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Intervention de Aurélien Pradié

Réunion du mercredi 23 novembre 2022 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurélien Pradié, rapporteur :

Les chiffres sont éloquents. En matière de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, ils sont sans appel et témoignent de l'urgence de la situation. En 2021, on a recensé 143 morts violentes au sein du couple, soit un décès tous les deux jours et demi ; ce chiffre est en augmentation de 14 % par rapport à 2020. Depuis le début de l'année 2022, 101 personnes ont déjà été victimes de féminicides.

Certes, des efforts ont été faits depuis plusieurs années. Je pense notamment au Grenelle des violences conjugales et à la loi visant à agir contre les violences au sein de la famille, dont j'étais le rapporteur et qui a incontestablement musclé l'arsenal des réponses judiciaires en créant le bracelet antirapprochement et en élargissant les conditions d'attribution tant d'un téléphone grave danger que d'une ordonnance de protection.

Cependant, ces mesures s'avèrent insuffisantes. Pire : nous reculons, puisque le nombre de féminicides ne cesse d'augmenter depuis plusieurs années. Chacune de ces morts est un échec pour notre société. Chaque assassinat dont la victime avait déjà signalé aux forces de sécurité des violences antérieures témoigne d'un dysfonctionnement clair de notre système judiciaire, qui ne peut plus désormais trouver aucune excuse.

À cela s'ajoute l'écart vertigineux entre les signalements aux forces de l'ordre et les violences commises. En 2021, 11 % des personnes âgées de 23 à 74 ans ont déclaré avoir subi, au moins une fois depuis l'âge de 15 ans, des violences physiques ou sexuelles commises par un partenaire. Seule une minorité de victimes – 21 % en 2021 – signalent les faits à la police ou à la gendarmerie. Parmi les multiples raisons qui les poussent à ne pas le faire, il y a la peur de ne pas être entendu, de ne pas être cru, mais aussi l'appréhension de la lenteur du processus judiciaire et la crainte d'aggraver les choses en saisissant la justice.

Face aux féminicides, nous heurtons-nous à une fatalité, à un seuil inexorable que nous ne pourrions réduire ? Non : la fatalité, c'est aujourd'hui de la lâcheté. Des solutions existent, et toutes ne sont pas encore mises en œuvre dans notre pays.

L'Espagne nous a ouvert la voie dès 2004 en créant des juridictions spécialisées dans les violences de genre. Les juges espagnols ont tous suivi une formation obligatoire sur ce contentieux. Les tribunaux spécialisés sont compétents à la fois sur le volet civil de la procédure et sur le volet pénal : ils ont ainsi une vision transversale de chaque affaire. Ils décident vite, ils agissent vite, ils protègent vite. Je me suis entretenu avec l'ancienne magistrate espagnole de liaison en France, Mme Herrero Pinilla, qui m'a redit à quel point la mise en place de cette juridiction spécialisée avait permis d'inverser la tendance. Cette décision a été pour l'Espagne un véritable tournant, une révolution tant en matière judiciaire que pour la protection des femmes. Les résultats sont clairs : le nombre de femmes tuées a diminué de 36 % depuis 2003 tandis que le nombre de plaintes enregistrées par les tribunaux spécialisés a augmenté de 29 % depuis 2007. Les femmes, mieux protégées, sont incitées à saisir la justice pour l'être davantage encore.

C'est ce qui m'a conduit à vous présenter cette proposition de loi visant à créer, en France, une juridiction spécialisée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Il ne s'agit pas d'une mesure d'organisation, mais bien d'une nouvelle étape majeure que notre pays doit désormais franchir sans hésiter.

Pourquoi prévoir un tribunal des violences intrafamiliales ? Pourquoi créer une nouvelle fonction de juge aux violences intrafamiliales ? S'il faut spécialiser les juges qui statuent sur ces affaires, c'est parce qu'il s'agit de violences très spécifiques, à plusieurs titres.

D'abord, elles se passent souvent au sein du foyer, dans un lieu où une personne se sent normalement plus en sécurité.

Ensuite, les victimes entretiennent ou ont entretenu des liens affectifs forts avec l'auteur des violences, ce qui complique à la fois la prise de conscience et la dénonciation des faits. Ces relations font intervenir des notions difficiles à appréhender, telles que l'emprise.

Ce qui illustre le mieux la spécificité des violences conjugales, c'est la multiplication, ces dernières années, des dispositifs visant à protéger les victimes ou à prendre en charge les auteurs de ces violences.

L'ordonnance de protection, créée en 2010, permet au juge aux affaires familiales de prendre plusieurs mesures telles que l'interdiction de contact, l'attribution de la jouissance du logement à la victime ou l'interdiction de détenir une arme dès lors qu'il estime les violences vraisemblables.

Le téléphone grave danger est délivré par un magistrat du parquet lorsqu'une victime se trouve en grave danger du fait des agissements de son partenaire ou de son ancien partenaire.

Quant au bracelet antirapprochement, porté par l'auteur des violences, il s'accompagne d'une géolocalisation de la victime et permet aux forces de l'ordre d'intervenir beaucoup plus rapidement lorsque la personne mise en cause entre dans un périmètre d'alerte défini. Son efficacité est redoutable, comme nous pouvons le constater en Espagne tandis que nous expérimentons cet outil en France.

Tous ces dispositifs témoignent de la volonté de l'institution judiciaire de protéger les victimes, de réduire au minimum le risque de répétition des violences et d'agir par le biais d'outils spécifiques. Pour qu'ils soient bien utilisés et efficaces, il faut des magistrats spécialisés, formés spécifiquement au contentieux des violences intrafamiliales et appartenant à un tribunal judiciaire dédié à la lutte contre ces violences.

Pourquoi donner au juge aux violences intrafamiliales la compétence de délivrer des ordonnances de protection, laquelle relève aujourd'hui du juge aux affaires familiales ? Les rapports se suivent et se ressemblent pour dénoncer le manque de coordination entre les services et le fait que certains signaux ne sont pas suffisamment pris en compte, comme le risque encouru par les enfants en cas de violences conjugales. Le travail des magistrats n'est pas en cause : c'est l'organisation judiciaire actuelle qui ne leur permet pas d'avoir une vue d'ensemble de chaque dossier. Le très faible nombre de bracelets antirapprochement délivrés par les juges aux affaires familiales illustre parfaitement cette situation puisqu'au 1er août 2022, seuls treize bracelets avaient été mis en place alors que cette possibilité existe depuis la loi du 28 décembre 2019. Pourtant, tout le défi est de déployer les bracelets antirapprochement dès la délivrance des ordonnances de protection sans qu'une condamnation ne soit nécessaire pour assurer la protection des victimes. Pour réussir vraiment, il faut confier à un même juge, statuant au pénal et au civil, la décision relative à l'ordonnance de protection et la compétence pour statuer sur les affaires de violences intrafamiliales.

Pourquoi ne pas aller plus loin et ne pas spécialiser aussi le parquet ? Les procureurs jouent un rôle majeur dans la procédure pénale, puisqu'ils choisissent d'engager ou non les poursuites. Ils sont, dans les faits, déjà spécialisés puisque des référents pour les violences intrafamiliales sont désignés au sein des parquets. Je propose donc simplement de préciser dans la loi l'existence de ces référents et d'assurer à ces derniers une formation obligatoire. L'organisation d'une juridiction spécialisée passe par la formation d'un tribunal judiciaire spécialisé.

Cette proposition est une base de travail, qui a vocation à être enrichie par les contributions parlementaires. Je remercie d'ailleurs les groupes ayant déposé des amendements constructifs. Vous me permettrez de ne pas remercier ceux qui n'ont déposé que des amendements de suppression : je n'ai pas le sentiment que la lutte acharnée contre les violences faites aux femmes et aux enfants mérite de tels amendements expéditifs.

Je défendrai moi-même plusieurs amendements visant à préciser les compétences de la juridiction que nous souhaitons créer.

Conscient qu'il est impératif que cette juridiction soit proche des justiciables, j'ai notamment déposé un amendement prévoyant la présence d'un tribunal des violences intrafamiliales au sein de chaque tribunal judiciaire – une victime de violences conjugales ne doit pas parcourir 200 kilomètres pour aller au tribunal.

J'ai également déposé un amendement visant à ajouter les anciens conjoints dans le spectre des compétences du tribunal, car la circonstance d'une séparation ne doit pas entraîner un changement du juge compétent.

Je proposerai aussi de préciser que les juges aux violences intrafamiliales bénéficient d'une formation relative aux violences commises au sein de la famille – nous savons que c'est l'une des clés pour progresser dans cette matière. Je donnerai d'ailleurs un avis favorable à tous les amendements proposant que le juge reçoive une formation obligatoire spécifique.

Dans les faits, la justice a amorcé ce processus de spécialisation. Il existe déjà des audiences spécialisées pour ce type de contentieux, et la mise en place de circuits d'urgence au sein de certaines juridictions se traduit par une priorisation des dossiers de violences conjugales par l'ensemble des maillons de la chaîne pénale. C'est bien, mais c'est tellement insuffisant ! Le processus est inabouti et nous sommes arrivés au bout de ce qu'il est possible de faire à droit constant.

Certains diront peut-être qu'il est trop tôt pour aller plus loin et qu'il faut encore attendre que la réflexion mûrisse. Mais l'Espagne a agi dès 2004, et les travaux et réflexions quant à la création d'une juridiction spécialisée sont très nombreux en France depuis plus de dix ans. Au fond, nous avons fait le tour du sujet. Ne voyons-nous pas l'urgence ? Nous savons que la création d'une juridiction spécialisée, sur le modèle du juge des enfants ou de ce qu'ont fait nos voisins espagnols, marquera un tournant dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

Le Gouvernement lui-même a changé de position depuis quelques mois. Le Président de la République s'est déclaré favorable à la création d'une telle juridiction : c'est une avancée que nous devons saisir. Prendrons-nous encore le temps de réfléchir ? Attendrons-nous encore que les chiffres explosent, d'année en année ? Je suis convaincu qu'il est temps de mettre un pied dans la porte.

Aussi, je vous propose que la niche parlementaire de mon groupe soit l'occasion d'écrire le premier acte de cette avancée. Le temps de la navette parlementaire nous permettra d'affiner les dispositifs et les textes. Nous devons nous saisir de cette occasion, parce qu'il n'y a plus aucune raison d'attendre – il y a, en réalité, toutes les raisons d'agir, et d'agir vite.

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