. Nous devrons continuer d'être capables de lutter contre le terrorisme ; nous devrons continuer de disposer d'une dissuasion nucléaire « robuste et crédible », pour reprendre les mots du Président de la République, au moment où une guerre conventionnelle se déroule aux portes de l'Europe, sous voûte nucléaire, et au moment où, dans des pays qui pourraient vouloir remettre en cause un ordre établi, prolifèrent à nouveau, de façon très inquiétante, des armes de destruction massive aux doctrines d'emploi plus que floues.

À ces menaces déjà connues, qui ne s'effacent pas, d'autres viennent s'ajouter. Je pense d'abord au risque climatique, car nos armées peuvent être amenées à intervenir dans ce cadre, notamment dans nos territoires d'outre-mer. Je pense aussi à des contestations de notre souveraineté, là encore principalement dans nos territoires d'outre-mer, davantage vulnérables face à des menaces hybrides. C'est singulièrement la zone indo-pacifique qui est concernée, car les tensions s'y accumulent, et nos territoires situés dans le Pacifique sud peuvent être affectés par ricochet. La pêche illégale, les trafics de toutes sortes peuvent aussi remettre en cause notre souveraineté en se développant dans nos eaux territoriales, ou dans notre zone économique exclusive.

Nous devons aussi nous préoccuper d'espaces nouveaux. Je fais partie de ceux qui regrettent la militarisation de l'espace, mais je ne peux que reconnaître qu'il y a là des enjeux de sécurité. Notre capacité à observer et à communiquer depuis l'espace est une chose ; notre capacité à protéger ce qui est déjà dans l'espace en est une autre. Ces terrains nouveaux demandent évidemment beaucoup d'innovation, et le seul investissement dans le spatial explique l'importance des crédits que nous envisageons de dégager. Nous devrons d'ailleurs travailler à faire comprendre et accepter par nos concitoyens l'importance de ces sommes.

Je pense aussi au cyberespace : le champ de bataille conventionnel devient aussi électronique, parfois ubérisable – une des leçons importantes de la guerre en Ukraine. On voit aussi les attaques hybrides dont nos infrastructures civiles peuvent faire l'objet, à des fins militaires. Nous devrons revenir sur notre doctrine : quelles seront les missions des armées ? Qu'est-ce qui relève d'une défense cyber plus globale, de chaque institution, entreprise, association, collectivité locale ? Nous devrons nous intéresser aussi à la notion de frontière.

Une LPM qui ne traiterait ni l'espace, ni le cyber passerait à côté d'enjeux majeurs. Il faudrait aussi citer les fonds marins.

Sur certains sujets, nous sommes plutôt en avance, et l'argent que nous mettons sur la table nous permettra de conserver cette avance et d'accélérer ; sur d'autres, nous sommes en retard. Je pense d'abord aux drones, où nous avons pris un retard qui à mes yeux n'est pas acceptable ; nous en sommes tous responsables, moi compris. Nous ne pourrons pas rattraper tout le temps perdu ; l'enjeu est de se débrouiller pour être en avance sur certains segments. Parmi d'autres exemples possibles, il y a la défense sol-air, dont on voit bien qu'elle soutient notre dissuasion nucléaire, et qui présente un intérêt majeur pour sécuriser les grands événements comme les Jeux olympiques, comme plus globalement nos territoires d'outre-mer. En Europe même, la protection du ciel sera toujours un sujet d'actualité. Les Ukrainiens, même après la fin du terrible conflit qu'ils vivent, continueront de consentir d'importants d'efforts pour défendre leur ciel : cela fait partie de la dissuasion conventionnelle. Cela sera toujours essentiel quand peut-être nous déploierons des troupes au sol demain ; ainsi, nous avons déployé un système sol-air moyenne portée terrestre (SAMP/T) en Roumanie.

Nous ne pourrons pas rentrer dans tous les détails aujourd'hui, mais voilà quelles sont nos ambitions. Elles expliquent la construction budgétaire de la LPM et l'enveloppe de 413 milliards qui a été présentée vendredi dernier par le Président de la République : j'ai cité le spatial, l'innovation, les drones, la défense sol-air, le cyber, j'aurais pu citer le renseignement, et il faut compter à chaque fois plusieurs milliards d'euros. Avec des paquets à 5 ou 10 milliards par fonction, ça va très vite !

Je ne voudrais pas que l'on oublie ce que l'on appelle la réparation – même si une fois la réparation menée il faut continuer d'entretenir, car, tous ceux qui ont été maires le savent, les infrastructures méritent un entretien permanent. J'insiste sur l'importance de cet effort. Nous avons débattu du service du commissariat des armées (SCA), du service de santé des armées (SSA), des infrastructures. D'autres ont évoqué le maintien en condition opérationnelle (MCO), ce qui pose la question de la disponibilité des matériels et du niveau attendu d'activité. Ces lignes budgétaires seront évidemment en forte augmentation dans le projet de loi que je vous présenterai en mars ou en avril.

À ce sujet, nous pouvons aussi simplifier la conduite des projets au sein du ministère : je suis frappé de voir qu'il est parfois plus facile de construire un quai pour un sous-marin nucléaire lanceur d'engin (SNLE) que la cantine où mangeront les sous-mariniers… Les équipes ne sont pas en cause, bien sûr, elles travaillent de façon remarquable ; mais le rôle du politique est de prendre des décisions et de simplifier.

Autre question sur laquelle je serai heureux de vous entendre : celle des alliances et des coopérations. Qu'apportons-nous à nos alliés et qu'attendons-nous d'eux ? L'OTAN et l'Union européenne ne sont pas consensuels, je le sais bien, mais la France n'est pas une île et si nous la voulons puissante, nous ne pouvons pas la souhaiter isolée. Ce sont des questions décisives pour le capacitaire. On pense toujours au système de combat aérien du futur (SCAF), mais on pourrait citer aussi les coopérations en matière maritime. Les enjeux en Méditerranée par exemple sont multiples : maîtrise des fonds marins, présence de câbles sous-marins, trafics en tous genres, présence russe qui tend parfois à refuser l'accès à des eaux où la circulation devrait être libre… Que faisons-nous alors avec les Italiens, avec les Grecs, avec les Chypriotes, avec les Espagnols ? Que faisons-nous, hors de l'Union européenne, avec les Algériens ? Cela doit aussi nous faire réfléchir à notre modèle de marine. Chacun doit penser aux alliances qu'il souhaite entretenir car de cela dépend notre format d'armée.

Si le projet de loi n'est pas encore achevé, c'est aussi parce que je souhaite un large tour de piste avec la base industrielle et technologique de défense (BITD), c'est-à-dire avec nos entreprises. Sous l'autorité du Président de la République, j'ai commencé à pré-arbitrer des cibles capacitaires ; à partir de cette première ébauche, la DGA va travailler avec nos industriels. Ceux-ci font partie de notre modèle de souveraineté : pour ne pas être condamné à acheter à Moscou, à Pékin ou à Washington, il faut pouvoir acheter à Paris. Cela implique d'entretenir notre savoir-faire, mais aussi que les coûts soient supportables pour nos finances publiques. La guerre en Ukraine a rendu criante la question des délais : en cas d'attrition très forte de nos matériels ou de nos munitions, comment peut-on reconstituer nos stocks très rapidement ? Je note que Nexter a fait des efforts importants pour les canons Caesar (camions équipés d'un système d'artillerie).

Je souhaite ainsi savoir comment nos industriels envisagent la gestion de leurs stocks dans les années à venir. Avec 413 milliards sur cinq ans inscrits dans une loi, avec un rapport annexé qui comprendra une liste d'équipements, ils disposent d'une visibilité rare – et elle n'est pas à la baisse ! C'est ce qu'ils demandaient.

Je voudrais que soit assurée la sincérité des délais de livraison. L'augmentation des crédits est importante, mais elle a un rythme. C'est un des casse-tête de la programmation : le rythme de production doit correspondre au rythme de livraison attendu. La capacité à produire et à livrer conditionnera ce qui sera inscrit dans la LPM.

Une autre question se pose, celle de la négociation des prix unitaires : l'État n'était pas en position de force lorsqu'il achetait peu ; dès lors qu'il achète davantage, j'ai demandé à la DGA de négocier pour réduire les prix unitaires.

Enfin, il y a la question de la stratégie à l'exportation. Depuis les années 1960, notre modèle de BITD repose sur des succès à l'export, donc sur un savoir-faire qui rayonne, qui crée de l'emploi et de la richesse. C'est aussi un soutien à notre diplomatie. Je me suis rendu en Inde, en Indonésie, aux Émirats arabes unis : notre diplomatie d'alliés non alignés crée dans la zone indo-pacifique un intérêt profond, y compris pour des segments capacitaires qui nous permettront de stabiliser notre modèle économique.

Les industriels attendaient du concret : Emmanuel Chiva et l'IGA Thierry Carlier pourront leur en donner.

Nous devons aussi travailler sur le budgétaire et le normatif.

Il ne faut pas oublier l'aspect ressources humaines. Notre modèle d'armée présente des spécificités en ce domaine : je pense à nos écoles, à notre système en flux. Il sera question du plan « famille », de la gestion des dossiers de nos blessés… Nous devrons aussi nous interroger sur la fidélisation – notre jeunesse est souvent contente de venir travailler pour les armées, mais elle ne reste malheureusement pas toujours assez longtemps. La réserve est un autre sujet important. Il ne s'agit pas seulement d'augmenter le nombre de réservistes ! Nous voulons nous appuyer davantage sur les réservistes opérationnels, officiers, sous-officiers mais aussi hommes du rang. Un ratio de deux actifs pour un réserviste entraîne forcément une modification de notre organisation. Une mission opérationnelle, voire une opération extérieure (Opex), avec des réservistes est une modification lente, agréable notamment pour l'armée de Terre, mais profonde de notre modèle.

Je l'ai dit, je veux mener un chantier de simplification en parallèle de la LPM. Ce ministère n'est ni décentralisé, ni déconcentré, mais n'est pas jacobin pour autant ! Beaucoup de décisions doivent remonter au chef d'état-major des armées et au ministre, bien sûr ; mais beaucoup de petites décisions du quotidien d'un régiment, d'une base aérienne ou d'un bateau remontent vers Paris. Cette bureaucratie est superflue : je veux un choc de confiance et de déconcentration, en nous appuyant sur les chefs de corps. Ce n'est pas un sujet neuf, ni facile, mais je vais m'employer à le traiter car les sommes que nous allouons aux dépenses militaires n'ont pas de sens si nous ne faisons pas confiance à nos forces armées, si nous bridons leur énergie.

C'est l'éternel dilemme entre les armées en temps de guerre et les armées en temps de paix. Je forme le vœu que nous restions en paix, mais nous devons pouvoir passer de l'une à l'autre de façon plus facile et plus organisée.

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