Merci, monsieur le président, pour cette invitation. C'est un honneur et un plaisir de pouvoir contribuer à vos réflexions.
Je commencerai par partager le constat, à l'origine de cette commission d'enquête, d'une forme de perte de souveraineté nationale, en commençant par la replacer dans le temps long. À l'époque des chocs pétroliers, qui restent « la mère » de toutes les batailles énergétiques des dernières décennies, la France a répondu, en premier lieu, par une politique d'économie d'énergie (la « chasse au gaspi »), en deuxième lieu, par une stratégie du « tout nucléaire » et du « tout électrique ». Assez rapidement, après le contre-choc pétrolier, ne perdurait déjà presque plus que le second volet de cette double stratégie, les politiques de maîtrise de l'énergie ayant été progressivement abandonnées. À l'issue de ces cinquante années, les productions domestiques, qui incluaient alors le charbon, l'hydroélectricité et le bois, et couvraient presque un quart de nos consommations d'énergie, n'en couvrent plus aujourd'hui que 17 % si l'on ne compte pas le nucléaire (elles en représentent 35 % si on l'inclut), ce qui est logique, dès lors que l'uranium utilisé dans les réacteurs provient en totalité de l'importation. La dépendance à l'uranium est certes de nature très différente de celle aux énergies fossiles, mais elle n'est pas sans implication géopolitique et stratégique non plus. Ainsi, le développement du nucléaire s'est paradoxalement accompagné d'une perte de souveraineté énergétique, dans la mesure où l'évolution des autres productions d'énergie et l'augmentation de la consommation ont conduit à renforcer notre dépendance, en proportion comme en volume, à des importations de ressources énergétiques.
Derrière cet indicateur agrégé doivent cependant être distingués divers facteurs plus représentatifs de la situation.
En premier lieu, la sécurité énergétique ne se pense pas seulement au niveau national et des frontières, mais aussi au niveau des territoires. Un système énergétique extrêmement concentré autour de quelques installations crée ainsi des dépendances énergétiques et économiques entre les territoires. Le système énergétique de notre pays, pourtant l'une des premières puissances mondiales, n'est ainsi pas capable d'approvisionner correctement l'ensemble de la population, 12 millions de personnes y étant concernées par la précarité énergétique. Or, cet enjeu d'une sécurité d'approvisionnement à l'ensemble des usagers est extrêmement important en matière de souveraineté énergétique
En deuxième lieu, la souveraineté se joue aussi dans le niveau de vulnérabilité de notre système énergétique, que ce soit à l'égard d'aléas externes ou de risques qu'il génère pour lui-même. Sur ce second aspect, la situation actuelle est particulièrement éclairante. Comme candidat à l'élection présidentielle, en 2012, puis comme président, François Hollande avait formulé l'engagement, notamment dans le débat de l'entre-deux tour, d'une réduction de notre double dépendance au pétrole et au nucléaire. Ce diagnostic était juste. Après la catastrophe de Fukushima, il identifiait le risque que faisait peser l'enjeu de sûreté du parc nucléaire sur la société française, et considérait qu'il était souhaitable de le réduire. Dans le débat national sur la transition énergétique qui avait suivi cette élection, le président de l'ASN de l'époque, M. Pierre-Franck Chevet, que vous avez auditionné récemment, avait souligné que le système électrique ne disposait pas des marges nécessaires pour faire face à un problème générique inattendu, qui conduirait à arrêter pour des raisons de sûreté une dizaine de réacteurs. Le problème de corrosion sous contrainte que nous avons rencontré nous a plongés dans cette situation. Faute d'avoir engagé les transformations qui auraient permis de diversifier les options pour renforcer la résilience du système électrique, nous payons cette vulnérabilité assez cher.
Par ailleurs, la situation en Ukraine a certes rappelé, d'une part, notre dépendance à l'égard des importations en hydrocarbures, mais aussi, d'autre part, la vulnérabilité que peut constituer pour notre propre système électrique et notre société, le fait de dépendre d'un parc nucléaire. Nous avons en effet été confrontés à la situation inédite de centrales nucléaires en zone de conflit, et à l'occupation de l'une d'elles, depuis bientôt un an, par une puissance occupante, qui l'utilise comme une forme d'arme passive de dissuasion.
La situation actuelle est plutôt celle d'une dépendance accrue au nucléaire, comme en témoigne la volonté de prolonger toujours davantage les réacteurs nucléaires. On pourrait parler d'une forme d'« addiction », qui conduit aujourd'hui à des réactions paradoxales.
La difficulté du système électrique observée cet hiver est liée, d'une part à cette vulnérabilité du parc nucléaire standardisé pour les réacteurs nucléaires existants, d'autre part, au dixième hiver consécutif de retard de mise en service du réacteur Flamanville 3. Il est étonnant que, dans cette situation, le réflexe politique soit d'en appeler à davantage de nucléaire, à une prolongation plus longue des réacteurs, et au déploiement d'un nouveau programme de réacteurs EPR2 qui n'existe en réalité encore que sur papier, et reste peu avancé en termes de conception. Ce réflexe conduit à des risques importants, puisqu'il projette de renforcer la dépendance du système électrique à un parc nucléaire vieillissant, donc de plus en plus vulnérable aux problèmes génériques, et à de nouveaux réacteurs pour lesquels le retour d'expérience de Flamanville montre qu'il faut prendre en compte une incertitude d'une dizaine d'années en prévoyant leur date de mise en service.
Un deuxième paradoxe est celui de l'appel à un « plan Marshall », selon les termes du président de l'ASN au printemps dernier, et du président d'EDF alors en exercice, Jean-Bernard Lévy, à l'automne. Lors d'une audition par la commission d'enquête sur la sûreté nucléaire en 2018, Jean-Bernard Lévy avait pourtant expliqué qu'EDF était comme un cycliste qui doit pédaler pour ne pas tomber : lui fixer l'objectif de nouveaux EPR était nécessaire au maintien de ses compétences. Or, au moment où le président de la République, dans son discours de Belfort, fixait à la filière nucléaire les objectifs qu'elle avait depuis longtemps demandés pour maintenir ses compétences, le réflexe a été de dire que la filière n'était pas en état de les atteindre, et d'en appeler à ce plan Marshall, dont la faisabilité et la pertinence peuvent être questionnées. Le président de l'ASN a ainsi déclaré que la filière nucléaire n'était pas en état d'atteindre de façon sûre ces objectifs.
Face à ces constats et à cette difficulté, un troisième paradoxe a tenu à la tentative incroyable des responsables de la filière nucléaire de réécrire l'histoire des dix dernières années, au prix de dérives parfois complotistes, afin de s'exonérer de leurs responsabilités dans la triple crise énergétique, industrielle et financière où est plongée la filière nucléaire.
Dès les années 1970-1980 et le déploiement du programme nucléaire, la prévision extrêmement ambitieuse par EDF d'un doublement de la consommation d'énergie tous les dix ans a conduit, d'une part, au déploiement d'une surcapacité nucléaire par rapport aux besoins en base, d'autre part, à un déséquilibre de la pyramide des âges du parc, faisant que sa maintenance, son renouvellement et son renforcement font l'objet, quelles que soient les options retenues, de pics extrêmement importants et difficiles à gérer. Le choix du « tout nucléaire, tout électrique » a également conduit à un développement massif du chauffage électrique, qui crée un phénomène de pointe hivernale extrêmement important, et une dépendance à l'égard du « gradient thermique ». Le nucléaire, ainsi en surcapacité par rapport à la base, est néanmoins en sous-capacité par rapport à cette pointe.
Dans les années 1990-2000, la stratégie devient davantage financière qu'industrielle, malgré le lancement de Flamanville 3 pour préparer le renouvellement du parc. Le rythme initialement prévu par EDF pour ce renouvellement est ainsi rapidement abandonné au profit d'une prolongation au-delà de quarante ans, dont un calcul financier permet de prévoir l'obtention d'économies massives, à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d'euros d'investissements à l'époque. Pour compenser cette absence de nouveaux projets en France, des relais de croissance sont recherchés à l'exportation (avec AREVA et « l'équipe de France du nucléaire »), qui en réalité ne se matérialisent pas, ou ne le font que comme facteurs de charges et de pertes, plutôt que de profits et de capacités de financement.
Enfin, face à cette situation de crise, les années 2010-2020 sont celles d'une forme de « fuite en avant » dans la trajectoire électrique. Faute d'avoir diversifié les options, il apparaît de plus en plus difficile de fermer des réacteurs, et la seule réponse politique consiste à prolonger toujours plus leur durée de vie. L'absence de déploiement industriel du projet Flamanville 3, en conséquence des choix des années 1970 et 1980, mais aussi des choix financiers ultérieurs, induit simultanément une perte de capacité industrielle et d'autofinancement.
Face à l'ensemble de ces constats, il nous semble que la stratégie reposant sur davantage de prolongations, encore plus longtemps, des réacteurs, et sur de nouvelles constructions, constitue un risque évident pour la sécurité du système électrique dans les années à venir, et porte en elle le risque d'une perte supplémentaire de souveraineté énergétique.
À l'inverse, l'option retenue par le scénario négaWatt, consistant à réduire nos besoins globaux en énergie (grâce à davantage de sobriété et d'efficacité énergétiques, pour des raisons climatiques), et à nous appuyer à terme sur 100 % d'énergie renouvelable locale (ce qui constitue aujourd'hui une trajectoire réaliste), est porteuse de beaucoup moins de risques et de beaucoup plus de souveraineté et de sécurité énergétiques à long terme. Elle est également confortée par la réponse favorable apportée par une partie de la population à l'appel à la sobriété cet hiver.