Je vous remercie, monsieur le président, de votre invitation et de votre présentation, qui a montré à quel point les défis sont nombreux. Nous devons effectivement nous rencontrer pour parler de cette situation internationale qui paraît, en effet, bien désordonnée.
Comme il s'est passé un certain nombre – et même un nombre certain – de choses depuis que nous nous sommes vus à la fin de l'année dernière, permettez-moi de revenir sur plusieurs développements qui se sont produits au cours des dernières semaines. Je ne cacherai pas que le contexte est, comme vous l'avez dit, difficile.
En Ukraine, les événements qui se déroulent sur la ligne de front depuis plusieurs semaines, en particulier autour de Bakhmout, mais pas seulement car la Russie fait pression partout, nous rappellent, après un an de guerre, que la Russie n'est pas dans une logique de négociation – rien n'accrédite l'idée qu'elle l'envisage pour le moment –, mais qu'elle reste au contraire dans une logique d'agression et d'annexion. Devant ce constat, nous devons être à la hauteur de la détermination du peuple ukrainien, en l'aidant à faire face.
L'Ukraine le fait avec courage. Nous avons régulièrement l'occasion, les uns et les autres, de faire part de notre admiration pour la façon dont le peuple ukrainien défend sa liberté et son indépendance. L'Ukraine affronte une situation tout à fait particulière, et peut-être sans précédent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, dans laquelle un membre permanent du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) bafoue ouvertement les principes les plus fondamentaux de la Charte des Nations Unies, que ce pays, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, est pourtant censé respecter encore plus que d'autres et même faire respecter, après y avoir adhéré comme tous. L'Assemblée générale des Nations Unies l'a rappelé, lors d'un vote acquis à une écrasante majorité, la veille du jour anniversaire de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 23 février dernier.
Le président Poutine exerce sur le monde, depuis plus d'un an, un chantage inacceptable à l'insécurité alimentaire et énergétique, derrière une propagande qui se déverse partout pour essayer d'inverser les responsabilités et de justifier l'injustifiable. Je l'ai vu, il y a quelques jours à peine, en Inde, au G20, dont la Russie fait partie : le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a tenté de se poser en victime et a continué d'asséner des contrevérités choquantes.
La vérité, telle que nous la connaissons, est tragique et même effrayante : plus de dix millions de personnes déplacées, dont une partie s'est réfugiée ailleurs en Europe, des dizaines de milliers de morts parmi les civils, une politique d'enlèvement d'enfants, une destruction systématique des infrastructures civiles ukrainiennes, par des bombardements délibérés et ciblés, des exactions, des actes de torture et des viols. Chacun de ces actes, qu'il s'agisse de ceux menés intentionnellement contre des cibles civiles ou des exactions dont nous sommes régulièrement les témoins, est constitutif, en droit international, d'un crime de guerre, si ce n'est d'un crime contre l'humanité. Je rappelle que le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) mène une enquête, sur les chefs de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide en Ukraine. Il appartiendra à la Cour pénale internationale de dire si les faits sont établis et de les qualifier mais je n'hésite pas, pour ma part, à parler de crimes contre l'humanité tant les actes commis sont systématiques et généralisés.
Le bilan est encore très provisoire, la guerre n'étant pas finie – et sans doute avez-vous eu raison de considérer, monsieur le président, qu'elle n'est pas sur le point de s'arrêter, en tout cas à court terme –, mais il est marqué, quoi qu'il en soit, par une série d'échecs pour la Russie, dont le projet impérialiste de conquête ne s'est pas déroulé comme elle l'imaginait, loin de là.
Le Kremlin avait fait le pari d'un effondrement rapide de l'Ukraine. Était-ce en quarante-huit heures ou trois jours ? Seuls les généraux russes le savent, et encore. Premier échec, Kiev n'est pas tombée et les forces armées ukrainiennes tiennent. La Russie a dû se replier sur une autre partie du territoire ukrainien. Aucune exaction, aucune privation, aucun crime n'est parvenu à entamer la détermination du peuple ukrainien à se battre pour ses terres, sa liberté et sa dignité.
Autre échec, le Kremlin voulait détruire systématiquement les infrastructures énergétiques pour faire de l'hiver une arme de guerre, c'est-à-dire pour faire souffrir du froid et de la faim la population. Or les Ukrainiens n'ont pas plié. Il n'y a pas eu de black-out généralisé, comme d'aucuns le craignaient, avec quelques raisons : les réseaux électriques ont tenu, le pays répare et l'aide que nous apportons – elle n'est pas seulement militaire mais également civile – a permis à l'Ukraine de tenir. Nous sommes, par ailleurs, à pied d'œuvre pour la reconstruction, qui a déjà commencé dans certaines zones.
Lorsque je dis « nous », ce n'est pas seulement la France, mais les quarante-six pays et vingt-quatre organisations internationales et régionales qui ont participé, le 13 décembre dernier, à la grande conférence internationale de soutien au peuple ukrainien que nous avons organisée à Paris. Des engagements concrets, devant être suivis d'effets avant la fin du mois de mars, ont été pris pour un montant d'un peu plus d'un milliard d'euros, en dons et en matériel. Je ne parle pas d'une aide budgétaire ou macroéconomique mais de tout ce qui peut permettre à l'Ukraine de tenir – des ampoules, des ponts, des biens de première nécessité, des kits, des générateurs ou encore des transformateurs – et de contrer le calcul russe selon lequel le « général hiver » ferait plier l'Ukraine. J'ai pu voir les effets de notre aide et les débuts de reconstruction chaque fois que je suis allée en Ukraine, notamment à Odessa, à la fin du mois de janvier.
Le Kremlin comptait sur la faiblesse et les divisions des Européens mais ce fut un échec, là aussi. Dès le premier jour de l'agression, les Européens ont su réagir et faire bloc. Le Conseil européen s'est ainsi réuni dès le 24 février 2022 pour adopter des sanctions. L'impulsion donnée par la France, qui présidait alors le Conseil de l'Union européenne, a été reprise au vol par la présidence tchèque, puis par la présidence suédoise. L'unité a été maintenue ; il faut parfois discuter et même négocier pour y arriver mais c'est normal. Cette unité est une condition sine qua non de notre efficacité et de notre force.
Dix paquets de sanctions ont été adoptés. Ils visent plus de 1 200 individus, et non des moindres comme Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov mais aussi des fauteurs et profiteurs de guerre, des oligarques, des hommes d'affaires, des membres du conseil de sécurité nationale russe, des généraux, des propagandistes et de nombreux autres responsables. Dans le dernier train de sanctions, adopté à la fin du mois de février, trois personnalités impliquées dans les enlèvements d'enfants, dont la commissaire russe aux droits de l'Homme, principale responsable de cette activité criminelle, ont ainsi été sanctionnées. M. Prigojine l'a également été et nous continuons à cibler, avec plus d'intensité, en compagnie de nos partenaires européens, des membres du groupe Wagner et leurs relais en Ukraine et un peu partout dans le monde, notamment en Afrique. Par ailleurs, 170 entités ont été sanctionnées, principalement des banques russes et des pans de l'appareil industriel.
J'insiste sur le fait que ces sanctions ne visent pas le peuple russe mais les fauteurs et les profiteurs de guerre. Elles produisent leurs effets en entravant l'effort de guerre des Russes et en désorganisant leur industrie d'armement car elles les empêchent d'accéder à certains composants ou matériaux dont ils ont besoin. Nous continuerons donc à imposer des sanctions et à les renforcer.
Symbole d'une Europe qui s'affirme et qui a notamment adopté un agenda de souveraineté lors du sommet de Versailles, la Facilité européenne pour la paix (FEP) a été utilisée massivement pour aider les pays européens à fournir du matériel, notamment militaire, à l'Ukraine. À ce jour, un peu plus 3,6 milliards d'euros d'équipements militaires ont été fournis dans ce cadre, qui permet de rembourser partiellement les dépenses engagées par les États membres ; leur aide et celle de l'Union européenne, sur le plan militaire, sont donc bien supérieures à ce montant.
Autre erreur de calcul et autre échec, la Russie comptait sur le temps qui passe, sur la fatigue des opinions publiques, pour que l'élan international de soutien à l'Ukraine s'affaiblisse mais cela ne s'est pas produit. Depuis un an, six votes de l'Assemblée générale des Nations Unies ont consacré l'isolement de l'agresseur russe. Le 23 février, 141 États ont adopté une résolution allant en ce sens, contre seulement 7. Quand on voit quels pays sont du côté de la Russie, on ne peut pas dire que celle-ci soit en bonne compagnie. Les 141 pays – cela va donc bien au-delà des seuls États européens ou nord-américains – qui ont voté la dernière résolution ont rappelé à la Russie ses obligations, considérant qu'elle ne respectait pas les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies, et lui ont demandé de cesser son agression et de retirer immédiatement, complètement et inconditionnellement ses troupes. Ce n'est donc pas un terrain sur lequel la Russie progresse. Son isolement était également évident quelques jours plus tard, le 27 février, lors de la session ministérielle du Conseil des droits de l'Homme, à Genève, où nous avons rappelé, avec d'autres pays, notre refus de l'impunité russe en Ukraine.
Je ne sais pas ce qui se passera dans les heures ou les jours qui viennent à Bakhmout ou sur d'autres points du front mais la Russie ne peut pas crier victoire au terme de l'année qui vient de s'écouler. Il est patent qu'elle a commis une erreur stratégique. Pourtant, comme vous l'avez souligné, la Russie s'acharne. Elle ne montre actuellement aucun signe d'une disponibilité pour des négociations. Elle envoie ses troupes à l'assaut d'une façon qu'on n'avait pas vue depuis le siècle passé et qui ne peut que provoquer des pertes humaines en très grand nombre. Toutefois, l'ampleur de ces pertes n'est manifestement pas prise en compte par les dirigeants russes.
Nous sommes effectivement, monsieur le président, à un moment décisif. La Russie a commencé à lancer une offensive qu'elle voudra vraisemblablement poursuivre avec l'arrivée du printemps et de meilleures conditions météorologiques. Nous devons donc manifester encore davantage notre volonté d'aider l'Ukraine à recouvrer sa souveraineté. Nous n'avons pas attendu ces circonstances, calendaires ou météorologiques, pour savoir qu'il fallait renforcer et intensifier notre aide à l'Ukraine. L'appel au renforcement de l'aide date de l'automne dernier, je vous en avais parlé. Le président de la République avait alors pris la décision, amplifiée depuis, d'en faire beaucoup plus en matière d'aide militaire, en complément de l'aide humanitaire et économique, et d'aller beaucoup plus vite. Nous devons apporter un soutien massif et rapide pour aider, maintenant, l'Ukraine à résister mais aussi à être en mesure de mener une contre-offensive, comme elle le souhaitera et quand elle le souhaitera, pour changer le rapport de forces, déjouer les calculs de Moscou et peut-être amener les Russes à considérer qu'ils doivent agir autrement.
Si nous devons aider l'Ukraine de façon massive et rapide, comme nous le faisons – je crois que vous savez ce qui arrive en Ukraine –, il faut le faire en répondant aux besoins de ce pays. Les besoins exprimés par le président Zelensky, par M. Reznikov ou par le président de la Rada, que vous avez sans doute reçu, ce sont des munitions, des moyens de défense antiaérienne et de la maintenance, parce que les matériels sont utilisés à très haute intensité : ils s'usent vite et ont donc besoin d'être maintenus en condition opérationnelle. Voilà ce que l'Ukraine demande en ce moment. Vous connaissez le débat sur les chars et les avions mais les besoins exprimés par les militaires et les responsables politiques ukrainiens portent sur ce que je viens d'indiquer, et ce sont ces catégories de matériels que nous livrons.
Pourquoi aidons-nous l'Ukraine ? Je citerai le président de la République, non seulement parce qu'il s'est exprimé récemment sur ce sujet mais aussi parce qu'il est le chef de l'État et des armées. Il a insisté à plusieurs reprises, lors de la conférence de Munich sur la sécurité et à l'occasion d'autres déplacements, sur le fait que cette guerre n'était pas une guerre européenne, qui concernerait uniquement le continent européen ou, encore moins, la seule Ukraine. Bien sûr, cette guerre concerne au premier chef les Ukrainiens, dont le sort est en jeu, et l'Ukraine, sur laquelle pèse une menace existentielle, mais il est important de se souvenir que si nous agissons, c'est naturellement pour défendre un pays qui est attaqué, agressé sans aucune raison ni provocation, et qui a légitimement le droit de se défendre, conformément à l'article 51 de la Charte des Nations Unies, mais aussi parce que l'agression russe est une attaque contre les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies. Si cette agression était récompensée, croyez-moi, il en serait fini de la paix et de la stabilité partout dans le monde : ce qui se produit en Ukraine se produirait ailleurs. Nous devons le répéter à un certain nombre de partenaires qui n'en sont pas aussi conscients que nous. Ce qui se passe actuellement les concerne autant que cela concerne le continent européen. Ils seraient eux-mêmes exposés si une agression de ce type était récompensée. Voilà pourquoi nous devons la mettre en échec. Nous ne cherchons pas à défaire la Russie mais à faire échouer l'agression de ce pays, seul responsable de la situation actuelle.
Les principes du droit international ne s'appliquent pas qu'en Ukraine. Nous entendons les faire respecter partout. J'ai eu l'occasion de le dire la semaine dernière en Inde, lors de la réunion des ministres des affaires étrangères du G20 qui s'est tenue à New Delhi. La composition même du G20 nous oblige à réfléchir à ce que nous avons en commun et c'est sur la base des principes que nous partageons que nous pourrons rétablir l'unité de la communauté internationale, réduire les divisions ou les désaccords, continuer à faire prévaloir le droit sur la force et poursuivre l'isolement de la Russie. Nous restons mobilisés en faveur d'une réforme du système multilatéral, qui doit être plus efficace et plus représentatif – il ne l'est que partiellement. C'est un des combats de la France depuis plus de vingt ans, et nous continuerons à le mener en juin prochain, j'y reviendrai.
Vous avez évoqué le Proche-Orient et le Moyen-Orient, monsieur le président. Je me suis rendue dans le Golfe, en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis, où je retournerai dans les mois qui viennent, pour renforcer nos partenariats, défendre nos positions et faire valoir nos points de vue, en ce qui concerne la guerre menée par la Russie en Ukraine mais pas seulement. En effet, une bonne partie des entretiens a été consacrée à la menace grandissante que pose le régime iranien.
Je commencerai, à ce sujet, par le mouvement de protestation qui a débuté au mois de septembre et qui se traduit sans doute différemment aujourd'hui. Le nombre de manifestations s'est réduit, parce que la répression a été terrible. On ne connaît pas les chiffres exacts mais des dizaines de milliers d'arrestations auraient eu lieu et 500 personnes auraient été tuées. Vous savez également les interrogations que suscitent les malaises, ou plutôt les empoisonnements de jeunes filles dans des écoles. Le peuple iranien a exprimé des revendications, légitimes à nos yeux, de liberté, d'égalité et de dignité de la personne humaine. Si la répression a fait que les manifestations sont désormais moins visibles, je suis persuadée comme vous, monsieur le président, qu'il y a un décrochage, une perte de confiance entre le régime et le peuple iranien, en tout cas la jeunesse.
Nous avons adopté, dans un cadre européen, cinq trains de sanctions contre les responsables de la répression en Iran, en plus des fabricants de drones qui aident la Russie à commettre des crimes en Ukraine. À ce jour, presque trente entités et une centaine d'individus sont concernés, dont des membres du gouvernement iranien – deux ministres sont ainsi visés par le dernier paquet de sanctions, adopté à la fin du mois dernier – et des branches du corps des gardiens de la révolution particulièrement impliquées dans la répression. Aujourd'hui même, l'Union européenne a sanctionné une douzaine de personnes responsables de violations des droits des femmes dans plusieurs pays, dont l'Iran. Nous avons également réussi à obtenir que les Nations Unies créent une mission d'établissement des faits pour faire la lumière sur les événements en Iran, au-delà du récit des officiels, en recueillant des éléments de preuve de façon impartiale et indépendante. Je ne dirais pas que l'Iran ait beaucoup apprécié le succès diplomatique qu'a été la création de la mission d'établissement des faits. Il est important qu'elle puisse enquêter, comme elle le fait. Elle présentera un premier rapport oral en juin, puis un rapport complet au mois de mars de l'année prochaine.