Vous avez évoqué ce qui semble être pour vous des évidences liées à l'enquête judiciaire : le blasphème, d'une part, et un certain comportement psychique, d'autre part, souvent mis en avant par l'administration pénitentiaire pour expliquer l'absence de transfert de Franck Elong Abé en QER en dépit des avis unanimes de la CPU, les arguments contradictoires avancés étant que sa psychopathologie était trop grave pour qu'il soit orienté de la sorte, ou qu'une « accalmie » comportementale justifiait de ne pas le transférer. Ces deux thèses opposées font que notre incompréhension reste grande. De votre point de vue, il n'y a pas de gouffre dans l'appréhension de la personnalité de cet individu, mais comprenez que la commission d'enquête et les membres de la commission des lois aient été très vexés, et c'est peu dire, de constater que Mme Puglierini leur a menti le 30 mars dernier.
Il ne faut pas envisager M. Elong Abé comme quelqu'un qui n'aurait pas pu faire preuve de dissimulation, de rationalité, pour éventuellement arriver à Arles au terme d'un cheminement calculé. Nous avons été frappés par les images de l'assassinat rendues publiques. On y voit un tueur né, qui sait très bien ce qu'il fait, ne regarde pas les caméras – M. Ollier, l'actuel directeur de l'établissement, convient qu'il semble être au courant que le scénario retenu pour les caméras ne couvrait pas les salles d'activité – et, sans un mot, méthodiquement, s'attaque pendant dix minutes à Yvan Colonna sachant que celui-ci était à terre, dans la position la plus faible. Il donne le sentiment de savoir tout cela, et il fait preuve du plus grand sang-froid ; pour le coup, il est très rationnel. J'entends bien que c'est une autre forme de folie, mais son comportement, pendant ces dix minutes infiniment longues, n'a rien d'erratique. Ce que vous nous avez dit aujourd'hui, a posteriori, confirme le sentiment éprouvé à la vision de ces images : c'est un combattant, un soldat. L'hypothèse selon laquelle il a pu faire œuvre de dissimulation, mot qui apparaît dans les conclusions d'une CPU, ne peut être écartée. De plus, même si vous avez confirmé l'absence de relations de Franck Elong Abé à l'extérieur, ses liens avec M. Belkacem et d'autres en détention sont avérés.
Comme, dans cette enquête, nous observons les trajectoires en miroir de Franck Elong Abé et d'Yvan Colonna, j'en viens à l'autre champ de notre enquête, la gestion par l'administration pénitentiaire de la détention d'Yvan Colonna, de son parcours carcéral et notamment de son statut de DPS, et j'aimerais savoir de quelles informations disposaient vos services sur Yvan Colonna et son comportement en détention.
Affecté à la préfecture de la région Corse entre 2015 et 2017, chargé de la sécurité intérieure, vous avez ensuite travaillé auprès du ministre de l'Intérieur ; vous êtes donc familier des affaires liées à la Corse. Dans celle qui nous occupe, on touche aussi à l'histoire, avec l'assassinat du préfet Claude Érignac. Nous parlons d'Yvan Colonna mais aussi d'Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri et, pour reprendre les termes du directeur de l'administration pénitentiaire, du traumatisme qu'a représenté cet assassinat pour la République française. Nous sommes un certain nombre à penser que la gestion du statut de DPS d'Yvan Colonna, de Pierre Alessandri et d'Alain Ferrandi a été d'une extrême sévérité parce qu'il s'agissait de l'assassinat d'un préfet. En réalité, nous avons été confrontés à la règle non écrite selon laquelle, quel que soit leur comportement en prison, ils ne seraient jamais ramenés sur l'île – comme une promesse faite. Pas de droit au rapprochement, donc, et pas de droit non plus à la réinsertion ni à un aménagement de peine. La peine de sûreté d'Yvan Colonna ayant pris fin le 9 juillet 2021, il pouvait, au moins sur le papier, demander un aménagement de peine, mais nous avons été confrontés à cette règle non écrite. Cela ne peut être prouvé, nous dira-t-on ; nous verrons au fil des travaux de cette commission d'enquête, puisque nos investigations porteront aussi sur ce point.
Cela fonde l'idée qu'un mobile a pu exister à l'assassinat d'Yvan Colonna, ce qui explique mes questions : avez-vous rencontré ce genre de comportement administratif et politique dans la façon de gérer ces détenus, Yvan Colonna en particulier, étant donné la cause sacrée que représentait la défense de la mémoire de Claude Érignac ? L'extrême sévérité de la gestion de la détention d'Yvan Colonna, le refus de lever son statut de DPS, le refus de le rapprocher de l'île constatés au cours de vos fonctions précédentes découlent-ils d'instructions ? Avez-vous été témoin de discussions formelles ou informelles à ce sujet, amenant à considérer que les trois détenus cités faisaient l'objet d'une gestion spéciale ?