Jamais, depuis les chocs pétroliers de 1973 et 1979, les enjeux énergétiques n'auront pris une place si importante dans le débat public et le quotidien de nos concitoyens : des enjeux de sobriété et de décarbonation pour faire face aux défis de la transition écologique et de l'adaptation au changement climatique ; un enjeu de diversification pour gagner en résilience et retrouver une souveraineté, alors que la guerre en Ukraine a cruellement mis en lumière nos dépendances ; un enjeu de régulation, enfin, afin de relever tous ces défis en protégeant nos biens communs que sont la ressource en eau, les sols et notre biodiversité et en préservant le pouvoir d'achat des Françaises et des Français, la compétitivité de nos entreprises et les moyens de nos collectivités territoriales.
Depuis 2019, il est prévu qu'une vision holistique de ces défis et des solutions permettant de les relever soit définie dans un outil législatif, la loi de programmation sur l'énergie et le climat, que le Gouvernement doit déposer devant le Parlement au plus tard le 1er juillet 2023. Or le Gouvernement a choisi d'inverser l'ordre d'examen de ces questions et de les traiter en silo : nous avons ainsi débattu d'un plan de sobriété énergétique, puis d'un projet de loi sur les énergies renouvelables, avant d'en arriver à ce texte sur le nucléaire, qui sera suivi d'une loi de programmation.
Alors que l'électrification des usages fera augmenter la consommation électrique durant les vingt prochaines années, la sobriété constitue le premier pilier d'une stratégie énergétique cohérente. Durant l'examen du projet de loi de finances pour 2023, le groupe Socialistes et apparentés, comme les autres groupes de gauche, a proposé des investissements majeurs, à la hauteur des enjeux, pour la rénovation énergétique des bâtiments et le développement du réseau ferroviaire, qui auraient été financés par la taxation des superprofits et l'abandon de certains cadeaux fiscaux. Le Gouvernement les a rejetés et il a fallu compter sur le sens des responsabilités des Français pour constater, au moins cet hiver, une moindre consommation énergétique.
Le second pilier est celui de la diversification. Vous avez présenté à l'automne un projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Lors des débats sur ce texte, qui fut promulgué vendredi dernier, nous avions déjà formulé notre insatisfaction concernant cet ordonnancement législatif. Cependant, il est vrai que la France est déjà très en retard sur ses objectifs et engagements internationaux en la matière. C'est d'ailleurs le seul pays de l'Union européenne dans cette situation. De plus, quel que soit le scénario de mix énergétique retenu parmi ceux proposés par RTE dans le rapport Futurs énergétiques 2050, la production d'énergie solaire doit être multipliée au moins par sept et celle d'énergie éolienne terrestre au moins par deux et demi pour faire face à des besoins d'environ 750 térawattheures par an. Notre groupe a donc pris toute sa part dans le renforcement de ce texte, que nous avons voté.
Il en va cependant très différemment concernant la production électronucléaire. Sur les six scenarios de RTE, trois permettent d'atteindre la neutralité carbone en 2050, sans nouvelle installation nucléaire. Les trois autres envisagent, outre la prolongation du parc historique prévue dans cinq des six scenarios, un mix comptant entre 26 % de nucléaire, avec huit nouveaux réacteurs, et 50 % de nucléaire, avec quatorze nouveaux réacteurs et quelques SMR – petits réacteurs modulaires.
On comprend mieux ainsi nos débats en commission et le texte qui en résulte. Celui-ci conserve une partie des dispositions de programmation introduites par les sénateurs du groupe Les Républicains, parmi lesquelles la suppression de l'objectif de plafonner la part du nucléaire à 50 % de notre mix énergétique et l'évaluation des conséquences de la construction de quatorze réacteurs électronucléaires, prévue à l'article 1er D.
En décembre, le Gouvernement, comme les rapporteurs du projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables avaient rejeté l'inclusion de dispositions de programmation dans ce dernier texte, afin de ne pas préempter le débat sur le projet de loi de programmation sur l'énergie et le climat prévu pour l'été. Nous avions donc retiré nos amendements.
Or vous avez adopté la position inverse lors de l'examen du présent texte en commission, en assumant la fixation d'un nouveau programme électronucléaire dans celui-ci. Pourquoi le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables n'a-t-il donc pas pu refléter notre vision, potentiellement différente de la vôtre ?
Pour nous, il faut viser un mix énergétique diversifié et composé à 100 % d'énergies renouvelables dès que possible, en adoptant une approche pragmatique, scientifiquement éclairée et en restant conscient des contraintes industrielles et humaines. À cet égard, au vu des retards pris dans le développement des énergies renouvelables et dans l'effort de sobriété, le scénario dans lequel nous aurions besoin de l'énergie nucléaire de transition fournie par la prolongation du parc existant pendant cinquante voire soixante ans et par la construction d'un nombre à définir de nouveaux réacteurs électronucléaires devient de plus en plus certain. Toutefois, bien entendu, les décisions qu'il implique ne peuvent être prises qu'à partir d'une vision globale, en tenant compte de l'ensemble des énergies et dans le cadre de la loi de programmation.
Elles ne peuvent être prises qu'en tenant compte des interrogations légitimes que nous avons exprimées en commission sur notre capacité ou plus précisément sur celle d'EDF à mener à bien et de manière concomitante la conception et la construction de nouveaux réacteurs, le grand carénage pour prolonger le parc existant et une campagne de réparations de défauts majeurs de corrosion sous contrainte et de fatigue thermique dont les ramifications semblent s'étendre chaque semaine.
Au-delà des contraintes industrielles, disposerons-nous des moyens humains suffisants, en particulier pour les ouvriers spécialisés ? Bien peu a été fait pour satisfaire les besoins d'enseignement et de formation, y compris ceux liés au parc actuel. Quelle est votre stratégie pour gérer le combustible et les déchets de l'amont à l'aval, sans dépendre d'États comme la Russie ? Conservons-nous l'objectif d'enfouissement définitif en couche géologique profonde des déchets ultimes ? Vous défendez un nouveau programme électronucléaire avant que le Parlement n'ait pu débattre de toutes ces questions.
Nous avons déposé des amendements pour instaurer une réelle programmation stratégique sur le combustible et les déchets mais aussi pour développer les moyens humains, pas seulement dans le secteur nucléaire mais aussi pour l'ensemble de notre stratégie en matière d'énergie et de climat.
Vous avez préféré des amendements déposés par les membres du groupe Les Républicains et ceux de votre majorité qui ne considèrent le problème qu'en silo, sous le seul prisme nucléaire, car vous oubliez qu'entre votre future loi sur l'industrie verte, celle relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables et le présent texte sur les besoins du secteur nucléaire, les tensions sur les métiers, les compétences et les matières premières seront énormes et les ambitions en concurrence.
Votre revirement en matière de planification nous interroge sur le sort même de la loi de programmation sur l'énergie et le climat. Selon des bruits de plus en plus insistants, son examen serait reporté sine die, les modifications apportées au présent texte en commission vous permettent de mener à bien votre projet pour l'énergie nucléaire en vous passant de celle-ci. J'espère que ce ne sont que des bruits.
Sans que vous l'admettiez, le présent projet de loi est calibré sur le scénario N03 de RTE prévoyant un mix composé de 50 % d'énergie nucléaire, grâce à quatorze nouveaux EPR et des SMR, et de 50 % d'énergies renouvelables.
Madame la ministre, prenez-vous l'engagement, au nom du Gouvernement et devant la représentation nationale, que le projet de loi de programmation sera bien déposé avant le 1er juillet 2023 et examiné avant la fin de cette année ? La confiance n'excluant pas le contrôle, nous défendrons un amendement visant à subordonner l'entrée en vigueur du présent texte à la promulgation de la LPEC.
Plusieurs dispositions de ce texte nous semblent poser des difficultés majeures d'un autre ordre. Vous avez réécrit l'article 5 afin de dispenser totalement les installations nucléaires de l'application de la loi « littoral » (relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral), sans prévoir aucun objectif de limitation de l'artificialisation des sols, de préservation des écosystèmes et de compensation, contrairement à nos propositions.
Alors que le rapporteur des parties du projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables concernant l'énergie solaire, M. Bothorel, nous avait permis de prendre le temps nécessaire pour trouver un équilibre entre préservation des terres agricoles et production d'énergies renouvelables, vous préférez, pour le nucléaire, la stratégie du bulldozer et nous le regrettons.
Je pourrai développer d'autres exemples, comme l'article 13, mais je souhaite m'arrêter sur des dispositions qui ne figuraient pas dans le texte initial, ni dans celui examiné en séance publique par le Sénat d'ailleurs. Il s'agit bien évidemment de la décision présidentielle de refonder l'organisation de la sûreté nucléaire dans notre pays, avec la fusion absorption de l'IRSN par l'ASN.
Disons-le d'emblée, quoi qu'on puisse penser du projet sur le fond, annoncer en comité secret une réorganisation de la sûreté nucléaire au moment où l'opérateur doit faire valider la prolongation de l'exploitation du parc existant et potentiellement un nouveau programme n'est pas de nature à donner confiance aux Français dans la qualité et l'indépendance de ce contrôle. Le faire sans concertation, par amendement en cours de navette, sans étude d'impact et sans avis du Conseil d'État est par ailleurs, à l'égard du Parlement, un affront qui a été dénoncé même au sein de votre majorité ; il ne s'agit pas d'un amendement sur un taux de TVA réduit pour les courses hippiques, mais bien d'un sujet sensible aux conséquences majeures en cas de défaillance.
Sur le fond, nous ne prétendons pas qu'aucune amélioration de l'organisation de la sûreté nucléaire n'est possible – cela mérite bien sûr un débat. Toutefois, nous sommes dubitatifs, car vous justifiez cette réforme par un constat opposé à celui dressé par la Cour des comptes dans son référé de 2021 sur l'IRSN.