Le débat qui nous est proposé en ce début d'après-midi est ô combien important. Pourtant nous le menons à l'aveugle. En effet, il n'existe aucun document administratif qui unifie 1'ensemble des aides aux entreprises, aucun cadre harmonisé pour permettre une discussion démocratique de qualité ni une comparaison internationale efficace. Alors que le chiffre de 140 milliards avait été évoqué pour 2018, le ministre Bruno Le Maire nous expliquait, lors de la présentation du projet de loi de finances (PLF) pour 2023, que « les chiffres étaient trop difficiles à articuler », selon les termes de ses services.
Heureusement, des économistes du Clersé, le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques, unité mixte de recherche de l'université de Lille et du CNRS, le Centre national de la recherche scientifique, nous ont éclairés, estimant ces aides à plus de 157 milliards d'euros en 2019, soit 30 % du budget de l'État, un montant qui a augmenté de façon spectaculaire depuis le début des années 2000 – elles s'élevaient alors à environ 30 milliards. Nous comprenons mieux l'opacité de nos gouvernants. On a dépensé, comme dirait le Président de la République, « un pognon de dingue » pour des résultats médiocres.
Ils sont médiocres, tout d'abord, du point de vue environnemental. Car, en ne conditionnant pas la plupart de ces aides, l'État se prive d'un levier puissant de transformation de notre économie. Ainsi, selon le Réseau action climat, on compte, parmi les aides aux entreprises, 67 milliards d'euros de dépenses néfastes pour le climat et la biodiversité.
Ils sont médiocres, ensuite, du point de vue de l'efficacité économique. Les rapports se succèdent pour montrer que les aides publiques ne permettent pas d'enrayer la désindustrialisation.
Ces aides sont également inefficaces sur le plan fiscal : non seulement leur poids sur le budget de l'État s'élève à plus de 30 milliards mais elles réduisent aussi considérablement ses recettes : nous renonçons à des prélèvements qui sont dus à l'État et privons également de recettes la sécurité sociale – à hauteur de 65 milliards en 2019 par exemple. Défiscalisation et désocialisation sont devenues l'alpha et l'oméga de la politique économique du Gouvernement.
En matière d'innovation, nous constatons la même inefficacité : les aides sont passées de 3 milliards par an en 2010 à près de 10 milliards aujourd'hui. Ces montants placent la France parmi les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dont le niveau de soutien public à l'innovation est le plus haut. Pourtant, dans le même temps, la France continue de sous-investir dans la science. La part du PIB consacrée aux dépenses de R&D, recherche et développement, est en baisse depuis 2014, passant de 2,28 % à 2,19 %, ce qui nous place en quinzième position dans les comparaisons internationales. Nous décrochons – je rappelle qu'en 2000, nous figurions en neuvième position.
Ainsi, les aides publiques financent 28 % des dépenses de R&D en France contre 12 % en moyenne pour l'OCDE. La perfusion administrée à notre recherche présente manifestement une fuite. En effet, 1 euro d'aide fiscale induit 0,34 euro de dépense en France contre 3 euros dans certains pays. Notre effet levier est nul et même négatif.
Enfin, grâce au crédit d'impôt recherche, environ un tiers des dépenses de R&D déclarées par les entreprises sont prises en charge par la puissance publique. C'est la première niche fiscale de France.
Nous connaissons pourtant les causes de cet échec. L'efficacité des aides fiscales décroît de façon inversement proportionnelle à la taille des entreprises. Pour chaque euro d'aide fiscale reçue, les petites entreprises investissent plus de 1,4 euro dans la R&D, les moyennes entreprises 1 euro et les grandes entreprises seulement 0,4 euro. Pourtant, nous nous entêtons à offrir une niche fiscale aux grandes entreprises pour un résultat nul.
Nous visons mal. La Banque de France elle-même le reconnaît dans son rapport de 2022 sur le crédit d'impôt innovation : les conséquences positives des subventions sont extrêmement difficiles à évaluer car l'effet d'aubaine est massif. Autrement dit, un grand nombre d'entreprises qui connaissent le succès grâce à ce soutien l'auraient aussi rencontré sans lui. Comme toujours, le coût est public et le gain privé.
Les aides aux entreprises ressemblent bien souvent à un cadeau, sans portée stratégique ni efficacité économique. Nous nous entêtons à arroser des entreprises qui poussent très bien toutes seules.
Le plus scandaleux, c'est que ce sont les ménages qui paient la facture alors qu'ils n'en voient même pas les effets sur l'innovation dans le pays ni sur l'emploi. Les études sont claires. La diminution des prélèvements sur les entreprises a été compensée par un accroissement de ceux opérés sur les ménages – j'ajouterais, à la lumière de la politique fiscale du premier quinquennat : sur les ménages les plus modestes.
Alors ayons le courage de corriger le tir. Améliorons tout d'abord le suivi et la lisibilité des aides financières actuelles, notamment en corrigeant les doublons entre collectivités. Favorisons et utilisons plus efficacement la commande publique car elle permet à l'État d'orienter la production et d'enrichir la nation tout entière en engendrant une contrepartie matérielle.
Ce débat aura au moins le mérite de mettre en lumière un pan caché du budget de l'État, un État providence bis comme le disait Dominique Méda, un État providence que l'on n'accuse jamais de pratiquer l'assistanat.