Je vais répondre en suivant le cadre posé par le questionnaire, qui couvre les thèmes que vous venez d'aborder, monsieur le président.
J'ai pris mes fonctions au SNRP le 7 novembre 2022 et n'étais donc pas en poste au moment de l'assassinat d'Yvan Colonna par Franck Elong Abé. Je fonde mes réponses sur les archives du service, sur des notes consultées et sur ce que je connais du fonctionnement du SNRP deux mois après mon entrée en fonction.
Le SNRP est un service jeune. Il a été créé en 2017 et structuré en service à compétence nationale en 2019. Cette création récente ne signifie pas qu'avant cette date l'administration pénitentiaire ne recueillait pas les informations auxquelles elle avait accès en détention, puisqu'un bureau du renseignement pénitentiaire existait depuis 2003. Cependant, les informations collectées n'étaient pas structurées et le service n'avait pas vocation à faire usage de techniques de renseignement.
La vague des attentats de 2015 a conduit le législateur à s'interroger sur la pertinence de la création d'un service de renseignement pénitentiaire, et la loi du 3 juin 2016 a mené à la création d'un service de renseignement pénitentiaire, composé de dix cellules interrégionales (Cirp) positionnées au sein des directions interrégionales des services pénitentiaires (Disp), ainsi que d'un bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), placé au sein de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP).
En février 2017, les Cirp et le BCRP ont accédé au rang de service de renseignement et ont été intégrés au second cercle de la communauté du renseignement, aux côtés d'autres services tels que le service central du renseignement territorial (SCRT), la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ou la sous-direction de l'anticipation opérationnelle de la gendarmerie nationale (SDAO). Néanmoins, les Cirp restaient intégrées aux directions interrégionales et le BCRP à la sous-direction de la sécurité pénitentiaire de la DAP. L'action de ces deux entités reposait sur le travail des DLRP, positionnés dans les établissements pénitentiaires et alors placés sous l'autorité des chefs d'établissements.
En 2019, il devenait impératif de rationaliser la chaîne hiérarchique du renseignement pénitentiaire et celui-ci devait poursuivre sa montée en compétence face à l'augmentation du nombre de détenus incarcérés pour des faits de nature terroriste. L'arrêté du 29 mai 2019 a donc fait du SNRP un service à compétence nationale.
Les trois niveaux du renseignement pénitentiaire ont continué d'exister mais l'échelon central du SNRP est sorti du giron de la sous-direction de la sécurité pénitentiaire, bien qu'étant toujours intégré à la DAP. De plus, les Cirp ont été rattachées hiérarchiquement à l'échelon central du SNRP. Enfin, les DLRP répondent dorénavant aux Cirp et à l'échelon central. Le SNRP constitue donc un service autonome et organisé en réseau, placé au sein de l'administration pénitentiaire.
L'échelon central, en plus de suivre en propre certains objectifs, élabore la politique nationale et les doctrines du renseignement en direction des Cirp et des DLRP.
L'échelon interrégional, composé de dix Cirp établies aux mêmes endroits que les Disp, assure l'animation et la coordination des entités locales. Elles sont placées sous l'autorité hiérarchique du chef du SNRP. Mon adjointe et moi-même sommes donc responsables de leur fonctionnement.
Enfin, l'échelon local est constitué des DLRP, placés sous l'autorité des Cirp. Tous les établissements pénitentiaires n'accueillent pas de DLRP ; leur effectif théorique est de 85. Ils sont positionnés dans les établissements les plus sensibles et dans ceux qui reçoivent le plus de détenus terroristes suivis par le SNRP. Parmi les 187 établissements du réseau pénitentiaire, ceux qui ne comptent pas de DLRP accueillent un correspondant local du renseignement pénitentiaire (CLRP), qui reste sous l'autorité du chef d'établissement et qui, en marge de ses missions de surveillant, accomplit à temps partiel des missions de renseignement et de remontée d'informations vers le service.
La double ligne hiérarchique et fonctionnelle du service a donc été remplacée par une ligne unique, qui est celle de l'échelon central. Cette restructuration a permis aux trois échelons de se recentrer sur leur mission mais aussi d'élaborer une véritable doctrine et une véritable stratégie du renseignement pénitentiaire.
De plus, le champ d'intervention du SNRP a été élargi au cours des années. Le SNRP œuvre à la prévention des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et à la sécurité des établissements pénitentiaires. Il contribue par son action à la détection des menaces et de tout projet d'action violente susceptible d'être mis à exécution, au sein des établissements mais pas seulement. En 2017, les missions du SNRP étaient de trois ordres : lutter contre le terrorisme, lutter contre la délinquance et la criminalité organisée et assurer la sécurité pénitentiaire. En 2019, elles ont été élargies aux atteintes aux institutions républicaines, c'est-à-dire aux subversions et mouvances extrémistes violentes.
Par ailleurs, le champ d'action était d'abord limité aux personnes placées sous main de justice, c'est-à-dire sous la responsabilité de l'administration pénitentiaire. Cependant, en 2019, ce champ a été élargi aux intervenants en détention suspectés d'appartenir à des mouvances radicales ou susceptibles de mettre en cause la sûreté et le bon fonctionnement des établissements. La catégorie des intervenants en détention comprend les personnes participant au service public en détention, c'est-à-dire tous les personnels de l'administration pénitentiaire, mais aussi les sous-traitants privés et, plus généralement, tout individu habilité à entrer en détention.
J'en viens à l'apport et au bilan du service depuis sa création en 2017. De l'aveu même de la communauté du renseignement, cette création a eu l'intérêt majeur de combler ce qui constituait un trou noir. En effet, avant 2017, aucun service de renseignement n'était à même d'assurer un suivi resserré des individus concernés pendant leur période d'incarcération. Au terme de leur détention, parfois longue, ces individus sortaient donc sans que l'on sache comment ils avaient évolué ; il fallait pallier ce manque.
L'un des intérêts du SNRP est d'assurer ce travail de suivi et de permettre, au moment de la sortie, d'offrir une photographie de l'individu et de son évolution pendant la période d'incarcération, ce qui permet de procéder à un passage de relais avec le service éventuellement désigné pour prendre en charge le suivi à l'extérieur.
À sa création, d'importants moyens ont été alloués au service puisque l'on comptait 220 agents début 2017 et qu'ils sont 344 aujourd'hui – en effectif théorique : comme nombre des services de renseignement et de l'administration en général, nous sommes confrontés à un turnover important mais aussi à des vacances de postes, pour lesquels nous peinons à recruter.
En ce qui concerne les objectifs, 1 600 détenus font l'objet d'un suivi par le service, au titre des finalités exposées et seulement à ce titre.
Les DLRP constituent, je le disais, le premier niveau du SNRP et sont au contact direct des individus incarcérés. Ils sont intégrés au sein des établissements tout en étant placés sous l'autorité hiérarchique des Cirp et de l'échelon central. Par ailleurs, en tant qu'agents du renseignement pénitentiaire à temps complet, ils n'assurent pas de mission de surveillance. Ils répondent à des impératifs de discrétion, même s'ils participent souvent aux astreintes de l'établissement pour éviter de se couper de la détention et afin de rester intégrés.
Les DLRP font remonter les informations dont ils ont connaissance vers les Cirp, à l'aide d'un applicatif dédié, qui est un outil du service regroupant toutes les observations sur les objectifs suivis.
Sur les 187 établissements du réseau pénitentiaire, 74 accueillent au moins un DLRP.
En ce qui concerne la coordination au sein du service, la communication entre les Cirp et l'échelon central est constante, dans la mesure où ce dernier est chargé de mettre en œuvre une politique qu'il détermine et de s'assurer de sa bonne application par les Cirp. Les contacts – réunions, visioconférences et contacts téléphoniques – sont donc incessants.
De la même manière, les liens entre les Cirp et les DLRP sont constants, pour assurer la remontée permanente des informations et la redescente des instructions.
Le SNRP reste intégré à l'administration pénitentiaire et, s'il s'est autonomisé par rapport à la sous-direction de la sécurité pénitentiaire, leurs liens restent étroits. En effet, la sécurité pénitentiaire reste une mission importante du SNRP et il lui appartient d'informer cette sous-direction, et la DAP, lorsqu'une menace est identifiée. Les échanges sont hebdomadaires et les transmissions d'informations fréquentes entre le SNRP et l'administration pénitentiaire. Le service fonctionne en réseau et les liens entre les différents échelons sont constants.
J'en viens à la question des détenus particulièrement signalés (DPS) et des terroristes islamistes (TIS). Depuis 2019, le service a cessé de suivre tous les DPS : cette catégorie est plus large que celle de ses objectifs. À titre d'exemple, les DPS peuvent être des détenus « grands violents », incarcérés pour des faits très graves de meurtre ou de séquestration, que le SNRP n'a pas vocation à suivre au titre des missions qui lui ont été assignées. Cependant, la plupart des objectifs suivis par le SNRP sont des DPS, parce qu'ils appartiennent le plus souvent à la criminalité organisée nationale ou internationale, à des réseaux terroristes, ou parce qu'on a identifié un risque d'évasion.
En revanche, le SNRP a vocation à suivre l'ensemble des détenus incarcérés pour des faits liés au terrorisme islamiste sunnite. Le SNRP suit donc tous les TIS, de façon plus ou moins resserrée en fonction de leur profil et de leur évolution en détention.
Cette catégorie des TIS est clairement définie par la doctrine du fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Tous les TIS font l'objet d'une inscription dans ce fichier et sont suivis par le SNRP. La catégorie est établie sur la base de critères objectifs, qui tiennent à la nature des faits pour lesquels ces personnes sont écrouées, qualifiés de terroristes, ainsi qu'au cadre dans lequel ils sont pris en charge – à titre pré-sentenciel ou à titre post-sentenciel, lorsqu'ils font l'objet d'un suivi par le juge de l'application des peines après condamnation, ou encore s'ils sont détenus en vertu d'un écrou extraditionnel.
J'en viens au repérage et au suivi de la radicalisation, ainsi qu'aux outils utilisés à ces fins. Le service suit aussi les individus radicalisés, appelés RAD, catégorie qui répond à la doctrine du FSPRT : ces individus ne sont pas détenus pour des faits de terrorisme mais pour des faits de droit commun et leur radicalisation a fait l'objet d'une évaluation. Le service suit tous les RAD inscrits au FSPRT.
Cette inscription au FSPRT intervient au terme d'un processus qui se déroule au sein des groupes d'évaluation départementaux (GED). Présidés par les préfets, les GED prennent leurs décisions sur la base des rapports des services.
Ces détenus peuvent être signalés par différents canaux, tels que le DLRP, les Cirp, la mission de lutte contre la radicalisation violente (MLRV) ou d'autres encore. La phase d'évaluation, d'une durée de quatre mois au maximum, permet au service de collecter des informations et d'évaluer la radicalisation au moyen des outils dont il dispose : applicatifs et informations pénitentiaires, mais aussi relationnel de l'individu. À ce stade, les techniques de renseignement ne sont pas utilisées. Sur cette base, le service concerné peut proposer au GED l'inscription au fichier comme RAD.
Ces catégories permettent aux services de partager une acception commune de la notion de personne radicalisée, l'inscription au FSPRT représentant un critère objectif. Les GED se réunissent de façon mensuelle, voire hebdomadaire. On y évoque le cas des personnes suivies et on y partage les informations avec tous les services partenaires présents. Ainsi, Franck Elong Abé a fait l'objet d'un suivi en GED et, à chaque fois que son cas a été inscrit à l'ordre du jour, les informations ont été partagées avec tous les services de renseignement présents, notamment avec l'échelon local de la sécurité intérieure.
Franck Elong Abé a été incarcéré en 2014, quand le BCRP n'existait pas encore. L'administration pénitentiaire disposait alors des informations figurant dans les pièces judiciaires, l'ordonnance de placement en détention provisoire étant transmise au greffe pénitentiaire. D'expérience, je peux vous dire que ces notes reviennent de façon détaillée sur le parcours des individus incarcérés.
Franck Elong Abé a été mis en examen en mai 2014 pour avoir séjourné en zone afghano-pakistanaise, au sein d'un réseau de talibans affilié à Al-Qaïda. Il lui était également reproché d'avoir suivi un entraînement militaire et d'avoir combattu contre l'armée pakistanaise et les forces de la coalition présentes en Afghanistan. Ces informations, figurant dans les pièces judiciaires, étaient connues de l'administration pénitentiaire. Pour ma part, j'ai trouvé trace de ces faits dans une note du renseignement pénitentiaire tel qu'il existait alors, datée de février 2015.
J'en viens au suivi de Franck Elong Abé et aux signaux d'alerte ayant pu être portés à la connaissance du service. Rappelons que sa radicalisation était manifeste, qu'elle était assumée et ne faisait de doute pour personne – ce n'est pas toujours le cas. De plus, il avait été incarcéré pour des faits de terrorisme connus de l'administration et son comportement était en accord avec ses convictions.
Le BCRP l'a suivi à partir de 2014 mais, n'étant pas un service de renseignement, il ne pouvait faire usage de techniques de renseignement et ne s'appuyait que sur des observations, sur des synthèses et sur des informations pénitentiaires. Après la création du SNRP en 2017, Franck Elong Abé a constitué un objectif du service en tant que TIS.
J'ai consulté les notes rédigées à son sujet à partir de 2017. Elles sont en diffusion restreinte ; je ne pourrai donc vous en donner connaissance de façon intégrale mais je m'attacherai à vous en livrer la substantifique moelle.
Les notes rédigées par le DLRP de Rouen après l'incarcération de Franck Elong Abé sont assez brèves et compilent des observations sur son comportement. Elles s'attachent en particulier à décrire la façon dont il se replie sur lui-même ou dont il semble, au contraire, s'ouvrir un peu à l'égard des personnels. J'ai eu accès à une note d'avril 2015 et à une autre datant d'octobre 2015, dans laquelle est mentionnée la présence d'objets en lien avec la religion dans la cellule de Franck Elong Abé : un Coran et un tapis de prière, mais aussi une Bible.
Des notes ont également été rédigées en janvier 2016 puis en mars 2016. Dans celle de mars, le DLRP procède à une synthèse dans le cadre du renouvellement du classement comme DPS de Franck Elong Abé. Cette note met en avant les actions prosélytes auxquelles s'adonne le détenu à la maison d'arrêt de Rouen « pour propager les idéologies terroristes afin de tenter d'embrigader d'autres détenus ». La note précise aussi : « détenu se montrant très radicalement islamisé, ayant un fort potentiel d'embrigadement des autres détenus, justifiant sa réaffectation en quartier d'isolement (QI) ». Une note de juin 2016 ne mentionne rien de particulier.
Des fiches datées du 2 décembre 2016 et du 22 février 2017 font mention des nombreux incidents commis en détention et des visites reçues. Elles reprennent les informations communiquées par le DLRP.
J'ai également eu accès à des fiches de suivi rédigées par la Cirp de Lille, compétente pour le centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, où Franck Elong Abé a été incarcéré à partir du 28 février 2017. Ces notes, qui datent de mars, avril, août et novembre 2017, rédigées à l'époque de la création des Cirp et du BCRP, sont beaucoup plus détaillées. Elles mentionnent le fait que Franck Elong Abé est inscrit dans un processus d'engagement violent, qu'il tient un discours prosélyte et violent à l'encontre de l'Occident. Elles évoquent également des troubles du comportement. Franck Elong Abé y est décrit comme ancré dans son idéologie, solitaire, énigmatique et difficile à cerner.
Une note d'alerte signale en avril 2018 un phénomène de regroupement au QI de Vendin-le-Vieil, entre des détenus TIS et des détenus radicalisés, parmi lesquels figurent Franck Elong Abé et Smaïn Aït Ali Belkacem. Le service s'en inquiète.
Une note de profil d'août 2018 revient sur le suivi dont Franck Elong Abé fait l'objet. Le BCRP est chef de file de ce suivi et la direction zonale de la sécurité intérieure (DZSI) du Nord intervient pour information.
En juillet 2019, une note du service évoque le regroupement, au QI du centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe, de détenus TIS, radicalisés ou instables psychologiquement, dont font partie Franck Elong Abé et Lionel Dumont, qui paraissent tous deux exercer une influence importante sur le groupe. Leur velléité de créer des mouvements collectifs provoque une inquiétude.
Une note de profil datée du 5 mai 2020 est rédigée par la Cirp de Marseille en vue d'un GED. Franck Elong Abé est arrivé à la fin 2019 à la maison centrale d'Arles et cette note relate les incidents survenus à Condé-sur-Sarthe et fait état de l'influence de Lionel Dumont, déjà constatée dans les notes précédentes. Elle évoque également un comportement correct, la tenue de propos en opposition avec l'Occident, une religiosité clairement affichée, une pratique rigoriste et un caractère affirmé et sûr de lui. La note rapporte aussi certains propos radicaux : Franck Elong Abé déclare que les imams présents en prison sont des espions et traite sa mère de mécréante. Enfin, cette note fait état de la proximité de Franck Elong Abé avec d'autres détenus radicalisés du QI. La Cirp sollicite le maintien du suivi. Dans le cadre du GED, ces éléments sont communiqués à l'ensemble des services partenaires présents, notamment à la DZSI.
Une note de profil datée de mars 2021, rédigée par la Cirp de Marseille, fait ensuite état d'un comportement calme et respectueux en 2020, qui a conduit Franck Elong Abé en quartier spécifique d'intégration (QSI) puis en détention ordinaire. Il est décrit comme un détenu solitaire, dont l'ancrage idéologique ne faiblit pas et qui assume une pratique rigoriste. Une fois encore, la Cirp préconise un maintien du suivi. Cette note est communiquée aux échelons locaux de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et du renseignement territorial.
Enfin, une note de profil datée de décembre 2021 synthétise les éléments collectés grâce à l'observation pénitentiaire. Elle fait état de la persistance de l'ancrage religieux de Franck Elong Abé, mentionne l'absence d'un projet de sortie et préconise le maintien du suivi. Cette note est également transmise à la DGSI et au renseignement territorial.
Le cas de Franck Elong Abé a donc été évoqué en GED environ tous les six mois. En outre, les informations en possession du renseignement pénitentiaire ont été communiquées aux services partenaires, en raison notamment d'une inquiétude liée à la sortie prochaine d'un détenu apparaissant comme violent et radicalisé, pour lequel il fallait impérativement maintenir un suivi.
La détention de Franck Elong Abé a été émaillée de nombreux incidents sur lesquels je ne reviendrai pas. Ces incidents – menaces, violences et dégradations – me semblent sans rapport réel avec sa radicalisation, mais plutôt liés à un comportement violent, exception faite des marques de prosélytisme observées dès le début de son incarcération, motivant le maintien de son placement à l'isolement.
L'ancrage radical persistant de Franck Elong Abé a motivé à plusieurs reprises les prolongations de placement à l'isolement ou le replacement à l'isolement. Par ailleurs, des liens avec des détenus figurant dans le haut du spectre, tels que Smaïn Aït Ali Belkacem, étaient possibles, ce qui a inquiété le service. À cet égard, celui-ci a été amené à formuler des recommandations après le changement d'affectation de Franck Elong Abé, du strict point de vue de la sécurité pénitentiaire. Le service alerte alors sur la présence, dans un établissement ou dans un quartier, de détenus avec lesquels des rapprochements seraient possibles. Le rôle du service consiste aussi à formuler ce type de préconisations et à alerter quant à ces risques.
Hormis ces alertes et les observations réunies, aucun élément particulier n'aurait pu permettre d'anticiper le passage à l'acte, d'autant qu'il s'agissait d'un détenu isolé, communiquant très peu avec l'extérieur, puisqu'il n'échangeait qu'avec sa mère par le biais de la téléphonie légale et ne recevait que peu ou pas de visites. D'autre part, comme vous le savez, Franck Elong Abé et Yvan Colonna entretenaient des rapports cordiaux et il n'a été fait état d'aucun incident entre eux, avant l'assassinat.
En ce qui concerne le rapport de l'IGJ et les manquements de l'autorité pénitentiaire qu'il mentionne, je n'ai pas identifié de recommandations formulées à l'égard du renseignement pénitentiaire. En revanche, le rapport fait le constat d'une « direction interrégionale insuffisamment vigilante » et d'un chef de Cirp qui, « même s'il a été tenu informé par l'officier DLRP de l'établissement des avis émis à plusieurs reprises par la CPU » (commission pluridisciplinaire unique) « aurait dû, en lien avec les cadres de la Disp de Marseille […], être davantage proactif, s'agissant de l'évolution et de l'orientation d'une personne détenue TIS en s'inquiétant, avec ces dernières, de l'absence de formalisation d'une proposition d'affectation en QER ».
Ce rapport repose sur l'idée que l'affection de Franck Elong Abé en QER était nécessaire, qu'elle aurait pu être utile et que sa non-affectation n'était pas normale. Ce postulat peut être largement discuté, pour plusieurs raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, mais qui tiennent essentiellement au fait que la radicalisation et l'imprégnation religieuses de Franck Elong Abé ne représentaient un mystère pour personne, qu'elles étaient assumées, affichées et que, à cet égard, l'évaluation de sa radicalisation en QER ne présentait a priori pas beaucoup d'intérêt.
Lors de leur présence en QER, les détenus pratiquent des activités et s'entretiennent avec des psychologues et des médiateurs du fait religieux. Or Franck Elong Abé avait déjà rencontré une psychologue, à trois reprises me semble-t-il, avant de refuser de la revoir. Il considérait que les imams présents en prison étaient des espions et avait un comportement violent. Je perçois donc mal comment il aurait pu accepter de s'intégrer au sein d'une session QER et comment il aurait pu y participer sans la mettre en danger.
S'agissant encore des observations du rapport de l'IGJ, je souhaiterais préciser que le SNRP dans son ensemble – Cirp et DLRP inclus – n'intervient pas dans le processus d'évaluation des personnes détenues, sauf pour l'inscription au FSPRT.
Avec la sous-direction de la sécurité pénitentiaire et la MLRV, l'échelon central participe aux commissions centrales de suivi, qui décident des affectations en QER mais aussi des affectations post-QER, quand il s'agit de savoir dans quel établissement placer un individu évalué. Le SNRP participe à ces commissions mais ne se prononce pas sur l'opportunité d'un placement en QER ni sur celle d'un placement dans un établissement. Il se contente de cribler les noms et les établissements, pour attirer l'attention de l'administration pénitentiaire sur de possibles dangers ou inconvénients du placement à tel ou tel endroit au regard de la présence de certains détenus. Donner son avis sur un placement n'est ni son rôle ni sa mission.
Lorsqu'il participe aux CPU, le DLRP apporte des éléments pour éclairer le profil du détenu, peut aider à la prise de décision liée à l'affectation en appelant l'attention du chef d'établissement sur certains risques, mais il ne donne pas son avis et ne prend pas de décision. La mission du SNRP n'est pas de faire de la prévention ni de la lutte contre la radicalisation mais de suivre ses objectifs, dans un environnement imposé ; il est amené à donner un avis à certaines échéances, sans jamais être décisionnaire quant à l'affectation de tel ou tel détenu. Son but est d'éviter les regroupements dangereux afin de prévenir de possibles atteintes à la sécurité pénitentiaire et des actions violentes.
J'en viens aux alertes formulées par le DLRP, émises en CPU dangerosité et mentionnées dans le rapport de l'IGJ. Vous me demandez si elles sont remontées au sein du SNRP et, si oui, quelles suites ont été données. Le rapport ne mentionne pas à proprement parler d'alerte émise par le DLRP mais évoque le fait qu'il revenait à chaque fois sur le sujet du placement de Franck Elong Abé en QER, selon les mots de la cheffe d'établissement. Les comptes rendus de ces CPU ont été transmis à la Cirp par le DLRP, mais ni l'une ni l'autre n'avait le moindre pouvoir décisionnaire quant à l'affectation du détenu.
Je crois savoir que le DLRP s'étonnait de ce que Franck Elong Abé ne soit pas passé en QER, puisque cet outil existe et que la politique de l'administration pénitentiaire consiste à évaluer les détenus TIS. Mais, encore une fois, la décision ne lui revenait pas.
Vous me demandez également si le SNRP identifiait « d'autres cas ou situations qui peuvent conduire à ce que les suites nécessaires ne soient pas données à des alertes émises concernant un détenu potentiellement dangereux ». Notre rôle est d'alerter sur des menaces comme l'imminence d'une agression contre un personnel, sur la persistance d'activités criminelles en détention ou sur des projets d'évasion. Le cas échéant, nous alertons les sous-directions responsables de la gestion de la sécurité pénitentiaire, qui doivent ensuite prendre des mesures d'entrave administrative – déplacements, transferts, changements d'affectation, suppressions de permis de visite ou suspensions d'autorisation de téléphoner. Ces directions doivent aussi alerter l'autorité judiciaire pour que des mesures soient mises en place lorsque la commission d'une infraction a été révélée par les observations du service. Le service ne fait que donner l'alerte et n'a pas vocation à commenter les décisions de transfert et d'entrave, qui relèvent des sous-directions pénitentiaires.
J'en viens à cette question : « Une des circonstances qui a conduit à l'agression mortelle à la maison centrale d'Arles, à savoir qu'un individu dangereux n'a pas été pris en charge de manière adaptée dans son parcours carcéral, vous semble-t-elle relever du cas isolé ? » Encore une fois, je ne fais pas de lien direct entre la non-affectation en QER de Franck Elong Abé et l'agression d'Yvan Colonna. Cette affectation n'aurait rien apporté en matière de détection de la radicalisation et n'aurait pas permis un éventuel désengagement de Franck Elong Abé. Il ne faut pas croire qu'un individu parti combattre en Afghanistan aux côtés des talibans va miraculeusement se désengager à la faveur d'une session QER, grâce à des entretiens avec un psychologue ou des ateliers lecture.
En revanche, le rapport QER aurait donné une photographie du degré d'imprégnation idéologique d'un détenu, mais aussi formulé des préconisations quant à l'affectation de ce dernier, en QI, en quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR) ou en détention ordinaire. La prise en charge en QER aurait peut-être permis de définir quelle était la meilleure affectation pour Franck Elong Abé, compte tenu de son profil. Cependant, la prise de mesures d'orientation, y compris en QPR, était rendue assez difficile par une sortie alors très proche.
En ce qui concerne le parcours pénitentiaire de Franck Elong Abé et son affectation en QI, en QSI et en détention ordinaire, il ne m'appartient pas de faire des commentaires puisque le service n'a jamais été décisionnaire. Je relève juste que l'Inspection a mentionné dans son rapport que, la sortie étant proche, il fallait prévoir une sortie du QI pour ne pas passer directement de l'isolement à la liberté.
Enfin, vous me demandez si les leçons de cette agression mortelle ont été tirées. Je crois savoir que les recommandations du rapport de l'IGJ ont été mises en œuvre par la DAP ou sont en passe de l'être. Au sein du renseignement pénitentiaire, nous nous efforçons toujours d'améliorer les process et les remontées d'informations, et d'assurer un suivi toujours plus efficace. Un tel événement, d'une extrême violence, représente un choc et peut être considéré comme un échec d'un certain point de vue. Il remet en question, pousse à reprendre les faits et je suis certaine que mes collègues l'ont fait à l'époque, se demandant ce qui avait pu dysfonctionner et ce qui aurait pu être fait pour éviter un tel événement.