Comme vous l'avez suggéré, je me fonderai, dans mon propos liminaire, sur le questionnaire qui m'a été envoyé par le rapporteur. J'en traiterai une partie, de sorte de brosser un panorama général du CEA et de planter le décor avant de répondre de manière plus détaillée aux questions de la commission. Cela signifie que je n'aborderai pas dans cette introduction les points que vous venez d'évoquer, monsieur le président. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
Le CEA est un établissement public à caractère industriel et commercial créé en 1945. Ses salariés relèvent du droit privé, et non de la fonction publique. Il fait partie de l'association European of Research and Technology Organizations (RTO), dont j'ai le privilège d'être le vice-président et qui compte parmi ses membres des institutions telles que le centre de recherche technique finlandais Teknologian tutkimuskeskus (VTT), au profil similaire. Ces organismes font le pont entre la recherche amont et les déploiements industriels, en étant à l'écoute des grandes questions de société et des attentes des industriels. Les homologues du CEA à l'étranger sont, outre le VTT, l'Institut de microélectronique et composants (Imec) en Belgique, la Fraunhofer-Gesellschaft en Allemagne, le Department of Energy aux États-Unis et des instituts comparables en Suède, au Danemark, au Japon ou à Taïwan, qui essaient d'assurer la convergence entre la science, la technologie et l'industrie.
Les activités du CEA reposent sur cinq piliers : l'énergie et le climat – Valérie Masson-Delmotte fait partie de ses salariés ; le numérique, de la microélectronique au logiciel ; la santé, d'abord en relation avec le nucléaire, puis de manière plus diversifiée ; la dissuasion ; la recherche fondamentale sur les thématiques de l'énergie, du climat et de la santé, en liaison avec le monde académique.
Y a-t-il eu diversification des activités du CEA ? Je n'en suis pas certain. Je pense plutôt que la manière dont elles se sont développées répond à une logique profonde. Je vais vous en donner une illustration. Le CEA est une organisation à vocation technologique initialement dévolue au nucléaire. Dans les années 1950, le futur prix Nobel de physique, Louis Néel, étudie à Grenoble le magnétisme. Pour ce faire, il a besoin de neutrons. Il se tourne donc vers le CEA pour que celui-ci lui fournisse ce qu'on appelait à l'époque une pile, c'est-à-dire un réacteur. C'est ainsi qu'est créé le Centre d'études nucléaires de Grenoble, autour duquel va se développer un service d'électronique extrêmement avancée qui deviendra le laboratoire d'électronique et de technologie de l'information (Leti), qui compte aujourd'hui parmi les leaders de la microélectronique dans le monde. Tout cela est donc cohérent.
Le nucléaire civil représente 40 % des activités du CEA ; le reste se partage entre le numérique, la santé et la recherche fondamentale – la dissuasion étant un univers à part.
Quel est le contexte énergétique à mon entrée en fonctions – étant précisé que je ne pense pas qu'il ait beaucoup changé, nonobstant l'épidémie de covid et la guerre en Ukraine ? Il y a vingt à trente ans, deux questions principales se posaient : la sécurité de l'approvisionnement et le coût ; il fallait avoir de l'énergie et qu'elle soit bon marché. Est venu s'ajouter un troisième impératif, relatif au climat et à la décarbonation. Toute la problématique énergétique est contenue dans ce triptyque, étant entendu que le dosage entre ces différentes préoccupations varie avec le temps. Par exemple, quand, aujourd'hui, on redémarre des centrales à charbon, on est animé par la préoccupation de la sécurité d'approvisionnement plutôt que par la préoccupation climatique, ce qui n'était pas forcément le cas il y a deux ans. Néanmoins, quand, en 2018, j'ai été auditionné par vos collègues préalablement à ma nomination, ces trois préoccupations existaient déjà.
Quelles sont les grandes tendances ? Il y a d'abord la nécessité de mobiliser toutes les énergies décarbonnées possibles pour faire face aux échéances de 2030 et 2050 en matière de climat, sachant que cela permet aussi de renforcer la sécurité d'approvisionnement et de minimiser les coûts. Ensuite, pour décarboner les usages, on a besoin d'électrification – c'est une tendance mondiale. Certains usages industriels seront toutefois difficiles à décarboner parce qu'ils ont besoin de fortes températures et ne peuvent être électrifiés ; il faut donc apprendre à produire de la chaleur par des moyens décarbonés. Enfin, les systèmes énergétiques et les réseaux électriques sont appelés à évoluer. Le grand réseau centralisé va probablement laisser la place à des formes d'organisation locales ; cela permettra aux citoyens de se mobiliser tout en accroissant la résilience des réseaux, notamment face aux phénomènes climatiques. À ces facteurs, qui étaient déjà connus en 2018 et inclus dans le diagnostic, s'est ajoutée la crise de la globalisation liée à l'épidémie de covid et à la guerre en Ukraine. On s'est aperçu que tout n'était pas accessible, qu'on dépendait d'un certain nombre de pays et qu'on avait besoin de recherche et d'innovation pour proposer des solutions.
Comment relever ces défis ? Ce que j'avais déclaré lors de mon audition en 2018, c'est que nous devions, non pas opposer les différentes formes d'énergie, mais proposer une vision intégrée, en examinant comment les diverses formes d'énergie pouvaient coopérer et comment les problèmes de stockage, de réseau et de technologies associées que cela soulève pouvaient être résolus. C'est pourquoi nous avons décidé de créer une direction des énergies afin que tous les spécialistes de l'énergie au sein du CEA puissent travailler ensemble. Nous avons en outre essayé d'élargir la gamme du nucléaire, en mettant l'accent sur les réacteurs de petite puissance, les petits réacteurs modulaires ( Small Modular Reactors ou SMR) et les réacteurs modulaires avancés ( Advanced Modular Reactors ou AMR), pour répondre aux nouveaux besoins en matière de configuration du réseau électrique et d'utilisation de la chaleur. Si la question revêt désormais une certaine urgence du fait de la guerre, ces grandes tendances étaient présentes dès 2018.
Qu'est-ce que la souveraineté ? Selon le Larousse, il s'agit du « pouvoir suprême reconnu à l'État, qui implique l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l'ordre international où il n'est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) ». Le même dictionnaire nous apprend que le mot est synonyme d'indépendance ou d'autonomie. Par conséquent, il me semble que la souveraineté énergétique n'existe pas – et je crois que Jean-Marc Jancovici vous a dit à peu près la même chose. Cela supposerait en effet une autonomie totale, une autarcie. Or le seul moment où l'autonomie et l'indépendance ont pu véritablement exister, c'était il y a des centaines de milliers d'années, lorsque les Homo sapiens vivaient en tout petits groupes dont la sphère d'influence ne dépassait pas les quatre-vingts kilomètres et qui n'étaient pas connectés entre eux. Dès lors qu'il y a du commerce ou des échanges, on s'inscrit dans une forme de dépendance.
Le secteur de l'énergie en offre une illustration frappante. Fin 2020, nous consommions 1 600 térawattheures, à raison de 700 de pétrole, 300 de gaz, 400 d'électricité – dont 350 d'origine nucléaire – et 165 d'énergie thermique renouvelable. Des dépendances, nous en avons donc. Le problème est plutôt de savoir les identifier, les anticiper, les maîtriser et les pallier. Est-ce le rôle du CEA ? Je le pense, et cela dans tous ses domaines d'activité. Par exemple, lorsque le CEA développe la microélectronique et qu'il crée Soitec, leader mondial d'une technologie clé pour l'industriel STMicroelectronics, cela permet à la France de ne pas dépendre de pays comme Taïwan et de disposer de ressources technologiques en vue d'acquérir, sinon son indépendance, du moins une relative maîtrise de son destin.