Le débat qui s'ouvre est majeur, et je sais qu'en tant que membres de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, vous y êtes très sensibles. Dans une société parfois fracturée entre territoires et entre générations, le service public remplit des missions essentielles pour relier les citoyens. Face au dérèglement médiatique, nous sommes la première source d'information des Français, et celle à laquelle ils accordent le plus leur confiance. Puisqu'il est question du pouvoir d'achat, le service public représente aussi la première porte universelle et gratuite d'accès à la connaissance, à la culture et au sport. Depuis le début de l'année, 60 % des Français disent sacrifier leurs dépenses dans les achats de biens et de produits culturels, et 50 % des Français ne sont pas allés au cinéma l'année dernière.
Le service public est un patrimoine commun des Français. Il permet à tous, quel que soit son lieu de vie et quels que soient ses revenus, de se rendre au théâtre, à un concert, ou de découvrir un livre. Chaque mois, un Français sur cinq entre dans une salle de spectacle via nos antennes. Sans le service public, cette offre gratuite, populaire et accessible à tous n'existerait tout simplement pas.
Le débat qui s'ouvre vise à modifier en profondeur le financement de l'audiovisuel public, à en définir les futures fondations, et, par incidence, notre raison d'être et notre indépendance. À cet égard, il me paraît important de partager avec vous une perspective européenne. Il se trouve que je suis également présidente de l'Union européenne de radio-télévision, dont les membres échangent régulièrement sur ce sujet.
Trois modèles de financement existent en Europe. Le premier modèle est celui des médias publics financés par une redevance. Il est adopté par l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie, et, jusqu'à aujourd'hui, la France. La redevance représente 60 % du financement des médias publics, car toutes les grandes puissances audiovisuelles du continent ont choisi cette option.
Le deuxième modèle est celui des pays scandinaves, qui ont opté pour une contribution universelle proportionnelle aux revenus, laquelle finance leurs médias publics, le plus souvent via un mécanisme distinct du budget de l'État.
Le troisième modèle est celui des médias publics directement financés par le budget de l'État. Ce modèle représente environ 14 % du financement des médias publics en Europe. Il est notamment adopté en Europe de l'Est, en Espagne et au Danemark. Cette troisième voie, qui est donc proposée en France, est celle qui appelle le plus de vigilance. L'Espagne a choisi la budgétisation en 2010. En douze ans, le financement de la télévision publique espagnole a baissé de plus de 25 %, et de près de 40 % en tenant compte de l'inflation. Sans surprise, la place de la télévision publique espagnole dans le paysage médiatique s'est effondrée. Celle-ci touche aujourd'hui 40 % d'Espagnols de moins chaque semaine qu'il y a dix ans, ce qui démontre une stricte corrélation entre la baisse du budget et la baisse d'audience. Il en est allé de même au Danemark.
Ce débat intervient alors que la Commission européenne s'apprête à porter le Media Freedom Act, un texte important qui devrait rappeler l'importance de médias publics indépendants et bien financés en Europe. La France, troisième puissance audiovisuelle européenne derrière la BBC et les ARD-ZDF allemandes, doit rester un modèle en la matière.
Partant de ce constat, le chemin de la budgétisation doit s'accompagner de deux corollaires nécessaires et indispensables : d'une part, des garanties très fortes d'indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, condition de notre indépendance éditoriale en matière d'information ; d'autre part, un financement pérenne et une visibilité nous permettant d'assurer nos missions à l'avenir. Cette indépendance est au cœur du pacte de confiance entre les citoyens et leurs services publics. Cette indépendance ne peut être garantie que si trois conditions sont remplies.
Tout d'abord, une garantie de ressources est indispensable, ce qui suppose une protection contre les régulations infra-annuelles effectuées au gré de décisions politiques ou budgétaires. C'est ce que semble prévoir le texte dans son article 1er, en mentionnant un versement intégral des fonds dès le début de l'année. Des garanties supplémentaires devraient toutefois être apportées.
La deuxième condition est la prévisibilité de nos ressources, c'est-à-dire une trajectoire pluriannuelle pour l'audiovisuel public. Ailleurs en Europe, la BBC négocie actuellement sa trajectoire budgétaire au-delà de 2027, car celle-ci est déjà assurée jusqu'à cette date. En effet, nous sommes des entreprises qui engageons des investissements sur le temps long. Un choix de série à réaliser ou de droits sportifs à acquérir effectué aujourd'hui affectera notre résultat dans les années à venir.
La troisième condition est le dynamisme des ressources, qui prend tout son sens dans le contexte d'inflation.
Ces deux dernières conditions, pourtant centrales, sont absentes de la réforme soumise à votre examen. Or, France Télévisions arrive au bout d'un cycle. En 2018, un cap stratégique a été fixé par le Premier ministre Édouard Philippe après six mois d'intenses discussions dans le cadre de Cap 2022, qui arrive à son terme fin décembre. Cap 2022 visait à renforcer nos missions autour de trois axes. Le premier était le numérique, sur lequel nous avons doublé nos investissements en quatre ans. France Info, qui est notre œuvre commune, est devenue la plateforme d'actualité la plus visitée en France. France.tv rassemble déjà plus de 23 millions de visiteurs uniques chaque mois, et nous souhaitons en faire la première plateforme gratuite de France. Dans un second temps, Cap 2022 souhaitait consolider la proximité de notre service autour de France 3, qui a considérablement renforcé son empreinte locale. Cette dernière sera encore consolidée l'année prochaine par le lancement de vingt-quatre éditions d'information lancées uniquement depuis les régions. Cap 2022, enfin, visait le renforcement de la connaissance et la culture. En témoigne le lancement de la chaîne Culture Box.
Dans le même temps, nos liens avec les publics se sont renforcés. Cette saison, les audiences de France Télévisions sont au plus haut depuis dix ans. Ces transformations ont été réalisées dans un cadre budgétaire extrêmement contraint, puisqu'entre 2018 et 2022, nos crédits ont diminué de 160 millions d'euros. Cela représente en réalité – puisqu'il fallait investir sur le numérique et que l'inflation, même modérée, doit être prise en compte – un effort de plus de 400 millions d'euros, en incluant l'évolution naturelle de nos charges.
Aujourd'hui, France Télévisions coûte à la collectivité nationale 500 millions d'euros en moins qu'en 2010 en euros courants. Notre périmètre et nos missions se sont élargis sur cette même période, ce qui signifie que des efforts massifs ont été réalisés pour conserver les comptes à l'équilibre, comme tel est le cas depuis 2015. En cinq ans, France Télévisions a perdu 850 salariés, soit environ 10 % de nos effectifs. L'entreprise est en plan social depuis plus de dix ans. Je ne connais pas d'autre entreprise ou administration de la sphère publique qui ait réalisé un effort aussi important que celui fourni par nos salariés, auxquels je rends hommage. Notre plan de départs volontaires négocié en 2019 avec les organisations syndicales arrive à son terme à la fin de l'année 2022. Nous avons réalisé 15 % d'économies sur notre programme national ces cinq dernières années, alors même que nous faisons face à des géants américains qui consacrent chaque année des milliards de dollars à leurs contenus. Il me semble difficile, sinon impossible, de faire davantage, à moins d'une vaste réflexion sur notre périmètre ou notre organisation commune.
En 2024, nous serons le diffuseur des Jeux olympiques de Paris, le plus grand événement organisé sur le territoire national depuis des décennies. Nous avons une très grande ambition pour préparer durant deux ans ces Jeux de Paris 2024, que nous souhaiterions transformer en « France 2024 ».
Nous sommes enfin au cœur du secteur florissant que constituent les industries culturelles. À elle seule, France Télévisions supporte 50 % des investissements en création en France. Nous soutenons des filières d'excellence dans les séries, le documentaire, l'animation, ou le cinéma. Je souhaiterais que l'audiovisuel public ne soit plus considéré comme un simple centre de coûts : en effet, notre activité génère 60 000 emplois directs et indirects dans tous les territoires.
Dans son rapport annuel intitulé « Démocratie », l'Union des médias publics européens, démontre par des corrélations scientifiques qu'en Europe, là où les services publics audiovisuels sont puissants, indépendants et bien financés, la démocratie, le débat public et la confiance dans les médias et les institutions se portent mieux. J'espère que les débats à venir seront l'occasion de conforter cette place du service public audiovisuel en France.