Le groupe Socialistes et apparentés a décidé de rouvrir un débat sur la pénurie de médicaments. Je dis « rouvrir », car le 13 décembre 2017, nous avions adressé un premier courrier à la ministre de la santé, qui s'était contentée d'en accuser réception ; en avril 2018, nous avions interrogé à nouveau le Gouvernement, sans effet ; le 19 février 2019, à l'occasion d'une question orale, le secrétaire d'État auprès de la ministre de la santé avait reconnu le problème, sans apporter de solution ; le 19 juin 2019, nous avions interrogé le Premier ministre lors des questions au Gouvernement, mais celui-ci n'avait pas davantage précisé ses intentions.
Le 20 mai 2020, le groupe Socialistes et apparentés a choisi de débattre de la pénurie de médicaments dans le cadre de la semaine de contrôle du Gouvernement. Là encore, aucune réponse concrète n'a été apportée au cours de ce débat. D'ailleurs, ni le ministre de la santé ni le secrétaire d'État n'y ont pris part. Je vous remercie, monsieur le ministre de la santé et de la prévention, d'être présent ce soir.
Si les ruptures de stock d'amoxicilline et de paracétamol ont occupé de nouveau l'actualité cet hiver, la pénurie de médicaments ne date pas d'hier puisqu'au printemps 2020, lors de la première vague de l'épidémie de covid-19, de très fortes tensions sur les produits de sédation utilisés pour les patients en réanimation ou en anesthésie ont été révélées. Ces ruptures de stock sont l'arbre qui cache la forêt : les problèmes d'approvisionnement ne cessent de croître depuis des années ; ils concernent de plus en plus les médicaments importants, dits d'intérêt thérapeutique majeur, pour lesquels il n'existe pas d'alternatives appropriées, ainsi que les dispositifs médicaux utilisés dans les services de réanimation ou de soins critiques.
En dix ans, les signalements de rupture à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont été multipliés par dix. En 2017, on comptait 538 signalements ; en 2021, on en recensait 2 160, soit une augmentation de plus de 300 % en quatre ans ! En 2022, plus de 3 000 médicaments ont été signalés en situation de rupture ou de risque de rupture de stock. Tout le territoire est concerné.
Les conséquences de ces pénuries sont dramatiques pour les malades : en septembre 2020, une étude de la Ligue contre le cancer alertait sur les pertes de chance qui peuvent en découler. Une autre étude, publiée en 2019 par l'association France Assos Santé, dévoilait que « 45 % des personnes confrontées à ces pénuries ont été contraintes de reporter leur traitement, de le modifier, voire d'y renoncer ou de l'arrêter complètement ».
Les pénuries affectent aussi le travail des soignants et participent sans aucun doute à la lassitude et au découragement de nombre d'entre eux. Elles bouleversent le travail des pharmaciens, hospitaliers ou d'officine, qui consacrent de plus en plus de temps à la gestion des pénuries, au détriment d'autres tâches. Ainsi, 55 % des pharmaciens hospitaliers estiment à quatre heures le temps qu'ils y consacrent chaque semaine, 35 % d'entre eux l'évaluent à plus de six heures ; ils sont 95 % à juger que l'action des tutelles est insuffisante, voire très insuffisante, et font état d'un profond sentiment d'abandon.
Parce que cette crise ne date pas d'hier, nous ne comprenons pas l'attentisme des gouvernements qui se sont succédé ces dernières années, alors que tous les voyants sont au rouge et que la situation s'aggrave.
Les causes de ces pénuries sont pourtant connues. Elles sont dues, notamment, à l'extrême dépendance de notre pays en matière sanitaire. Depuis trente ans, les délocalisations et la sous-traitance à l'étranger ont détruit en grande partie – pour ne pas dire totalement – l'indépendance sanitaire de la France. Rappelons que le dernier atelier français de production de paracétamol a été délocalisé en 2008.
Comme le soulignait en 2017 l'Agence européenne des médicaments (EMA), « près de 40 % des médicaments finis commercialisés dans l'Union européenne proviennent de pays tiers et 80 % des fabricants de substances pharmaceutiques actives utilisées pour des médicaments disponibles en Europe sont situés en dehors de l'Union », plus précisément en Chine et en Inde. Un exemple, parmi tant d'autres, celui du midazolam, hypnotique utilisé dans les services de réanimation : on recense huit producteurs de principes actifs dans le monde, tous situés en Inde. Les délocalisations n'ont pas seulement détruit les emplois et les savoir-faire, elles ont profondément fragilisé notre sécurité sanitaire.
Je le répète, nous ne découvrons pas cette situation. En 2018, une mission d'information sénatoriale nous alertait sur « la perte d'indépendance sanitaire française » et incitait à « recréer les conditions d'une production pharmaceutique de proximité ». Il est grand temps de définir une véritable stratégie de prévention et de gestion des pénuries de médicaments pour répondre à l'urgence de la situation.
Nous formulons quatre préconisations, sur lesquelles nous souhaitons recueillir votre avis, monsieur le ministre. À court terme, l'État doit permettre une planification en matière de commande de médicaments, sur le modèle de ce qui a été fait en 2021 avec le vaccin contre la grippe. De façon corollaire, il convient de mettre en place, par l'intermédiaire de l'ANSM, un outil de pilotage prévisionnel des pénuries de médicaments – cela pourrait passer par la publication d'une cartographie précise, en temps réel, des pénuries et des risques de rupture de stock.
Il convient ensuite de revoir le dimensionnement des appels d'offres des hôpitaux. Pour rationaliser les coûts, ils portent sur de très grandes quantités de médicaments, ce qui restreint le nombre d'entreprises capables d'y répondre et entraîne des difficultés d'approvisionnement en cas de défaillance du titulaire du marché. Il est nécessaire que les appels d'offres soient de taille plus modeste et multi-attributaires, de façon à sécuriser les approvisionnements et à donner de la lisibilité aux fabricants.
À moyen terme, il est indispensable d'encourager la relocalisation en France et en Europe d'unités de production de substances actives et de médicaments finis. Il est impératif que nous retrouvions au plus vite notre souveraineté sanitaire. Le 16 juin 2020, le Président de la République a annoncé une « initiative de relocalisation de certaines productions critiques ». Près de trois ans plus tard, le bilan semble bien mince.
Parallèlement, il est indispensable de s'attaquer à l'autre cause de cette situation, que des associations telles que l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament dénoncent depuis plusieurs années : l'inscription des produits de santé dans des logiques marchandes et financières.
Il faut savoir que les pénuries concernent principalement les médicaments dits matures, c'est-à-dire ceux dont les brevets sont libres. Pourquoi ? Tout simplement parce que quand un médicament est libre, il est moins cher, donc moins rentable. Il ne présente alors plus d'intérêt pour l'industrie pharmaceutique. Cette affirmation, en soi, illustre les dérives du système actuel. Comment peut-on accepter que la production d'un médicament efficace et utile à de nombreux patients soit tout simplement stoppée, au seul motif qu'il n'est plus assez rentable ? Le modèle actuel, basé sur la politique de l'offre et de la demande, n'est tout simplement pas adapté à la santé !
Face aux décisions des industries pharmaceutiques, les pouvoirs publics sont désarmés, impuissants, réduits à être de simples observateurs. L'opacité qui caractérise le secteur rend tout cela possible.
En France, les données publiques sont trop peu nombreuses : on ne sait pas exactement ce que coûtent le développement, les essais cliniques, la fabrication des médicaments ou des vaccins. Il est impossible de comprendre comment sont fixés les prix.
Cette opacité est encore aggravée par les règles, récentes, relatives au « secret commercial » ou au « secret d'affaires ». Or, il ne peut y avoir de secret d'affaires en matière de santé. C'est sur cette absence de transparence que les industries pharmaceutiques s'appuient pour fixer les prix et imposer des tarifs élevés.
Alors que la recherche sur le vaccin contre le covid-19 a été en partie financée par le public, le laboratoire Pfizer, qui a presque doublé son chiffre d'affaires en 2021 – 81,3 milliards de dollars – a décidé, en toute liberté, d'augmenter le prix de son vaccin de 25 %, sans même chercher à justifier la hausse… Les grands groupes industriels pharmaceutiques sont aujourd'hui seuls maîtres à bord. Voilà pourquoi la lutte pour plus de transparence est une nécessité absolue.
En 2019, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté une résolution sur la transparence des marchés. Il s'agissait d'améliorer l'échange public d'informations sur les prix nets des produits sanitaires, d'accroître la transparence sur les brevets pharmaceutiques, les résultats des essais cliniques et les autres déterminants de prix le long de la chaîne de valeur. Malheureusement, on note très peu d'évolutions, excepté l'obligation, depuis 2020, pour les compagnies pharmaceutiques, de déclarer les financements publics qu'elles reçoivent.
Monsieur le ministre, la communication publique des données en matière de santé doit devenir la règle. Il est impératif que les politiques pharmaceutiques soient au service de la santé de tous, que la politique industrielle de notre pays soit basée sur les besoins des populations en produits de santé, non sur la recherche de profits. Il convient de faire des produits pharmaceutiques des biens communs, et de la santé un droit effectif garanti pour tous.