« Quoi ! Le silence complet. […] Quoi, devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n'est sorti de vos bouches, pas une parole n'est sortie de vos consciences, et vous avez assisté, muets et, par conséquent, complices, à l'extermination complète. » Voilà ce que dénonçait déjà Jean Jaurès, le 3 novembre 1896, devant la Chambre des députés, alors que l'Arménie était attaquée par l'Empire ottoman. Plus d'un siècle plus tard, si peu semble avoir changé.
Dans la nuit du 12 au 13 septembre 2022, l'Azerbaïdjan a déclenché une offensive de grande ampleur sur différents points de sa frontière avec l'Arménie. Cette attaque est une nouvelle violation des frontières souveraines et internationalement reconnues de l'Arménie. Elle appelle de notre part une réaction qui ne peut plus être que de principe. La guerre en Ukraine, pour tragique et terrible qu'elle soit, ne doit pas occulter une situation géopolitique, politique et humanitaire qui ne cesse de s'envenimer dans le Caucase du Sud.
Déjà en 2020, la violence des combats avait fait plus de 8 000 morts et des dizaines de milliers de déplacés. Les accords fragiles du 9 novembre 2020 n'auront servi qu'à donner du répit aux Arméniens : ils n'ont depuis cessé d'être violés.
La France se doit d'agir. Elle l'a déjà fait par le passé et le peut encore.
Depuis 1994, le groupe de Minsk, que la France copréside, a œuvré en ce sens mais, n'en déplaise à certains, il ressemble désormais trop à une coquille vide.
Pire, alors que nous condamnons à juste raison la Russie pour avoir envahi l'Ukraine en violant le droit international, comment justifier qu'en juillet dernier, les grandes instances européennes se soient tournées, comme de naturel, vers l'Azerbaïdjan pour acheter du gaz, lequel, comble de l'hypocrisie, vient pour partie de Russie ? Était-ce alors par schizophrénie qu'Ursula von der Leyen affirmait vouloir faire de l'Azerbaïdjan un partenaire stratégique ? Voulons-nous vraiment être les nouveaux dupes du jeu dangereux qui mine le Caucase ?
Cernée par la Russie qui, sous couvert de la protéger, rêve de l'annexer, et par la Turquie d'un Recep Tayyip Erdo?an qui se rêve en héraut du panturquisme, coincée entre l'irrédentisme de l'Azerbaïdjan et les mollahs iraniens, l'Arménie est une proie qui doit se faire entendre et qui doit être défendue.
Ne nous y trompons pas : le gouvernement autocratique qui siège à Bakou et qui vient d'infliger un camouflet au président Macron en mettant fin aux pourparlers ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Son objectif n'est pas simplement de reconquérir l'enclave arménienne du Haut-Karabakh, mais de joindre la mère patrie et le Nakhitchevan en passant par la bande montagneuse du Syunik.
Pour le président azerbaïdjanais Aliyev, le conflit ne sera clos que par la disparition, corps et biens, de l'Arménie et de son peuple. L'épuration culturelle a déjà commencé, sous nos yeux souvent indifférents. Faudra-t-il attendre un nouveau génocide pour réagir ?
L'Arménie est l'une des plus anciennes nations du monde et la France doit se souvenir des liens multiséculaires qui l'unissent à elle. Ils sont de ceux qui honorent notre pays et dont nous pouvons être fiers. Ces liens sont spirituels, linguistiques, commerciaux et littéraires. « Paris, capitale de France et d'Arménie » : voilà ce qu'on peut lire sur le plus ancien manuscrit arménien copié en France, en 1707. Et que dire de Corneille, qui met en scène un martyr arménien dans sa tragédie Polyeucte, de Molière, évoquant la rudesse de la langue arménienne dans L'Étourdi ou les Contretemps, de Rousseau, s'habillant en Arménien, ou de l'Arménien Zadig, chez Voltaire ?
La France sera peut-être seule, mais elle se doit d'agir : c'est affaire d'honneur.
En conclusion, je vous laisserai avec l'interrogation de Marina Dédéyan, romancière d'origine arménienne, dont les mots, un siècle plus tard, font écho à ceux de Jaurès. « Combien nous coûtera le sacrifice d'un peuple qui a joué, dans toute son histoire, le rôle de médiateur entre l'Occident, l'Orient et l'Asie ? Combien nous coûteront l'indifférence, la lâcheté, la corruption, les tortueuses stratégies diplomatiques ou économiques ? De quel prix devrons-nous payer ce reniement de nous-mêmes ? Quand la civilisation consent à la barbarie, elle renonce à s'appeler civilisation. »