Nous vous remercions de nous avoir invités. La question de la souveraineté énergétique nous alerte depuis de nombreuses années et a fait l'objet de plusieurs travaux que nous aborderons et vous communiquerons. Ce n'est en rien dû à la fatalité : au contraire, nous faisons face à une situation qui s'est dégradée progressivement depuis des années. La souveraineté énergétique recouvre deux enjeux importants pour nos concitoyens, les collectivités locales et les entreprises : il s'agit de la sécurité d'approvisionnement et du tarif de l'électricité. Ces deux enjeux, gérés pendant plusieurs décennies par EDF dans le cadre du monopole public qu'elle exerçait, ont été ventilés au fil des adoptions de directives et d'un certain nombre de lois. Deux piliers essentiels formaient l'architecture de notre service public : la loi de nationalisation de 1946 et le plan Messmer de 1973-1974. Par ailleurs, nous disposions d'atouts formidables, reposant sur l'hydroélectricité dès 1946 puis sur le nucléaire, pour garantir la souveraineté énergétique.
Or, la France a été touchée par une grave maladie qui a affecté sa souveraineté énergétique, qui n'est autre que l'appât du gain. À l'époque des premières directives, un slogan syndical proclamait lors de l'adoption des premières directives : « l'électricité n'est pas une marchandise ». Des années plus tard, il me semble nécessaire de le reprendre au pied de la lettre. À partir du moment où l'électricité a été confiée au marché, ce dernier l'a rendue rare et chère. L'analyse des causalités ayant conduit à la perte de souveraineté donne finalement le sentiment d'une profonde déresponsabilisation – en un mot, que nul n'est plus responsable du service public de l'électricité en France. Les directives ont exigé de la France la séparation des activités de production, de transport et de distribution de l'électricité. Nous nous sommes retrouvés dans des situations ubuesques, allant jusqu'à des divergences entre les avis de RTE et d'EDF sur le maintien de la centrale de Fessenheim. Chacun gère désormais ses propres affaires en boutiquier : plus personne ne défend une vision de long terme et d'intérêt national.
Or, l'électricité est un produit de première nécessité non stockable qui doit être géré en permanence, respectant une équation simple, dans laquelle les lois de la physique prennent le dessus sur les lois du marché, et suivant laquelle la production doit être égale à la consommation. Pour couvrir la production, il faut être certain de bénéficier d'une quantité de moyens de production pilotables égale en tout temps au pic potentiel de consommation d'électricité en France – lequel n'est aujourd'hui plus couvert. Le comité central d'entreprise (CCE) d'EDF, avant son remplacement par le CSEC, est l'inventeur de la notion de moyens pilotables. Dès 2017, nous avons lancé les premières alertes sur de potentielles difficultés de chauffage ou d'éclairage durant l'hiver. Nous avons tant insisté sur ce sujet que l'entreprise elle-même y consacre un point lors des séances de CSE central à l'automne, afin qu'un débat contradictoire entre l'avis de la direction et nos travaux d'expertise puisse avoir lieu.
Nous avons observé la perte de 12 gigawatts de capacités pilotables ces dix dernières années, liée à la fermeture de la centrale de Fessenheim et des centrales thermiques d'Aramon, de Porcheville et du Havre, qui, certes, ne fonctionnaient pas chaque jour, mais sécurisaient le réseau à tout moment. Ces choix ont été faits à l'encontre du bon sens, dans des circonstances différentes. L'ensemble des organisations syndicales au sein du CCE avaient émis des avis négatifs à la fermeture de Fessenheim, appuyés sur diverses expertises prouvant l'aberration d'une telle mesure qui n'était pas imposée par des enjeux économiques, ni de sûreté, ni d'environnement. La fermeture des centrales thermiques, quant à elle, résulte d'une politique de boutiquiers. Contre l'avis de toutes les organisations syndicales, la direction d'EDF a estimé que ces centrales coûtaient trop cher en coûts fixes. Ce coût s'élevait à environ 30 millions d'euros par an, alors qu'un black-out ou des coupures régionales engendreraient une facture bien supérieure à cette somme. Le dernier marché de capacité accordé au cycle combiné gaz de Landivisiau dans le Finistère, confié à Total et exploité par Siemens, représente un coût pour la nation de 40 millions d'euros par an, sans même fonctionner.
En découlent plusieurs paradoxes depuis ces années de directives, abondées par la loi Nome qui a transformé le marché de l'électricité en un trafic mafieux, autorisant de nombreuses dérives. EDF avait pu construire, grâce au monopole public, nombre d'infrastructures solides dans le pays – le réseau, les centrales hydrauliques et nucléaires. Or, au moment où la dette commençait à s'amortir, le capital a été ouvert. Entre 2006 et 2009, la dette d'EDF a été multipliée par trois, sans que des investissements sur le réseau ou sur la production hydraulique et nucléaire aient été réalisés, en raison, à nouveau, d'une forte déresponsabilisation. En effet, les directions de nouvelles entreprises à capitaux ouverts ont voulu suivre une logique de rentabilisation. La dette d'EDF, particulièrement inquiétante, est composée de trois tiers. Le premier résulte des paris parfois insensés des dirigeants d'EDF à l'international, faisant perdre des milliards d'euros à l'entreprise ; le deuxième est lié à l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui résulte de la très contestable loi Nome, fixant le tarif de l'électricité à 42 euros, et qui fait travailler les salariés d'EDF pour la sous-traitance. Au lieu de faire converger leurs intérêts, des entreprises ont mené des activités différentes, voire, concurrentes, opposant les énergies pilotables aux énergies renouvelables dans leurs stratégies d'investissements. Le paquet climat-énergie européen de 2008, enrichi par celui de 2014, a poussé les investissements dans le renouvelable, tout en conduisant au délaissement des moyens pilotables. Le moratoire du nucléaire depuis la centrale de Civaux, téléguidé par l'Allemagne, est révélateur de la stratégie de la France à cet égard. Les atouts formidables dont disposait notre pays ont été détruits par les directives de 1996 et de 2002, lorsque Jacques Chirac et Lionel Jospin ont inauguré l'étape finale de la marchandisation du gaz et de l'électricité à Barcelone, avec José María Aznar, Silvio Berlusconi et Tony Blair.
Depuis, les dettes continuent à exploser. Le recours galopant à la sous-traitance s'est imposé au détriment d'une maîtrise des capacités techniques par un personnel formé et attaché à son entreprise, tout en se doublant d'un phénomène de filialisation. En découle une perte de compétences en interne, que nous payons très cher sur le chantier du réacteur pressurisé européen (EPR), mais aussi sur l'ensemble de nos installations. La France a progressivement abandonné sa filière industrielle pour devenir une société de services, ce qui engendre des difficultés croissantes à recruter des personnels formés dans les domaines techniques. La friche du tissu industriel français en est aujourd'hui la facture. À chaque étape, il est possible d'identifier des responsables, qui n'ont jamais voulu écouter les organisations syndicales opposées à l'ensemble de ces phénomènes.
Nous sommes aujourd'hui dans une situation d'impasse, sauf à s'affranchir des règles de marché. C'est ce que nous avons proposé. Nous avons ainsi remis une contribution en ce sens début décembre 2022 à la Commission de régulation de l'énergie (CRE), dans le cadre de sa consultation publique sur la nouvelle tarification possible du tarif réglementé de vente (TRV) d'électricité. Avec le cabinet Secafi, qui nous accompagne sur ces questions, nous avons émis plusieurs propositions d'urgence que nous vous invitons à consulter. En effet, elles vous permettraient, en tant que représentants de la nation, de reprendre la main sur cette belle entreprise.
Nous adressons deux demandes à la CRE : la suspension de l'Arenh, prévue dans le code de l'énergie en cas de force majeur, ce que représentent bien la guerre en Ukraine, la mise à l'arrêt de 50 % des réacteurs, ou encore la vente de l'électricité à 1000 euros le mégawattheure alors que ses coûts de production s'établissent à moins de 100 euros. Le conseil d'administration d'EDF a poliment écouté nos propositions, sans toutefois les reprendre. Par ailleurs, nous demandons à la CRE le calcul du TRV à partir de notre mix de production national. Ces deux dérogations nous permettraient de diviser par trois le prix du TRV proposé – incluant le bouclier énergétique – sans toucher à la TVA. Pour effectuer ces calculs, nous nous sommes appuyés sur les recommandations de la Cour des comptes, à savoir environ 60 euros le mégawattheure pour le nucléaire, tout en prenant en compte l'hydraulique et les prix plafonnés du renouvelable.
La situation du Portugal et de l'Espagne doit nous inspirer. Certains prétendent que ces deux pays ont la particularité de former une péninsule. Pourtant, ils n'en sont pas moins interconnectés ; et, s'ils sont une péninsule géographique, la France est un îlot décarboné de production d'électricité. Nous devons donc bénéficier de cette dérogation immédiate, dans l'intérêt des Français, pour maîtriser l'inflation et sauver les collectivités locales, les artisans et les entreprises qui souffrent d'un tarif scandaleux qu'ils ne devraient pas avoir à payer. En dehors de la mafia, quel système économique tolèrerait de faire payer un produit dix fois son prix ?
L'électricité est un bien commun. C'est ce que nous rappelons depuis trois ans au travers de la constitution du Conseil national sur l'énergie et nos campagnes de presse. Nous sommes rejoints par nombre de mouvements d'élus, d'associations de consommateurs – comme l'association nationale de consommateurs et d'usagers pour la consommation, le logement et le cadre de vie (CLCV) ou la fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) – de collectivités locales et de maires de petites et moyennes communes ou d'agglomérations.
Nous vous fournirons différentes synthèses que nous avons réalisées. L'une d'entre elles concerne la conservation de nos concessions hydrauliques, qui devaient être bradées à la concurrence à la suite d'un accord avec Bruxelles sous la présidence de M. Hollande, rendu d'autant plus inacceptable par le contexte que nous traversons. En effet, il ne serait pas audible que des actionnaires privés, dont nous ignorerions tant la nationalité que les intentions, puissent devenir propriétaires de concessions et de barrages hydrauliques en France, voire, en amont des centrales nucléaires qu'ils refroidissent.
Enfin, EDF regroupe toutes les activités de production et de commercialisation. Au sein du groupe, RTE est chargé du transport, et Enedis de la distribution. Nous plaidons pour un retour à un service public digne de ce nom et totalement intégré. En outre, EDF compte également nos collègues de Guyane, de La Réunion, de la collectivité de Saint Pierre et Miquelon, de l'archipel de Guadeloupe et de la Martinique. Dans ces territoires également, il est nécessaire de renforcer le service public. Nous menons actuellement une expertise sur l'outre-mer, qui sera publiée en mars.