- Merci, monsieur le président. Quelques étudiants ont demandé l'autorisation d'assister à nos travaux ce matin. Nous disons souvent qu'il est important d'intéresser les jeunes à la science en général et à l'action publique en particulier. Je me réjouis donc que vous ayez accepté cette ouverture à nos jeunes.
Nous sommes réunis ce matin pour examiner les conclusions de l'audition du 3 novembre dernier sur les enjeux du conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne (ESA – European Space Agency ) qui doit avoir lieu à Paris les 22 et 23 novembre. Organisé tous les trois ans, le conseil ministériel de l'ESA réunit les ministres responsables des affaires spatiales des États membres de l'agence afin de déterminer ses grandes orientations stratégiques ainsi que son budget triennal.
Le dernier conseil a eu lieu en Espagne, à Séville, en novembre 2019. L'Office avait préalablement organisé une audition publique pour faire le point sur les enjeux français et européens.
Pour le conseil ministériel 2022, la préparation des négociations se déroule depuis déjà quelques mois ; elle est marquée par des annonces et des prises de position politiques fortes. En effet, le Président de la République a prononcé le 16 février 2022 à Toulouse, dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (UE), un discours qui présentait la vision française de la politique spatiale. Il évoquait alors les conditions de la compétitivité et de la souveraineté spatiales, notamment disposer d'un lanceur réutilisable et d'une constellation de mini satellites destinée à la connectivité sécurisée.
Sur ce dernier volet, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, a proposé en mars dernier une feuille de route aux pays membres de l'UE pour lancer une constellation européenne de satellites. Le coût total de ce projet public-privé est estimé à six milliards d'euros, dont une participation publique européenne de 2,4 milliards d'euros.
Puis, à l'occasion de l'ouverture du soixante-treizième Congrès international d'astronautique (IAC) le 18 septembre 2022, à Paris, la Première ministre a annoncé un investissement français dans la recherche et l'industrie spatiale de plus de neuf milliards d'euros pour les trois prochaines années. Ce budget sera articulé autour de trois ambitions faisant écho au discours du Président de la République qui sont l'autonomie d'accès à l'espace, l'accélération et l'innovation sur les constellations de mini satellites, l'innovation de pointe sur le spatial au service du climat.
C'est dans ce contexte que l'Office a organisé l'audition publique du 3 novembre dernier. Elle a réuni aussi bien des acteurs majeurs de l'écosystème spatial français que des structures de plus petite échelle, des start-up, qui elles aussi évoluent dans le cadre dessiné par les décisions prises au niveau national ou européen.
Le président du Centre national d'études spatiales (CNES), Philippe Baptiste, a ouvert l'audition en présentant les contours de la politique spatiale française ainsi que les enjeux du conseil ministériel de la semaine prochaine. Puis, chacun à leur tour, les grands groupes industriels et les start-up invités ont présenté leur activité et leur vision.
Philippe Baptiste a rappelé le cadre mondial des budgets dédiés aux activités spatiales. Le budget américain annuel – contributions civiles et militaires – s'élève à 50 milliards de dollars, alors que le dernier conseil ministériel de l'ESA a voté en 2019 un budget triennal de 14,5 milliards d'euros. En raison de cet écart, la stratégie européenne ne peut être comparée strictement à la stratégie américaine, notamment dans la définition des priorités et des moyens d'action. Pour son prochain plan triennal 2022-2025, l'ESA demande un budget de 18 milliards d'euros. Si, à toutes les échelles, la dynamique reste très forte, notons que le président du CNES a jugé cette demande, je cite, un peu ambitieuse.
Au niveau national, j'ai indiqué précédemment que l'ambition française se concrétise par une enveloppe de neuf milliards d'euros pour les trois prochaines années. La contribution française à l'ESA devrait suivre ce mouvement. Selon André-Hubert Roussel, PDG d'ArianeGroup, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) a proposé une contribution française de 3,6 milliards d'euros soit 20 % du budget total demandé.
La répartition du budget global entre les différentes filières du spatial est tout aussi essentielle. Au conseil ministériel de 2019, les besoins importants en matière de lanceurs, notamment pour Ariane 6, avaient « pesé » sur les autres domaines. En 2022, il est attendu un rééquilibrage de la répartition budgétaire, notamment au bénéfice des activités liées à l'observation de la Terre. Face à la multiplication des enjeux en orbite, la France ambitionne de conserver une certaine agilité grâce à l'écosystème du New Space, vecteur d'opportunités incroyables d'après le président du CNES, en travaillant avec ces nouveaux acteurs du spatial via le programme France 2030.
C'est par exemple le cas du vol et de l'exploration habités. Spécialisée dans la construction de modules adaptés aux milieux extrêmes, comme les conditions rencontrées sur la Lune, la start-up Spartan Space a présenté ses différents projets. Loin d'être des chimères, ils reposent sur des technologies matures et disponibles dans les États membres de l'Union européenne ou de l'ESA.
Le questionnement lié au vol et à l'exploration habités ne repose donc plus aujourd'hui sur la disponibilité des moyens technologiques mais bien sur la disponibilité des moyens financiers et naturellement sur l'existence d'une volonté politique. Le positionnement de l'Europe sur le vol habité sera discuté au prochain conseil ministériel et il faut envoyer un message politique fort dès à présent. Une vision à long terme inspirante permettra aussi de conserver des talents et d'enrayer la fuite des cerveaux vers les pays déjà engagés dans la course vers la Lune.
De l'avis général, la souveraineté française et européenne passe aussi par la conservation d'un accès autonome à l'espace. André-Hubert Roussel a rappelé que cette souveraineté a un coût et demande des engagements politiques forts et sur la durée. Le développement d'Ariane 6 s'inscrit dans cette optique. C'est un véritable marathon – si l'on peut s'exprimer ainsi – qui rencontre encore quelques obstacles dans ses phases finales d'intégration et d'assemblage. Il est fort probable que le vol inaugural ait lieu à l'automne 2023. Respecter cette échéance est une priorité absolue pour ArianeGroup et le CNES, autant pour des raisons commerciales, avec 29 lancements déjà réservés, que stratégiques, avec l'impossibilité d'utiliser Soyouz et la perte temporaire d'autonomie de l'Europe.
Sur la question des lanceurs, le conseil ministériel de l'ESA sera crucial pour les États membres qui souhaitent s'assurer un accès à Ariane 6 dans la prochaine décennie. En effet, le budget de l'ESA devra pouvoir assurer la transition entre Ariane 5 et Ariane 6, puis la mise en route et la montée en puissance d'Ariane 6. Enfin, la suite se prépare aussi dès maintenant et le conseil ministériel sera l'occasion de réfléchir au successeur d'Ariane 6, qui sera un lanceur réutilisable.
Le marché des satellites devrait aussi être confronté à des évolutions significatives, notamment avec la multiplication des constellations de mini satellites, privées ou publiques, comme celle proposée par la Commission européenne en mars dernier. Orientée vers la connectivité sécurisée, cette flotte en orbite basse fera face aux concurrents américains Starlink de SpaceX et Kuiper d'Amazon.
Les constellations de mini satellites s'orientent aujourd'hui principalement vers des applications de connectivité ou d'observation de la Terre qui prennent tout leur sens face aux crises actuelles, dont la crise climatique. En effet, l'Internet satellitaire permet de s'affranchir d'infrastructures terrestres très coûteuses pour assurer la connectivité à n'importe quel endroit du globe. En parallèle, que ce soit comme instrument de la politique de sécurité et de défense, comme le montre la guerre actuelle en Ukraine, ou de la lutte contre le réchauffement climatique, l'observation de la Terre depuis l'espace reste un outil irremplaçable.
Sur ce marché, la Chine et les États-Unis ont presque cinq ans d'avance avec des programmes d'investissement et de commande publique massifs. L'Europe doit accélérer pour ne pas dépendre à terme d'images et de données américaines ou chinoises. Les investissements du plan France 2030 vont dans ce sens et répondent à ces enjeux stratégiques en générant de la commande publique et en favorisant la coopération entre les grands groupes et les start-up. Cette adaptation de l'écosystème européen au marché mondial est nécessaire, au niveau institutionnel comme au niveau industriel.
Les États-Unis, dont le marché spatial comprend 90 % de commandes institutionnelles, imposent une cadence soutenue au reste du monde. Les pays européens doivent continuer à travailler en collaboration et se donner les moyens de conserver un avantage. Rappelons-nous que les grands projets tels que Copernicus ou Galileo n'auraient jamais vu le jour sans un marché européen consolidé.
Cette stratégie de collaboration européenne doit s'appliquer à toute la chaîne de valeur. Par exemple, sur le programme Copernicus, il devient nécessaire de dynamiser le marché des utilisateurs car c'est de la demande finale que vient la valeur répartie sur l'ensemble de la filière. Il existe aujourd'hui des utilisateurs du spatial qui, d'une certaine manière, s'ignorent et dont la participation pourrait développer et dynamiser le marché dans son intégralité.
En conclusion, l'Europe doit voir loin, en consolidant ses positions actuelles, en anticipant les défis de demain et en se donnant les moyens de les relever. L'idée d'envoyer un astronaute européen sur la Lune ou sur Mars ne relève plus de la science-fiction, mais une mission de cette envergure ne s'improvise pas, même si les technologies nécessaires existent déjà. Il faut donc prendre des décisions dès maintenant, dans le cadre d'une vision globale et ambitieuse.
Une Europe agile et souveraine doit disposer de sa propre constellation de mini satellites pour assurer la connectivité dans plusieurs domaines tels que l'internet des objets, la couverture des zones blanches ou la politique de défense et de sécurité. En parallèle, les acteurs du New Space doivent trouver leur place dans le secteur des constellations et doivent être soutenus au niveau national et européen.
Les industriels privés jouent aussi un rôle crucial pour maintenir la compétitivité européenne. Ils doivent pouvoir compter sur un socle solide et pérenne de commande publique afin de rivaliser avec leurs concurrents américains et chinois, portés par des financements substantiels et des politiques de suprématie.
Sur la base de l'ensemble de ces considérations, je vous propose dix recommandations, dont l'ordre de présentation ne reflète aucune hiérarchie.
La première recommandation appelle à garantir une contribution française à la hauteur des annonces qui ont jalonné l'année 2022 et de l'ambition affichée pour une politique spatiale forte et souveraine. Cette contribution devrait être supérieure à celle du dernier plan triennal et permettre à la France de rester le premier contributeur au budget de l'ESA.
La deuxième recommandation consiste à assurer un accès autonome à l'espace pour la France et l'Europe, en maintenant sur la durée les efforts d'investissement demandés par les nouvelles générations de lanceurs, aussi bien Ariane 6 que son futur successeur réutilisable.
La troisième recommandation consiste à prendre dès à présent une décision de principe claire sur le futur du vol et de l'exploration habités, afin d'envoyer un message politique fort à destination du grand public et de soutenir une filière industrielle qui se positionne déjà clairement sur le sujet.
La quatrième recommandation demande à poursuivre la réflexion sur la forme que doit prendre la version européenne du vol et de l'exploration habités, dans la lignée du groupe de réflexion de haut niveau déjà mis en place par l'ESA. Il s'agira notamment de mettre en avant l'intérêt scientifique et souverain de l'exploration habitée, afin d'assurer l'adhésion du grand public à des projets d'envergure nécessitant un effort majeur.
La cinquième recommandation est de lancer les appels d'offres relatifs au projet de constellation européenne de mini satellites dès le premier semestre 2023.
La sixième recommandation appelle à faire de la conception de cette flotte de mini satellites un exemple pour définir des règles globales d'usage durable de l'espace, notamment sur le volet des débris spatiaux et de la pollution lumineuse – ce sont deux sujets qui viennent de plus en plus sur le devant de la scène.
La septième recommandation demande à soutenir l'écosystème du New Space aussi bien au niveau français qu'européen, afin de conserver agilité et capacité d'adaptation sur le marché mondial.
La huitième recommandation est de veiller à ce que la stratégie spatiale européenne porte une vision globale incluant tous les segments de la chaîne de valeur, de la conception de nouveaux lanceurs au développement de nouvelles applications satellitaires en passant par la mise au point de nouveaux satellites.
La neuvième recommandation demande à maintenir un socle solide et pérenne de commande publique pour donner aux acteurs industriels de grande ou petite taille les moyens de rivaliser avec leurs concurrents américains et chinois.
La dixième recommandation appelle à investir systématiquement dans des programmes de communication et de pédagogie destinés au grand public, plus particulièrement de cibler le jeune public et le public féminin – déficitaire dans le secteur spatial – afin d'entretenir un sentiment d'inspiration et de susciter des vocations professionnelles. Je tiens à ajouter que cette recommandation est particulièrement importante à mes yeux, car notre société a besoin de se projeter dans un futur offrant une part de rêve comme toute aventure spatiale peut en offrir.