Mes collègues ont déjà dit beaucoup de choses sur cet OPNI, objet politique non-identifié, comme le disait Jacques Delors à propos de l'Union européenne. Je citerais plutôt Paul Valéry, qui dit que « tout se joue dans les commencements ». Le succès de Prague augure peut-être d'une suite pour les autres rendez-vous de la Communauté politique européenne. La CPE doit peut-être une partie de son succès à son ambiguïté conceptuelle, qui donne une certaine plasticité à son organisation.
Pour en revenir au concept originel, la CPE est vraiment née de la question de l'élargissement. Les candidatures ukrainienne, moldave et géorgienne nous ont, en quelque sorte, embarrassés : on ne pouvait pas dire non et on ne pouvait pas dire oui. La CPE vise à trouver un nouveau mode de relation avec les pays qui veulent entrer dans l'Union européenne, mais qui ne le peuvent pas tout de suite. Ce serait faire injure à l'Union européenne que de précipiter les choses, mais cela n'empêche pas d'avoir un mode de relation étroit avec ces pays. De même qu'il existe un Espace économique européen pour les pays qui peuvent rentrer dans l'Union européenne mais qui ne le veulent pas, on peut imaginer un espace politique européen pour les pays qui ne peuvent pas rentrer dans l'Union européenne mais qui le veulent. La question du lien avec l'Union européenne demeurera au sein de cette instance. Il est question d'un socle de valeurs communes dans le discours du Président de la République, le 9 mai à Strasbourg – dont les termes ont une résonance schumanienne. Il s'agit de réunir autour de la table européenne les pays qui se retrouvent autour des mêmes valeurs, qu'ils soient ou pas dans l'Union européenne. En réalité, dès la fin du mois de juin, on s'est tourné vers une communauté d'intérêts. Le mot de « communauté » est même peut-être fort, puisqu'il s'agit d'un forum stratégique européen qui se retrouve autour d'intérêts partagés. La vraie valeur ajoutée de ce forum est d'être européen au sens continental du terme. Le sommet de Prague, sans Russes ni Américains, donne à voir le continent autour de ses intérêts en propre. Cela nous permet aussi, géopolitiquement, de nous extraire du clivage « West/Rest », soit l'Occident et le reste du monde. Le sommet nous a permis d'avoir, avec la présence des Britanniques, des rapports distincts des questions compliquées liées aux suites du Brexit, et d'entrer en relation avec la Turquie sous un autre mode que celui de leur étrange candidature à l'Union européenne. Nous sommes dans une impasse durable, pour laquelle nous devrions imaginer une sortie par le haut. Cette CPE offre, en tout cas, un autre mode de relations avec ce grand pays.
Il faut transformer l'essai pour la suite, et faire en sorte que les quarante-quatre pays reviennent. Il est important que trois réunions soient déjà programmées, la prochaine à Chișinău autour du 1er juin 2023, puis à Grenade et au Royaume-Uni. Les États auraient pu se quitter sans se donner de rendez-vous. L'organisation de ce sommet dans un petit pays est également utile : un sommet de Paris de la CPE n'aurait peut-être pas eu le même succès. Le fait que la CPE soit organisée en Moldavie est un symbole très fort, puisque la question russe est celle qui tient ces pays ensemble. La question allemande a longtemps été structurante. C'est désormais la question russe qui nous hante et qui peut conduire des chefs d'État et de gouvernement à se déplacer. Je souscris aux propos précédents sur le caractère informel de la CPE, sans ordre de jour ou communiqué final – à la manière du Forum de Davos, où l'on se réunit pour pouvoir parler sans forcément avoir de décision à prendre. Un tel lieu manquait manifestement entre dirigeants européens. Si le caractère informel ou non-institutionnel plaît beaucoup, il convient de s'appuyer sur quelque chose.
La CPE fonctionne autour de trois présidences, avec la présidence tchèque actuelle, la Moldavie et puis la présidence espagnole. La Moldavie devra probablement s'appuyer sur quelques institutions capables de fournir des notes de cadrage ou des éléments de discussion, à la manière du G20 sur l'OCDE. Je pense bien sûr au Service européen pour l'action extérieure, à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement ou à d'autres institutions paneuropéennes qui peuvent avoir un rôle d'appui sans héberger la CPE, qui n'a pas besoin d'un point fixe en tant que tel. Enfin, l'une des gageurs pour l'Union est de parler d'une seule voix dans cette instance. Il convient, en amont, de s'accorder pour ne pas donner une image de désunion au sein de la CPE. Une relation avec les pays candidats, peut-être par des bilatérales, est inévitable. En pro-européen, j'estime que la CPE, si elle devenait un trop grand succès, pourrait presque se retourner contre l'Union européenne : il s'agit de l'Europe inter-gouvernementale, informelle, sans droit européen, sans contraintes. Les plus nationalistes peuvent y trouver leur compte et estimer que l'Union européenne n'est bonne qu'à fournir des notes pour ces réunions. La CPE est utile, mais il ne faut pas tout en attendre.