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Intervention de André-Hubert ROUSSEL

Réunion du jeudi 3 novembre 2022 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

André-Hubert ROUSSEL, président exécutif d'ArianeGroup :

Monsieur le rapporteur, merci de votre invitation. Comme vous vous en doutez, je vais beaucoup parler d'Ariane, qui est le programme emblématique de l'Agence spatiale européenne depuis plus de 40 ans et qui a permis la conquête par les Européens d'un accès autonome à l'espace. C'est clairement le socle de notre souveraineté spatiale. Malheureusement, cette souveraineté a un prix.

La souveraineté suppose un engagement très fort, politique d'abord, mais évidemment financier. Comme tous les programmes de l'ESA, le programme Ariane 6 est, depuis son lancement en 2015, financé par les appels de fonds auprès des États membres qui les souscrivent tous les trois ans lors des conférences ministérielles. Celle des 22 et 23 novembre à Paris est un moment capital pour finir le développement d'Ariane 6 et lancer sa mise en exploitation.

Aujourd'hui, je souhaite faire passer trois messages. D'abord, le développement d'Ariane 6 entre dans sa dernière ligne droite et je confirme que c'est bien notre priorité absolue, ainsi que pour le CNES. La conférence ministérielle de l'ESA est un rendez-vous à ne pas manquer pour les États européens s'ils veulent s'assurer de disposer d'Ariane 6 pour la prochaine décennie et conserver un accès autonome à l'espace. La suite se prépare aujourd'hui, en dotant l'Europe de sa propre technologie en matière de lanceurs réutilisables.

Le développement d'Ariane 6 est un marathon, comme tout programme spatial et tout programme d'armement. Nous sommes dans la dernière ligne droite. Il reste encore un certain nombre de haies à franchir. C'est le moment où nous intégrons tout ce qui a été développé, toutes les pièces, la mécanique, la fluidique, l'électronique, l'avionique, où nous connectons les différentes lignes de code et les logiciels entre eux. Malheureusement, quelques difficultés imprévisibles surgissent et il va falloir les enjamber les unes après les autres, sans perdre de vue cette course contre la montre maintenant largement lancée.

Le calendrier d'Ariane 6, du premier vol, de la montée en puissance industrielle et de la croissance de l'exploitation, est absolument clé pour deux raisons. La première est commerciale, puisqu'un certain nombre de clients nous attendent, avec plus de 29 lancements en carnet, ce qui est une performance jamais vue – je pense notamment à la constellation Kuiper, avec 18 lancements. La seconde est stratégique dans la mesure où la guerre en Ukraine a eu un effet direct sur la filière, avec l'arrêt des lancements Soyouz et la perte d'autonomie temporaire de l'Europe pour lancer ses satellites souverains, notamment les missions institutionnelles européennes Galileo et CSO-3, qui devaient partir sur ce lanceur Soyouz.

Nous avons rencontré sur notre chemin, au cours du développement, un certain nombre d'embûches, notamment les conséquences de la crise sanitaire de la Covid et de la guerre en Ukraine, qui ont fortement perturbé la filière, tant les activités de nos équipes que les chaînes d'approvisionnement – ce qui se constate aujourd'hui encore. Ces bouleversements ont ralenti le calendrier et ont également conduit Arianespace à suspendre onze lancements Soyouz. La bonne nouvelle est que nous avançons à grandes enjambées. Cette dernière semaine, nous avons franchi avec succès plusieurs étapes majeures en vue de la qualification du lanceur pour le premier vol.

Tout d'abord, nous avons réussi le premier essai à feu de l'étage supérieur en Allemagne, ainsi que le premier assemblage du lanceur Ariane 6 sur son pas de tir. Le succès de ces étapes a conduit l'ESA à confirmer il y a quelques jours la forte probabilité que le vol de qualification ait lieu à l'automne 2023. Nous sommes donc pleinement mobilisés avec l'ESA, le CNES, l'agence spatiale allemande (DLR – Deutsches Zentrum für Luft- und Raumfahrt) et l'ensemble des partenaires industriels pour passer les dernières haies, lesquelles sont d'abord la finalisation des essais à feu de l'étage supérieur, propulsé par le moteur Vinci et le petit moteur APU qui est unique au monde. Ce moteur donne un avantage comparatif à Ariane 6 en lui conférant la possibilité de réaliser toutes les missions de lancement de constellations en orbite basse, moyenne ou géostationnaire, et plus loin encore pour l'exploration déjà évoquée. Il permet également la désorbitation de l'étage supérieur en fin de mission.

La deuxième étape importante, ou le deuxième chemin très important, est le démarrage des essais combinés pour tester la connexion du lanceur avec son pas de tir. Les tests à feu devraient commencer début 2023. Enfin, l'assemblage du premier modèle de vol et des suivants dans nos usines aux Mureaux, à Brême et à Kourou est déjà bien avancé. Pendant ce temps, les équipes d'ArianeGroup continuent de parcourir d'autres chemins et de suivre d'autres priorités, en particulier au service de la dissuasion française avec la permanence du M51, et les trois derniers vols d'Ariane 5 que nous devons réussir, le prochain étant programmé le 14 décembre 2022. Le dernier lancement est en principe une mission emblématique de plus pour Ariane 5, avec la mission Juice qui va aller vers les lunes de Jupiter. La vie continue.

La conférence ministérielle est évidemment un rendez-vous à ne pas manquer, pour nous, les industriels, et pour les États européens. Des travaux ont été menés au sein du COSPACE, et le Gifas a proposé un cadre global pour la contribution française de l'ordre de 3,6 milliards d'euros, soit 20 % du budget total demandé par l'exécutif de l'ESA, ce qui mettrait la France en très bonne position. Pour ce qui concerne le budget Ariane, le premier objectif est de préserver la solidarité européenne et le soutien à l'exploitation d'Ariane 6, conformément aux engagements préalables qu'ont pris les États membres participant à ce programme.

Ceci passe notamment par le financement de la transition entre Ariane 5 et Ariane 6 sur la période 2023-2025, avec des surcoûts liés à la faible cadence de tir et à la courbe d'apprentissage ; la confirmation du modèle d'exploitation d'Ariane 6 à partir de 2026, en exploitation stabilisée, avec l'engagement pris par l'ESA d'acheter quatre lancements institutionnels, trois Ariane 62 et une Ariane 64, d'attribuer à Arianespace 140 millions d'euros par an pour soutenir une « cadence 7 lancements » dans la chaîne industrielle, ainsi que 100 millions d'euros par an pour le maintien en condition opérationnelle du système de lancement. Cela passe également – ce n'est pas optionnel – par le financement du Centre spatial guyanais (CSG) et de ses évolutions, particulièrement important pour qu'Ariane 6 soit un succès commercial et puisse tenir les cadences auxquelles nous nous sommes engagés vis-à-vis de nos clients.

Le deuxième objectif porte sur le financement des évolutions programmées d'Ariane 6. Nous les appelons Bloc 2. Ces travaux sont nécessaires pour adapter Ariane 6 à l'évolution des besoins de ses clients, en particulier pour le développement des méga-constellations, y compris le projet Kuiper d'Amazon, et pour l'exploration, avec par exemple le petit véhicule mentionné par M. Peter Weiss. L'enveloppe comprend notamment des développements complémentaires sur le booster d'Ariane 6 et de Vega, le P120-C, élément commun.

C'est également aujourd'hui qu'il va falloir écrire la suite, en dotant l'Europe de ses propres technologies en matière de lanceurs réutilisables. En parallèle d'Ariane 6, ArianeGroup et le CNES ont convaincu l'ESA, à partir de 2016, de lancer des travaux technologiques et de dégager les moyens nécessaires pour permettre à l'industrie européenne de rattraper son retard en matière de réutilisation. La brique essentielle de la réutilisation est le moteur à poussée variable. Pour l'Europe, ce moteur s'appelle Prometheus. Il est en cours d'essai à Vernon pour un premier allumage dans les toutes prochaines semaines sur le banc d'essai Themis qui préfigure le premier étage réutilisable européen.

Lors de la conférence ministérielle de 2022, le financement de la fin du développement et de la première série de Prometheus est absolument essentiel, ainsi que le financement des démonstrateurs Themis, pour faire les premiers tests de réutilisation et permettre à la France de lancer le premier mini-lanceur réutilisable Maïa et de préparer la prochaine génération des lanceurs lourds d'ArianeGroup.

En parallèle, nous continuons d'innover et voulons être force de proposition auprès de l'ESA et des États européens pour porter une vision européenne intégrée et cohérente, destinée à développer une famille européenne de lanceurs réutilisables partageant des briques communes.

Lors de l'IAC à Paris, nous avons donc rendu public un nouveau concept, appelé Susie (Smart Upper Stage for Innovative Exploration). C'est une innovation unique qui répond à la fois à l'ambition d'ArianeGroup de développer un nouveau paradigme de déplacement dans l'espace et une nouvelle logique spatiale, de hub et non plus de point à point, et à l'évolution vers des lanceurs entièrement réutilisables. En effet, quand on parle de Themis, il est question de la réutilisation du premier étage et pas encore de l'étage supérieur. Susie permettra également de développer de nouvelles compétences et technologies, et de préparer un éventuel positionnement de l'Europe sur le transport humain.

La ligne est donc claire. La session ministérielle doit permettre de défendre auprès de l'ESA le triptyque « exploitation d'Ariane 6 – adaptation du lanceur aux nouveaux besoins – préparation de l'avenir ». Au-delà de ces lignes programmatiques, c'est également la coopération européenne, en particulier avec l'Allemagne et l'Italie, qui devra en sortir renforcée. En renouvelant son engagement à respecter la préférence européenne, conformément aux accords en vigueur, tout en contribuant au budget nécessaire aux lanceurs lourds européens, Berlin fera un pas décisif pour permettre à Ariane 6 de se battre à armes égales avec son concurrent américain sur le marché commercial mondial.

La poursuite de l'approfondissement de la coopération franco-italienne est un autre enjeu majeur de cette session ministérielle, avec l'augmentation de la performance du booster P120-C+, commun à Ariane 6 et à Vega-C, déjà cité. La période actuelle est malheureusement marquée par un affaiblissement du projet commun européen, avec la multiplication de projets nationaux pour des micro- ou des mini-lanceurs. La compétition peut être utile à l'innovation et à la compétitivité, à condition qu'elle ne mène pas à une rupture. La fragmentation du secteur spatial européen n'est pas compatible, de mon point de vue, avec sa pérennité. Ariane, c'est la construction européenne et elle doit rester au-dessus des intérêts nationaux.

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