Le petit Ernst a 18 mois, il est installé dans son lit à barreaux et tient entre ses mains une bobine, avec un fil. Ce petit garçon va passer un long moment à jeter la bobine en dehors du lit, hors de son champ de vision, et à la rapporter à lui en tirant sur la ficelle avec jubilation. Quand il jette la bobine, il accompagne son geste d'un « Oo-o-o », pour « fort », signifiant en allemand « loin », « là-bas », et quand il la rapporte à lui, d'un « da » signifiant « ici ». À travers ce simple jeu, souvent observé chez les enfants et décrit il y a plus d'un siècle par le célèbre grand-père du petit Ernst – Sigmund Freud –, se jouent bien des choses. Il faut prendre la mesure de la dextérité en motricité fine nécessaire au petit Ernst pour arriver à tenir le fil de la bobine, et de toutes les étapes préalables pour en arriver là – monter et faire tomber des cubes ou attraper de petits objets. On ne peut que prendre la mesure soit de l'imitation et de l'appropriation de ce jeu par ce petit garçon, soit de son invention et de la valeur pour l'enfant de la répétition. Depuis ce lit à barreaux se construit l'espace-temps, l'ici et l'ailleurs, le « fort » et le « da ». À travers ce jeu d'absence et de présence, cet enfant sort de la passivité devant l'angoisse d'abandon, de l'absence du parent et en devient un acteur, avec toute la jubilation de faire revenir l'objet disparu et de rendre ainsi soutenable l'absence. Ce jeu s'accompagne du langage, de l'entrée dans le symbolique.
Voilà tout ce qui peut se passer dans ce jeu et tout ce qui se passe, entre autres choses, durant les 1 000 premiers jours essentiels à la construction d'un enfant. Avant 3 ans, l'enfant a besoin d'interactions multimodales, c'est-à-dire impliquant tous ses sens, dont la mise en place à cet âge est essentielle : la motricité, le langage, les capacités d'attention et de concentration, et l'empathie émotionnelle, c'est-à-dire la capacité de constituer l'autre comme support de communication émotionnelle.
À partir de 2005, avec l'arrivée des smartphones et des tablettes, nous avons, dans un premier temps, pu nous extasier devant la capacité des tout-petits à les utiliser. Les enfants semblent sages devant un écran, parce qu'ils sont fascinés, hypnotisés. Il faut un temps pour tout : la règle est claire, pas d'écran avant 3 ans ; pas d'ordinateur ni de tablette jusqu'à 6 ans. Nous comprenons la cohérence de ce texte, mais nous regrettons qu'il n'aborde pas le sujet des enfants entre 6 et 12 ans.
D'après une étude de juillet 2018, 58 % des enfants de 0 à 5 ans utilisent un écran numérique mobile au moins une fois par semaine. Dans ma précédente vie de psychologue clinicien, j'ai eu l'occasion de rencontrer de nombreux enfants, souvent envoyés par l'école pour des problèmes d'apprentissage : difficultés à se concentrer, à écouter une consigne, à gérer leurs émotions. Fréquemment, les écrans occupaient une place importante et les parents étaient démunis, tiraillés entre le besoin de vivre dans leur temps, le souhait de ne pas exclure leur enfant d'une vie sociale, et la difficulté, pour certains, de prendre la mesure de l'omniprésence des écrans au quotidien. Tous les parents ne sont pas égaux dans l'accès à l'information relative à la dangerosité d'une surexposition des enfants aux écrans. C'est une question de santé publique : oui, nous devons protéger les enfants avec des messages clairs sur la dangerosité de l'exposition aux écrans avant 3 ans. Nous devons garantir la formation de tous les professionnels de la petite enfance, afin de permettre la meilleure prévention pour tous. Nous devons faire des rendez-vous médicaux obligatoires de l'enfant des lieux de prévention de l'exposition aux écrans.
De nombreux contenus se disant éducatifs n'ont jamais fait l'objet d'une évaluation : il n'existe pas de données scientifiques sur leur bien-fondé. Conformément aux recommandations de la commission des 1 000 premiers jours, il nous semble essentiel d'évaluer les contenus à visée éducative et de créer un label, afin de guider au mieux les parents. Avec ce texte, nous avons l'occasion et la responsabilité de protéger au mieux les enfants, pour leur permettre de grandir sans interférences et de s'outiller ainsi pour un bon usage du numérique dans leur vie future, qui sera assurément connectée. Ils auront aussi le droit à une vie déconnectée, riche de lien social et de créativité.