Intervention de Étienne de Poncins

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 10h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine :

C'est un très grand honneur d'être auditionné par votre commission. Je vous remercie, Monsieur le président, pour vos paroles aimables à l'attention de l'ambassade que j'ai l'honneur de diriger depuis trois ans.

J'ai été nommé en septembre 2019, mais ma mission a pris une tournure particulière depuis le 24 février au matin. Je reviendrai sur la situation militaire, la situation politique et l'assistance française, avant de répondre à vos questions.

La situation militaire connaît une phase de plateau, après deux succès défensifs ukrainiens, tout à fait remarquables quand on se souvient de la différence des forces en présence le 24 février. Le premier, entre fin février et mars, est celui de Kiev et de Kharkiv puisque le coup de force – que l'on peut aussi qualifier de coup de poker – russe a échoué grâce à la levée en masse du peuple ukrainien, qui a refusé de se soumettre au joug russe.

Au cours de l'été, la deuxième tentative d'offensive russe dans le Donbass, assise sur une méthode un peu différente, plus professionnelle, si vous me permettez de m'exprimer ainsi, s'appuyait essentiellement sur l'artillerie. Ce « rouleau compresseur » – comme le présentaient les Russes – devait tout balayer devant lui et permettre à la Russie de conquérir deux oblasts du Donbass, Donetsk et Louhansk. L'opération a initialement connu un certain succès dans l'oblast de Louhansk, mais pas dans celui de Donetsk. Or, lors des premiers jours de la guerre, le principal objectif des Russes était de dégager Donetsk, grande ville de 2 millions d'habitants, du feu des canons ukrainiens. Près de neuf mois après, ce n'est toujours pas le cas. Au contraire, les progrès ont été très limités.

Cette offensive s'est enrayée, grâce à l'aide occidentale, et notamment grâce à l'artillerie – HIMARS américains pour High Mobility Artillery Rocket System et canons Caesar français – qui a permis de frapper les stocks russes en profondeur, et donc de gripper la machine. C'est pourquoi le rouleau compresseur s'est progressivement arrêté. Pourtant, début juillet, peu de gens pensaient que les Ukrainiens seraient capables de stopper la puissance russe, qui devait tout balayer devant elle.

Plus surprenant encore, le succès offensif ukrainien, qui a commencé le 1er septembre également remarquable, alors qu'ils n'étaient pas nombreux ceux qui pensaient que les Ukrainiens seraient capables de monter une opération offensive, puisque cela demande de disposer de capacités plus complexes – état-major, organisation, moyens logistiques, etc. L'offensive, brillante et victorieuse, s'est déroulée dans le nord, dans la région de Kharkiv, alors que les Russes l'attendaient au sud – tactique militaire classique.

Depuis, la situation et le front semblent s'être stabilisés au nord, du côté de Kharkiv. Les Ukrainiens ont légèrement progressé à la limite de l'oblast de Louhansk, entre deux rivières, mais la situation est complexe et les progrès sont limités.

Au sud, dans la région de Kherson, les Ukrainiens veulent repousser définitivement l'agresseur russe de la rive droite du Dniepr. La ville de Kherson étant située du côté haut de ce grand fleuve, en frappant les ponts, il s'agit d'enfermer les Russes dans une nasse. Les Ukrainiens avancent doucement. Certains l'analysent comme une volonté de l'état-major ukrainien de limiter les pertes en ne lançant pas une offensive généralisée, alors que certains souhaiteraient que l'offensive soit plus brutale, de façon à encercler la vingtaine de milliers de militaires russes qui sont du mauvais côté de la rive. Difficile de savoir, mais la pression des Ukrainiens est continue sur cette partie du front.

Si, d'ici à fin novembre, Kherson n'est pas reprise, la période allant devenir de moins en moins favorable aux offensives, la situation risque d'être plus compliquée. Vous le savez, une grande partie de la population de la ville a été évacuée par les Russes.

On parle également d'une offensive majeure du côté de Zaporijjia, sur le front sud, qui viserait à atteindre la mer d'Azov, et donc à couper en deux le dispositif russe puisque, dès les premiers jours de l'offensive russe, Kherson et Melitopol ont été prises. Si cette offensive réussissait, ce serait un coup très dur porté à la Russie. Mais nous n'en sommes pas là.

S'agissant de la situation politique, on peut parler de très grande constance côté ukrainien, depuis le premier jour, et d'unanimité nationale. Neuf mois plus tard, on ne détecte pas de réelles failles dans cette unanimité. Le président Zelensky a acquis une stature héroïque et internationale dès les premiers jours de la guerre, en restant sur place de façon extrêmement courageuse, alors que Vladimir Poutine s'attendait très vraisemblablement à ce qu'il fuit. La vidéo du 25 février a affermi sa stature, quand il a déclaré qu'il resterait jusqu'à la victoire dans la zone de Bankova – là où siègent les institutions présidentielles –, même si des tueurs russes se lançaient à ses trousses.

Son taux de popularité atteint 81 à 83 % – difficile de faire mieux – et ce n'est rien comparé à celui du chef d'état-major, le général Valeri Zaloujny, qui atteint 98 %. Ces chiffres ont le mérite d'illustrer l'unanimité de la nation ukrainienne derrière son président, dans la lutte contre l'agression.

Aujourd'hui les Russes veulent frapper les infrastructures, notamment énergétiques, pour qu'elles s'effondrent et, ainsi, fissurer l'unanimité et pousser la population à leur demander grâce, et la paix. Mais cela me semble très illusoire, car il est probable que les Ukrainiens resteront stoïques, comme les Britanniques lors du Blitz en 1940.

Je me déplace beaucoup sur le terrain – c'est important pour l'ambassade. J'étais récemment à Kharkiv, Odessa, Nijyn, Tchernihiv, puis à l'ouest à Stryї, et je peux témoigner de l'unanimité absolue, même chez les maires censément pro-russes avant la guerre. Les ponts sont complètement coupés du fait de l'agression et des crimes de guerre. Même les gens plutôt pro-russes ou proches de la culture russe, qui s'exprimaient en russe, ont définitivement basculé du côté de l'Ukraine. En réalité, la guerre lancée par Vladimir Poutine a contribué à la consolidation de l'esprit de la nation ukrainienne.

Ainsi, également, le maire de Marioupol, exilé, que je connaissais déjà avant la guerre car nous avions des projets de développement avec sa municipalité, me parlait toujours en russe. Mais la dernière fois que je l'ai reçu, il m'a parlé uniquement en ukrainien. C'est un symbole important car il s'agit d'une région russophone. Il en est de même avec le maire d'Odessa.

Malgré les difficultés, même si l'hiver est froid, même s'il n'y a pas d'électricité, je ne vois pas la résistance ukrainienne fléchir, ni d'intérêt pour un cessez-le-feu. Les Ukrainiens considèrent que, même s'ils l'obtenaient, ce serait surtout l'occasion pour Vladimir Poutine de renforcer ses troupes et de reprendre l'offensive au printemps, ou à un autre moment. Vu de Kiev, les Russes n'ont renoncé à rien, même pas à Odessa.

Qu'en est-il de l'aide française et du travail de l'ambassade ? C'est assez simple : depuis le 24 février au matin, tous nos efforts visent à soutenir l'Ukraine dans tous les domaines. Le soutien est constant et fort, en fonction de nos capacités, dans tous les secteurs, et notre efficacité et notre visibilité sont assez remarquables.

Dans le champ politique, le dialogue est constant entre le Président de la République et Volodymyr Zelensky, la relation de confiance étant relativement unique puisque leurs conversations durent en moyenne une heure et demie à deux heures. Ils ont le même âge et se connaissaient déjà bien avant la guerre du fait de la très forte implication française dans le protocole, puis les accords, de Minsk. Si la relation est fluide et régulière au plus haut niveau politique, elle se décline également au sein du Gouvernement : la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Mme Catherine Colonna, est ainsi venue à Kiev à trois reprises, dont une fois avec le Président de la République.

L'aide militaire est issue du dialogue entre les deux présidents. L'Ukraine est un pays qui fonctionne bien, avec une administration qui fonctionne également et les Ukrainiens savent très bien demander ce dont ils ont besoin, en ciblant leurs requêtes.

Si l'ambassade est restée à Kiev, c'est évidemment un signe politique fort, mais surtout un gage d'efficacité car le contact constant avec les Ukrainiens nous a permis de nouer un dialogue très riche dans tous les domaines – militaire, humanitaire, etc.

Au début de la guerre surtout, les Ukrainiens étaient submergés par l'aide et leur difficulté était d'aller la chercher. Les chauffeurs européens ne pouvaient traverser la frontière pour des raisons de sécurité, et les chauffeurs ukrainiens, denrée rare en période de guerre, ne devaient aller chercher que ce qui était vraiment nécessaire. Dès le 7 mars, alors que nous avions quitté le Kiev pour Lviv, avec mon équipe et l'attaché de sécurité intérieure, nous avons engagé un dialogue avec la vice-ministre de l'intérieur, interlocutrice régulière du poste. C'était le tout début de la guerre, mais elle savait parfaitement quels étaient les besoins des services d'urgence, en matière de camions de pompiers, d'ambulances, etc. J'étais en mesure d'envoyer une liste à Paris le 7 au soir et, le 19 mars, moins de trois semaines plus tard, je réceptionnais sur le territoire ukrainien, à Tchernivtsi, le matériel demandé grâce au travail, qu'il faut saluer, de mes collègues du centre de crise et de soutien (CDCS).

Nous en sommes au quatrième ou cinquième convoi du même type et notre présence à Kiev est gage de proximité et de confiance. Elle nous donne également une très forte visibilité.

Le processus est similaire sur le plan militaire, même si les discussions sont plus confidentielles : les Ukrainiens savent parfaitement définir leurs besoins et ils nous demandent uniquement ce que nous sommes en mesure de leur fournir.

Ils ont ainsi mis l'accent sur les canons Caesar, dont la précision leur a permis de beaux succès.

« Un bateau pour l'Ukraine » fut l'opération d'aide humanitaire la plus importante jamais menée par le ministère des affaires étrangères. Un navire mis à disposition par la CMA-CGM (Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime) est parti de Marseille pour Constanţa, chargé de 1 000 tonnes de fret, dont des camions de pompiers et des ambulances, qui ont été acheminées jusqu'à Suceava. J'ai réceptionné l'aide à Tchernivtsi et l'ai remise aux autorités ukrainiennes. Comme nous l'a proposé le président Zelenski, nous avons pu choisir les villes et les régions qui feraient l'objet de notre parrainage. Il s'est agi, en particulier, de Kharviv, Stryi – qui accueille de nombreux réfugiés internes – et, surtout, Tchernihiv, qui a courageusement résisté à l'armée russe pendant le premier mois de l'offensive.

À la suite des crimes de guerre de Boutcha, nous avons été les premiers à envoyer des gendarmes légistes : une équipe de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) est arrivée en Ukraine dès le 11 avril. Depuis, nous avons conduit plusieurs missions du même ordre. Nous avons également donné un laboratoire mobile ADN, que j'ai vu à l'œuvre à Izioum, et nous allons en donner un deuxième, qui est en cours de fabrication. Dans ce domaine clé de la lutte contre l'impunité, personne n'a fait aussi vite ni aussi bien que nous. Le procureur général d'Ukraine a d'ailleurs chaudement remercié les autorités françaises pour leur réactivité lors de son déplacement à Paris il y a quelques jours.

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