« Pourquoi la corrida ? J'ai à faire avec la vie, l'amour, la mort », écrivait le professeur Francis Marmande, dans un article du Monde. Pourtant, l'amour n'a jamais habité l'arène, la vie la quitte au cours du spectacle et la mort y règne. Non, nous ne pouvons pas rallumer la vie dans les yeux du taureau qui les a fermés pour la dernière fois sur une foule en liesse devant son agonie. Non, nous ne pouvons pas panser les plaies du taureau, transpercé par une pique, puis par des banderilles et des épées, enfin par le couteau. Mais, ensemble, nous pouvons faire en sorte que ces taureaux soient les derniers, que le sang sèche une fois pour toutes sur le sable des arènes et que plus une seule goutte n'y soit versée. Nous pouvons épargner un millier de taureaux qui subissent, chaque année en France, la peur et la douleur.
On entend parfois que le taureau ne souffre pas, ou pas tant que ça, parce qu'il a été élevé en étant préparé au traitement qui lui sera infligé dans l'arène, à l'image d'un boxeur endurci qui aurait appris à encaisser les coups. Mais non, la question de la souffrance des taureaux ne fait plus débat : en 2016, l'Ordre national des vétérinaires a pris position en reconnaissant ces souffrances et en les jugeant incompatibles avec le respect du bien-être animal.
On entend aussi que 1 000 taureaux, ce ne serait pas important, rapporté à l'ampleur de l'exploitation animale. Or je pense que le naturaliste et explorateur Théodore Monod a tout à fait raison : « La corrida est le symbole cruel de l'asservissement de la nature par l'homme. » La corrida est au fond l'expression la plus aboutie de notre propension à considérer les animaux comme des objets dont on pourrait disposer. Dans la corrida, il n'est question ni de subsistance ni d'une nécessité, quelle qu'elle soit. On fait souffrir un animal pour notre divertissement, pour la beauté du geste.
C'est en réalité une exception aberrante dans le droit français : les actes de cruauté envers les animaux sont interdits et punis par la loi, sauf s'il s'agit d'un taureau dans une arène dans certaines villes du sud de la France. Or nous sommes arrivés à un moment de notre histoire collective où nous prenons enfin conscience du fait que notre destin est intimement lié à celui de tout le reste du vivant, notamment des animaux. Abolir la corrida, c'est ainsi réparer une erreur qui a trop duré et faire un pas résolu vers l'harmonie entre l'être humain et la nature ; c'est affirmer ensemble que tous les animaux sont sensibles et que, de ce fait, ils doivent être respectés.
Cessons de nous draper dans la tradition pour justifier l'injustifiable. Au nom de traditions ancestrales et de coutumes, combien de pratiques abjectes a-t-on pu légitimer à travers l'histoire ? C'est la négation de l'idée de progrès humain, à laquelle nous sommes si attachés. C'est renoncer à la réflexion et au doute sur nos propres agissements en tant que société, qui sont pourtant le moteur de notre histoire, précisément grâce à cette capacité à nous détacher du poids de certaines traditions qui, au fond, nous avilissent.
Bien sûr que non, l'abolition de la corrida ne signifie pas la mort inexorable des ferias et des festivités populaires. Serions-nous donc incapables d'imaginer la fête et le spectacle sans un animal que l'on condamne à mort ? Je ne le crois pas. Les bandas et fanfares continueront à jouer, les gens à danser, la sangria à couler, la convivialité à régner. Nos artistes imagineront de nouveaux spectacles somptueux, je n'en doute pas. L'esprit de nos grandes fêtes populaires perdurera ; on cessera simplement de « s'amuser autour d'une tombe ».
Si le sujet vous est indifférent, mes chers collègues, votez cette proposition de loi non pas pour vous-mêmes, mais pour vos concitoyennes et concitoyens. Selon le dernier sondage de l'Ifop, publié en février 2022, ils sont 87 % à souhaiter la fin de cette exception à la loi ; c'est donc une exigence démocratique. Notre société est prête à tourner la page et n'attend plus que l'action du législateur. C'est avec fierté que les députés insoumis voteront l'abolition de la corrida. Notre fierté serait décuplée si, en dépit de nos désaccords politiques sur d'autres sujets, vos voix se joignaient aux nôtres, de sorte que nous franchissions ensemble ce pas important pour notre rapport au vivant et, en définitive, pour notre humanité la plus profonde.