La situation que vous signalez à Flamanville illustre parfaitement mes propos. Lorsqu'EDF et Framatome ont souhaité installer la cuve de l'EPR à Flamanville et souder la virole porte-tubulure aux boucles du circuit primaire, l'ASN avait en effet communiqué sur le fait que cela ne posait aucun problème de sûreté tant que le réacteur n'était pas construit, qu'elle n'avait donc pas de raison de s'y opposer, et qu'elle laissait l'industriel prendre ce « risque industriel ». Toutefois, refaire une cuve que l'on contrôle avant de la mettre en place, ou reprendre une cuve que l'on a déjà mise en place dans une enceinte de confinement présente des risques industriels très différents. En l'occurrence, la plupart des experts soupçonnaient la présence, compte tenu du procédé de forgeage, d'une ségrégation de carbone dans le couvercle et le fond de cuve, et la réglementation imposait la réalisation d'un contrôle surfacique, non destructif, de la concentration de carbone, avant la procédure de qualification de la cuve. L'industriel a donc délibérément choisi de créer un fait accompli, rendant l'opération plus irréversible, et l'ASN n'a pas voulu ou pas su s'y opposer.
L'échéance de saturation de La Hague peut être évaluée à 2034, mais peut également survenir plus tôt en cas de problème sur les chaînes de retraitement, par exemple en lien avec les opérations de remplacement des évaporateurs. Un problème de saturation à La Hague se pose en tout cas, car il faut tenir compte du temps nécessaire au déploiement d'alternatives. Or, la piscine centralisée projetée par EDF pour répondre en temps utile à ce problème de saturation a pris du retard, et risque donc de ne pas être mise en service suffisamment tôt, ce qui conduit à envisager dans l'attente un entreposage à sec en château.
Le scénario négaWatt assume en effet pleinement de porter une vision sociétale, et de traduire sous la forme d'une trajectoire d'évolution des modes de production et de consommation un certain nombre de valeurs notamment humanistes et d'enjeux, que nous référons à la matrice des 17 objectifs de développement durable. Pour autant, l'insistance que nous portons sur la maîtrise de la consommation ne constitue pas la spécificité politique de notre scénario. J'introduis souvent l'approche de négaWatt en disant : « l'énergie fait système et ce système fait société ». La manière dont la société organise la mise en relation de ressources et de services énergétiques (dans le chauffage, la cuisson, la mobilité, etc.) constitue un système complexe, qui structure notre économie et nos modes de vie. À cet égard, tout scénario qui projette une évolution du système énergétique projette une évolution de l'économie et des modes de vie, et est donc politique. La différence de notre scénario est peut-être d'assumer davantage cette dimension politique et de projet sociétal. Nos hypothèses concernant la demande ne sont cependant pas plus politiques, ni d'une autre nature, que des hypothèses sur l'offre.
Lors des concertations de RTE, notamment, nous observons une dissymétrie culturelle assez paradoxale en France.
En matière de transformation du système énergétique, la tendance est de fixer des objectifs relatifs à la production et d'avoir confiance dans la possibilité de les atteindre. La France était pourtant en 2020 le seul pays de l'Union européenne à voir pris du retard sur les objectifs qu'elle s'était fixés en 2010 concernant la part des renouvelables. Les retards du développement de l'éolien et du photovoltaïque sur les objectifs, même à 2023, de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) sont connus, de même que les retards de l'EPR de Flamanville.
À l'inverse, tout objectif relatif à la demande tend à susciter un réflexe de défiance quant à la possibilité de l'atteindre, au regard de sa nature politique. Pourtant, les politiques publiques ont montré leur capacité à réguler les comportements, notamment s'agissant des exemples classiques que constituent le port de la ceinture de sécurité et l'usage de la cigarette dans les lieux publics. C'est pourquoi le retour d'expérience sur la part de la sobriété volontaire dans la baisse actuelle de la consommation sera important. Il est indispensable que les politiques prennent confiance dans leur capacité à maîtriser la demande, car on ne fera pas l'économie de ce type de politique dans la stratégie de transition énergétique.