Intervention de l'amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 11 janvier 2023 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la Marine :

Merci Monsieur le président de cette introduction. Je m'exprime avant tout dans mon périmètre de chef d'état-major de la Marine. J'évoquerai donc pour l'essentiel ma responsabilité en matière de préparation et de mise en œuvre des forces.

Je suis personnellement convaincu de la nécessité de travailler à bien s'approprier ce sujet, par essence « vivant », comme toute question stratégique. La bonne compréhension de ces enjeux par la société participe à la résilience de la nation. Le concept de dissuasion nucléaire a mûri pendant la Guerre froide, s'imposant au gré des événements historiques. Les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki, l'émergence de la Russie et de la Chine, ou encore la frayeur causée par la crise de Cuba ont favorisé l'apparition de ce concept. La chute du mur de Berlin a pu laisser penser que la fin de la Guerre froide mettrait un terme aux armes nucléaires. Or on observe un effort majeur de renouvellement des moyens nucléaires dans le monde.

La dissuasion procède de la puissance considérable des armes nucléaires : leur capacité de destruction surpasse tout ce que l'homme a pu inventer. Si terrible qu'elle ait été, l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 ne représente qu'une puissance de l'ordre d'une centaine de fois inférieure à une seule tête nucléaire française. Il faut comprendre qu'avec de telles armes, on change radicalement de paradigme. Raymond Aron résumait les choses de la manière suivante : « C'est la possibilité de la violence illimitée qui, sans même que la menace en soit proférée, restreint la violence effective. » La dissuasion pose la question d'être ou de disparaître. Dans une guerre conventionnelle, une fois que le premier coup a été tiré, on envisage toujours la possibilité de s'en sortir ; une guerre nucléaire ne laisse entrevoir aucune issue.

La guerre en Ukraine illustre bien, en ces temps agités, la réalité du fait nucléaire, qui surplombe les grands rapports de force.

Pour la Marine, la dissuasion est une mission structurante, définie dans les années 1960. En 1965, dans un discours prononcé sur le parvis de l'École navale, le général de Gaulle déclarait : « la Marine est exceptionnellement appropriée à cet armement nucléaire ». Non seulement son intuition n'a pas été démentie, mais elle apparaît d'une actualité frappante. La dissuasion est à l'origine de la construction des SNLE, qui sont les machines les plus complexes jamais construites par l'homme. Elle a façonné et continue à façonner l'ensemble des composantes de la Marine, qui participent de près ou de loin à sa définition, sa sûreté et sa crédibilité. La Marine française possède ainsi une culture du fait nucléaire, sur le plan technique et sur le plan stratégique.

Pour la Marine, nous parlons d'une constante de temps qui est de l'ordre du siècle. Nous héritons de 50 ans de permanence à la mer. Depuis le départ en patrouille du Redoutable du 22 novembre 1972, il y a toujours eu au moins un SNLE à la mer. De même, nous bâtissons aujourd'hui les cinquante prochaines années : les premières pièces de la chaufferie du SNLE 3G ont été coulées, en vue du lancement de sa mission de service actif à partir des années 2035. Ce bateau naviguera jusqu'en 2080. Nous construisons donc un outil vivant, amené à évoluer dans le temps long. Cinquante ans d'héritage, cinquante ans d'avenir : cela fait un siècle, soit vingt quinquennats.

La dissuasion repose sur des paradoxes. L'arme nucléaire est une force infinie, qu'on ne souhaite pas utiliser, mais qui existe. La dissuasion doit être d'une fiabilité absolue pour celui qui la met en œuvre, afin de plonger l'adversaire dans l'incertitude. Le général Beaufre le rappelait dès 1963 : « C'est en fin de compte l'incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. » La dissuasion nucléaire consiste à rendre impossible le pari de l'adversaire. A contrario, pour le CEMM, la dissuasion signifie un impératif de certitude et de fiabilité – nous parlons de « sûreté de la mise en œuvre » et de « crédibilité ». C'est la garantie absolue de la mise en œuvre, quels que soient les aléas techniques ou humains et les difficultés. Il ne s'agit pas de s'entraîner à être prêt, il s'agit d'être prêt en permanence.

La dissuasion est donc un exemple remarquable de réussite collective, de volonté politique, de maîtrise technologique et de savoir-faire militaire. Elle constitue aussi un défi pour l'avenir, dans un monde en voie de fragmentation et qui a repris la course aux armements.

J'en viens au rôle de la Marine dans la dissuasion nucléaire française. La Marine en déploie la composante océanique, avec quatre SNLE dont un au moins est en permanence quelque part dans les océans – je rappelle, à ce propos, que la surface de l'Atlantique est de 106 millions de kilomètres carrés, soit vingt fois celle de la France.

La Marine met aussi en œuvre une composante aéroportée, la FANU (force aéronavale nucléaire). Elle repose sur l'association du Rafale et du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), à partir du porte-avions Charles de Gaulle.

Ces deux forces nécessitent de disposer en toutes circonstances de moyens – système d'armes et plateformes – entraînés au plus haut niveau et dont la fiabilité garantit l'exercice de la mission. Lorsqu'un SNLE part en patrouille pour environ soixante-dix jours, il doit être doté du potentiel technique assurant la fiabilité de ses systèmes. Si des pannes surviennent, il faut savoir les résoudre en autonomie. Pendant ce temps, à terre, un autre équipage se prépare à la patrouille suivante. Depuis 1972, cet enchaînement s'est déroulé sans rupture plus de cinq cents fois. Le fonctionnement d'un système de cette complexité repose sur une maîtrise globale, de l'industriel aux marins qui le mettent en œuvre et aux officiers qui les commandent.

J'ai la responsabilité de cette chaîne organique et dois par conséquent veiller à sa cohérence. Cela suppose trois axes d'action.

Le premier concerne le personnel. Celui-ci est recruté, formé et entraîné aux plus hauts niveaux technique et moral. La moyenne d'âge sur un SNLE est de 29 ans. Pour cette mission particulière, la Marine doit assurer un flux de recrutement d'environ 400 marins chaque année, qui exerceront durant quinze à vingt ans.

Le deuxième axe concerne l'entretien et le maintien en condition du matériel et des systèmes d'armes. Si la durée de vie des bateaux est de cinquante ans, les technologies évoluent en permanence – il suffit, pour s'en convaincre, de se souvenir de ce qu'étaient les ordinateurs il y a cinquante ans. La Marine conseille le CEMA et le Délégué général pour l'armement s'agissant de la modernisation et du développement des projets futurs. L'organisation Cœlacanthe, créée dans les années 1960, rassemble tous les acteurs de cette mission.

Enfin, s'agissant du format de la Marine, il me revient de veiller à la cohérence de l'environnement de la dissuasion. Une grande majorité des moyens de la Marine sont impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans sa mise en œuvre. La chasse aux mines garantit ainsi la sûreté de l'entrée et de la sortie du SNLE par le goulet de Brest. Les avions de patrouille maritime blanchissent des zones considérables dans lesquelles les sous-marins se diluent. Les frégates multimissions (FREMM) et les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) participent aux opérations sous-marines, tandis que les frégates de défense aérienne (FDA) protègent, en complément des moyens pré-cités, le porte-avions, notamment lors du déploiement de la composante aéroportée. Les navires hydrographiques, quant à eux, assurent la bonne connaissance des caractéristiques physiques des océans pour maitriser la propagation des ondes acoustiques.

Toutes les forces nucléaires sont complémentaires ; aucune n'est plus importante que les autres, même si leurs caractéristiques diffèrent. La Marine propose un portefeuille d'options, allant de l'avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, à la frappe en second.

Le SNLE restera longtemps un outil d'une très forte crédibilité. Un ennemi qui voudrait décapiter le pays par des frappes préemptives ne pourrait éviter une riposte du fond de l'océan. L'ubiquité du SNLE garantit la profondeur stratégique de la France : lorsqu'il est dilué, il est à la fois nulle part et partout. Entreprendre de le trouver dans l'océan Atlantique requiert des moyens considérables.

L'invulnérabilité des SNLE est le fruit d'un travail rigoureux de veille technologique que nous devons au chef des armées. Elle n'est en aucun cas le fruit de paris hasardeux. Un travail d'analyse prospective correspondant à la durée de vie du système est mené avec une grande régularité par des groupes d'experts de la Marine, de la direction générale de l'armement (DGA) et des industriels.

Des annonces sont parfois faites d'une nouvelle capacité révolutionnaire qui incapaciterait la dissuasion. Les années 2000 ont par exemple fait grand cas de la Défense anti-missiles balistiques (DAMB), initialement vu comme le moyen de se protéger d'une salve nucléaire. Avec le temps, il a bien fallu constater qu'elle ne constituerait jamais une garantie absolue. L'incertitude, le doute doit rester dans l'esprit de nos potentiels agresseurs, pas dans le nôtre.

Aujourd'hui, il est question de neutrinos et de capteurs quantiques. À cet égard on peut dire que passer du laboratoire aux conditions opérationnelles n'est pas une mince affaire. Les neutrinos peuvent aujourd'hui être détectés par des installations expérimentales. Mettre ce type de capteur sur un bateau, un satellite ou un avion est une autre affaire.

Ces nouvelles technologies doivent également être jaugées à l'aune de l'immensité de l'océan. L'indiscrétion acoustique d'un SNLE en Atlantique, c'est la surface d'une balle de tennis comparée aux 124 000 m2 du palais Bourbon et de toutes ses annexes. Quand en plus, cette balle de tennis peut se cacher dans les discontinuités de l'Océan et esquiver en vous entendant arriver, on comprend mieux la notion d'invulnérabilité d'un SNLE en patrouille, c'est-à-dire la complexité et la somme des moyens à engager pour - peut-être – le détecter et encore plus pour le neutraliser. La transparence des Océans, ce n'est pas pour demain.

Quelques mots enfin, concernant la FANU. Cette force conserve toute sa pertinence car elle élargit le portefeuille d'options du chef des armées et rentabilise les efforts financiers et techniques consentis pour se doter d'une force aéroportée. Elle est composée d'un système d'armes, d'une logistique et de normes opérationnelles identiques à ceux de l'Armée de l'Air et de l'Espace, avec laquelle sont d'ailleurs organisés des entraînements communs. Sur le porte-avions, la FANU tire parti de la mobilité de la plateforme. Celle-ci constitue une véritable base aérienne, défendue par des moyens considérables et qui peut se déplacer de plus de 1 000 kilomètres par jour. Le porte-avions est potentiellement porteur de l'arme nucléaire, ce qui sert la logique de dissuasion.

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