Intervention de Charlotte Hemmerdinger

Réunion du mercredi 18 janvier 2023 à 14h30
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Charlotte Hemmerdinger :

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, j'ai eu la chance et l'honneur de créer puis de diriger le service national du renseignement pénitentiaire. Arrivée au moment de la préfiguration du service, en 2016, je l'ai quitté en juin 2022, de sorte que j'ai passé plus de cinq ans à la tête du service. Je l'ai construit avec mes collaborateurs, incarné, vu grandir et j'ai essayé de le doter de tous les moyens d'un service de renseignement, ce qu'il n'était pas à mon arrivée.

Pour faire bilan de mon action à la tête du SNRP, je peux m'appuyer, de manière confortable, sur celui fait par l'Inspection des services de renseignement (ISR) qui, avant mon départ, a audité le service pour les cinq années écoulées. Le bilan que j'en tire est donc aussi le bilan objectif dressé par l'ISR.

En cinq ans, ce service est devenu un véritable service de renseignement doté d'un cadre juridique s'inscrivant pleinement dans le cadre de la loi relative au renseignement. Il s'est doté d'outils d'investigation dont, au premier chef, les techniques de renseignement, même si celles-ci ne constituent pas le capteur majoritaire, puisqu'en détention il est fait beaucoup appel, en raison d'une tradition pénitentiaire forte, au renseignement humain et à l'observation. Les techniques n'en demeurent pas moins un capteur essentiel pour infirmer ou confirmer des hypothèses. Nous avons développé des sources humaines, c'est-à-dire l'appui de détenus qui acceptent, quelles qu'en soient les raisons ou les motivations d'ailleurs expertisées par le service, de devenir des collaborateurs du service.

Nous avons considérablement développé les sources partenariales, puisque le SNRP fait partie de la communauté du renseignement. Certes, le SNRP appartient au second cercle de cette communauté, mais il figure parmi les quatre premiers services du second cercle, c'est-à-dire des services qui ne font que du renseignement, dotés d'une compétence nationale et au contact permanent du premier cercle, un peu comme des services sous-traitants de ce dernier. Si nous n'avons pas les mêmes pouvoirs d'investigation, notre cadre juridique étant un peu plus restreint, le renseignement pénitentiaire, comme le service central du renseignement territorial (SCRT), est devenu un maillon essentiel de la chaîne du renseignement.

Comme tous les grands services, nous avons développé les sources ouvertes. Des analystes veilleurs sont chargés de capter de l'information, notamment sur les réseaux sociaux puisque, malheureusement, la porosité avec l'extérieur permet de faire pénétrer des téléphones portables en détention et que des détenus bavards sont en communication fréquente avec l'extérieur. Le champ constitué d'internet et des réseaux sociaux est pour nous un espace d'information essentiel. Le développement des capteurs du service, opéré progressivement au cours des cinq années, l'a hissé à la hauteur des autres grands services de renseignement, et son niveau d'expertise en termes de fiabilité, de crédibilité et d'intérêt des informations pour les agréger à d'autres sources d'informations a gagné en maturité au fil de l'expérience.

À mon arrivée le bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), l'ancien état-major de sécurité-3 (EMS-3), comptait treize personnes, plus deux configurateurs dont moi-même. Nous avons rassemblé les services déconcentrés et armé le service. À mon départ, son plafond d'emploi était de 333 équivalents temps plein (ETP). Le service a donc pris de l'épaisseur en termes de ressources humaines, même si je considère qu'il est encore, comme durant les cinq années où je l'ai dirigé, très sous-dimensionné au regard des attentes.

Nous avons grandement accéléré la formation des agents. Au 31 janvier 2017, d'agents pénitentiaires chargés de collecter de l'information dans les prisons, ils sont devenus, du jour au lendemain, des agents de renseignement. Mais cela ne s'improvise pas. Ce n'est pas parce qu'on a été habilité à devenir agent de renseignement qu'on l'a dans son ADN. Pour répondre à ce besoin de formation gigantesque, nous nous sommes appuyés sur les services les plus expérimentés. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) nous ont beaucoup aidés à faire progresser nos méthodes d'investigation et notre appréhension de la matière renseignement, avant qu'on s'en émancipe un peu. Le milieu carcéral étant une entité unique dans l'écosystème du renseignement, doté d'une expertise pénitentiaire propre, nous avons monté nos propres sessions de formation, jusqu'à créer un département de formation au renseignement pénitentiaire à l'École nationale d'administration pénitentiaire (Enap) qui forme tous les agents du renseignement pénitentiaire.

Bien entendu, nous avons engagé la construction d'un système d'information. Elle n'est pas terminée et cela reste une faiblesse du service, mais c'est en cours. Comme tous les services de renseignement, nous travaillons sur des données classifiées sur lesquelles il faut pouvoir capitaliser et qu'il faut pouvoir agréger pour accroître les capacités d'analyse. Le service n'étant pas encore doté de système d'information classifié, des données sont parfois éclatées entre des coffres, un système d'information à diffusion restreinte et des dossiers papier. Le point d'amélioration pour les années à venir est de réunir ces données dans un réseau classifié afin de démultiplier les capacités d'analyse.

Créé en 2017, le BCRP est devenu, en 2019, un service à compétence nationale et un acteur reconnu en interne comme en externe en tant que service de renseignement.

La principale difficulté du service est son sous-dimensionnement. Même si des ressources humaines nous ont été fournies, même si nous avons réussi à installer des capteurs dans tous les établissements pénitentiaires par le biais de nos délégués locaux au renseignement pénitentiaire (DLRP), même si nous avons structuré des cellules interrégionales, le SNRP suivait plus de deux mille objectifs incarcérés en détention, certains à un niveau très élevé, pour cause de forte dangerosité ou de risque de passage à l'acte identifié, ce qui conduisait à un ratio de suivi par DLRP très élevé. Dans certaines détentions, il était d'un DLRP pour quarante à cinquante individus, contre en moyenne un pour vingt dans les grands services de renseignement, ce qui donne une idée du manque à combler en termes de ressources humaines pour pouvoir suivre correctement les intéressés. Cela étant, contrairement aux autres services, les individus sont captifs, nous savons où ils se trouvent, nous ne les perdons pas dans la nature. Dès lors, on ne peut pas calquer exactement les besoins en ressources humaines du SNRP sur ceux des grands services.

Une autre difficulté, qui s'est beaucoup atténuée au fil du temps, est l'acculturation pénitentiaire à l'existence du service de renseignement. Il y a toujours eu un bureau du renseignement pénitentiaire pour collecter des données sur les détenus intéressant l'administration pénitentiaire pour des raisons de sécurité, de réinsertion, de risque propre à un établissement. À défaut de cadre juridique, l'habitude avait été prise de demander tout et n'importe quoi aux DLRP et les chefs d'établissement souhaitaient tout savoir. L'introduction de règles propres aux services de renseignement, prévoyant des données classifiées dont nos interlocuteurs pénitentiaires n'avaient pas nécessairement besoin d'en connaître, le recours à des sources humaines dont on ne pouvait révéler si elles l'étaient ou non, l'utilisation de techniques de renseignement, et la nécessaire absence de publicité quant à leur utilisation – tous les surveillants n'ayant pas à être informés de la pose d'un micro dans une cellule –, tout cela a pu provoquer de la crispation et de l'incompréhension. Le chef d'établissement est responsable de ce qui se passe dans sa structure et, en cas problème, il est considéré comme responsable. Il souhaitait donc être informé de tout, avoir la maîtrise de l'information et de l'environnement sécuritaire pour ses personnels et les détenus. Cela s'entendait, mais allait à l'encontre de la loi relative au renseignement et de l'instruction ministérielle n° 1300 qui imposent le verrouillage de certaines données et de ne pas exposer nos méthodes d'investigation. Il s'agissait aussi de protéger des agents pénitentiaires en ne communiquant pas toutes les informations en notre possession, ou en ne le faisant qu'en temps utile.

Nous avons fini par imposer l'idée qu'un service de renseignement n'a de sens que s'il travaille pour les autres et apporte des éléments utiles à la prise de décisions, qu'elles soient d'ordre sécuritaire, politique, stratégique, interrégional, local ou national. Fort de son expérience, à la suite des menaces et des passages à l'acte violents qu'il avait réussi à déjouer, le service a progressivement acquis ses lettres de noblesse, prouvé son utilité en interne comme en externe, et démontré que s'il n'était pas en état de révéler des informations, c'était soit parce que ce n'était pas le moment, soit parce qu'il était dans l'intérêt de l'interlocuteur de ne pas en connaître immédiatement. Le processus a été long en raison de la tradition de sécurité pénitentiaire qui veut que les personnels et les directeurs d'établissements soient toujours assurés de tout savoir. Cette légère difficulté d'intégration n'a pas été partout rencontrée sur l'ensemble du territoire national mais ponctuellement, dans quelques directions interrégionales ou quelques établissements. Quand j'ai quitté le service, les réticences initiales étaient en grande majorité levées.

L'appréhension des individus terroristes et radicalisés est l'essence du service et la raison de sa création. En effet, le SNRP a été initialement créé pour faire face à l'augmentation du nombre de détenus terroristes depuis 2012 et, malheureusement, de plus en plus, après 2015, et au développement des phénomènes de radicalisation. Il existait une mission de repérage de la radicalisation violente, la sous-direction de la sécurité pénitentiaire était focalisée sur ces questions, mais il y avait de fortes attentes, en interne, pour pouvoir suivre ces individus en détention, et, en externe, de la part des services de renseignement partenaires. En 2015-2016, on comptait presque 600 individus terroristes incarcérés et 1 200 à 1 400 détenus de droit commun considérés comme radicalisés, et la création d'un service de renseignement pénitentiaire était d'autant plus justifiée. Même s'il lui arrive de travailler dans les domaines de la criminalité organisée, des mouvances extrêmes et de la sécurité pénitentiaire, le service a initialement été créé pour faire face à la menace terroriste et travailler à la prévention du terrorisme.

Nous avons très tôt noué des relations privilégiées avec les services partenaires, puisqu'il était important pour nous que ceux qui suivent les individus à l'extérieur nous signalent les individus méritant un suivi en renseignement au sein de l'administration pénitentiaire. De même, à la sortie de détention, moment crucial où, après plusieurs années d'incarcération, certains retrouvent la société civile animés d'une idéologie très forte et de velléités de passage à l'acte, le passage de relais avec les services de renseignement est essentiel.

Nous avons eu la chance de naître avec la loi relative au renseignement. Contrairement à d'autres services qui ont dû revoir leurs méthodes de travail ou d'investigation, nous nous sommes d'emblée inscrits dans le sillage de cette loi, ce qui était confortable juridiquement. Nous sommes par ailleurs arrivés lors de l'institutionnalisation de la doctrine de lutte antiterroriste pilotée par la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) et qui désignait la DGSI comme cheffe de file.

En matière de suivi et de repérage de la radicalisation, nous appliquons la doctrine qui nous est imposée. Les services à l'extérieur doivent nous transmettre les informations relatives aux gens incarcérés et, au sortir de leur détention, nous devons à notre tour transmettre des informations. Il existe également un système de suivi régional et départemental dans les groupes d'évaluation départementaux (GED), présidés par les préfets, auxquels participe le renseignement pénitentiaire. Enfin, une cellule nationale sur les sortants de prison s'assure mensuellement que tous les objectifs soient pris en compte par les services et qu'aucun détenu ne sorte sans être pris en charge par un service de renseignement.

La doctrine est donc extrêmement claire, avec des niveaux de suivi déterminés en fonction des niveaux de menace ou de dangerosité des individus, et un accès au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). La doctrine relative à la lutte antiterroriste est donc très balisée et prévoit de fortes interactions externes. En interne, nous participons aux réunions de la commission pluridisciplinaire unique (CPU) « radicalisation ». Notre DLRP est présent pour donner un avis ou recueillir de l'information, puisque le repérage s'effectue non seulement en milieu ouvert mais aussi en détention. Des individus non repérés à l'extérieur comme radicalisés peuvent se révéler en interne une fois en détention et présents sous nos yeux vingt-quatre heures sur vingt-quatre, eu égard à leurs habitudes de vie, leur rapprochement avec d'autres détenus, leur acceptation ou non de serrer la main au personnel féminin, en se laissant pousser la barbe, etc. Les CPU « radicalisation » sont l'occasion de prendre en compte de nouveaux objectifs. Pour les repérages, nous utilisons aussi bien nos partenaires que les acteurs internes de la détention ou nos outils d'enquête. En cas de doute sur un individu, nous n'hésitons pas à mettre en place des capteurs, qu'il s'agisse de sources humaines ou techniques, ou de veilles en source ouverte. Le repérage de la radicalisation et du terrorisme est donc bien balisé.

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