Nous allons donc parler de la liberté du commerce. Ce que nous lui devons, en tant que citoyens, est considérable, et nous pouvons, en tant que citoyens français, en être fiers. De Boucicaut jusqu'à aujourd'hui, l'épopée de la commercialisation de masse est une histoire fascinante.
Le premier libre-service a ouvert en 1948 et le premier supermarché en 1957. Le concept d'hypermarché, concrétisé en 1963, est une invention française qui a inspiré bien au-delà de nos frontières : il a agrégé, sous une forme unique, toutes les innovations antérieures qui ont accompagné les Trente Glorieuses. Ce modèle a fonctionné comme un passeur d'une efficacité redoutable : le passeur des gains de productivité de toutes les chaînes de valeur qui convergent vers lui, du producteur jusqu'au consommateur, principal bénéficiaire de cette courroie de transmission. Il n'est pas question d'y porter atteinte. Mais ce modèle est confronté à des défis déjà plus grands que lui – les Gafam, le commerce en ligne et la révolution numérique – et il a pu, et peut encore, détruire de la valeur.
Représentons-nous la grande consommation, plus particulièrement les filières de l'alimentation, comme un sablier : en haut, 330 000 exploitations agricoles, des dizaines de milliers d'entreprises de transformation, de conditionnement et d'expédition ; au centre, au niveau du pincement du diaphragme du sablier, seulement six acheteurs ; au-dessous, des milliers de magasins de distribution, pour plus de 60 millions de consommateurs. La fonction achat exercée par ce tout petit nombre de géants relève d'une liberté qui peut opprimer.
Un seul acheteur face à un très grand nombre de fournisseurs obtient de chacun d'eux, par la seule puissance de sa position, le dernier effort utile pour maintenir un accès au marché. Pour passer par ce portillon aussi étroit qu'exigeant, les entreprises qui lui livrent leurs produits sont contraintes d'écraser les marges, les tarifs et les salaires.
C'est cela que nous devons avoir à l'esprit : l'équilibre fragile entre, d'un côté, l'efficacité d'un modèle qui généralise l'accès aux produits à des prix toujours plus accessibles et, de l'autre, les emplois et les salaires de ceux qui produisent, transforment et vendent ces produits.