« Rien n'est jamais définitivement acquis. Il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes. » Des décennies plus tard, une décision de la Cour suprême des États-Unis a donné raison à ces mots de Simone de Beauvoir. Ils ont une résonance particulière alors qu'une dizaine d'États fédérés interdisent désormais aux femmes d'avorter.
La menace envers les droits des femmes n'est pas une spécificité américaine. Depuis une décision de son tribunal constitutionnel en 2020, la Pologne interdit l'avortement en cas de malformation du fœtus, et la vente de la pilule du lendemain sans ordonnance a également été interdite dans ce pays. En Hongrie, les femmes doivent écouter le cœur du fœtus avant de procéder à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Par ailleurs, l'avortement est toujours interdit en Andorre ou à Malte. Au Portugal, les femmes mineures doivent à nouveau demander l'autorisation de leurs parents pour avorter. En Italie, enfin, l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite dissipe les doutes – s'il en restait – sur les intentions de ce camp en matière de droits des femmes.
Les femmes sont les premières victimes des assauts réactionnaires, et la France n'est pas exempte du danger qui pèse sur leurs droits. Les associations féministes ont montré comment des mouvances très bien financées s'organisent depuis des années pour mettre en échec les lois de progrès humain. C'est donc la vigilance qui a présidé au dépôt de cette proposition de loi constitutionnelle.
Le socle juridique sur lequel reposent le droit à l'avortement et le droit à la contraception est fragile. Ces droits ne sont pas placés au rang de principes constitutionnels, si bien qu'il est difficile d'exclure que des lois visant à dérembourser l'IVG, à réduire les délais de recours ou encore à restreindre l'accès à la contraception puissent voir le jour. Nous devons légiférer pour le temps long, a fortiori quand nous touchons à la Constitution. Il faut parer aux risques que l'histoire humaine, dans son imprévisibilité, pourrait faire courir à nos enfants ou à nos petits-enfants.
Introduire le droit à la contraception et le droit à l'avortement dans la Constitution sécuriserait la portée de ces droits, aujourd'hui incertaine. Le Conseil constitutionnel apprécierait en effet la conformité à la Constitution des lois touchant à l'IVG ou à la contraception à la lumière de ces droits, et non au moyen d'une interprétation et d'une conciliation de principes préexistants. La France s'honorerait d'introduire ces droits dans sa Constitution et s'illustrerait en jouant en la matière un rôle de pionnier, au terme d'une longue histoire de privation des femmes du droit à disposer de leur corps.
De la loi de 1920, qui interdisait « toute propagande anticonceptionnelle », et de la loi de 1942, qui considérait l'avortement comme un crime d'État, puni par la peine de mort, à la loi Veil de 1975, qui a mis fin à des décennies de tabou et d'hypocrisie, de répression, de départs à l'étranger, de curetages à vif, d'humiliations et de morts, le droit à l'avortement a été conquis de haute lutte. Je me réjouis qu'il existe un large consensus dans cette Assemblée, représentatif de celui qui existe dans notre pays, pour renforcer le droit à l'avortement.
Cependant, je m'étonne sincèrement qu'on considère le droit à la contraception comme un détail à renvoyer au législateur, qui ne mériterait pas d'être introduit dans la Constitution, et donc protégé, au même titre que le droit à l'avortement, alors qu'il est son corollaire. Introduire le droit à l'avortement et à la contraception dans la Constitution revient en réalité à consacrer le droit de ne pas commencer ou poursuivre une grossesse. C'est la maîtrise complète de leur fertilité qui permet aux femmes d'accéder à leurs autres droits. Par ailleurs, la contraception concerne aussi les hommes.
Si l'avortement fait partie de la vie des femmes, la contraception s'inscrit encore davantage dans leur quotidien. Près de 70 % des femmes âgées de 15 à 49 ans ont recours à une contraception orale, à un dispositif intra-utérin ou à un implant. Loin d'être un détail, la contraception rythme et structure la vie des femmes : ce sont elles qui, dans une large majorité, en subissent la charge mentale – l'alarme qui retentit chaque jour pour la prise d'une pilule, les rendez-vous successifs chez le gynécologue pour examiner un stérilet ou un implant, ou encore le calcul des jours et des heures après un rapport sexuel pour aller chercher la pilule du lendemain.
L'inscription de ces droits dans la Constitution fait l'objet d'un consensus solide dans notre pays : 87 % des Français sont favorables à l'inscription du droit à l'avortement dans la Constitution, et le taux d'opinions favorables est de 92 % pour l'inscription du droit à la contraception dans la Constitution.
Si les droits des femmes étaient attaqués, ils le seraient probablement de manière pernicieuse, avec le droit à la contraception dans la ligne de mire. S'il faut se prémunir contre le risque d'une atteinte aux droits sexuels et reproductifs, je ne vois pas de raison d'exclure le risque qui pourrait peser sur le droit à la contraception. Nous ne souhaitons laisser à personne les mains libres pour s'y attaquer.
Certains craignent que cette proposition de loi constitutionnelle fasse de l'interruption volontaire de grossesse un droit absolu, qui empêcherait son encadrement par la loi. Notre rédaction permet surtout d'empêcher toute régression. Rien n'empêchera d'améliorer l'existant, en supprimant, par exemple, la clause de conscience spécifique à l'IVG.
D'autres diront, pour justifier le rejet de ce texte, qu'il s'agit d'un débat importé des États-Unis et que la menace sur ces droits est inexistante en France. Si tel était le cas, vous n'auriez rien à perdre en votant notre proposition, ou alors assumez une opposition réelle aux droits des femmes à disposer de leur corps. S'opposer à un texte qui ne fait que renforcer l'existant en dit long sur vos intentions : ne pas avoir les mains liées, en vue de porter atteinte à ce droit le moment venu.
D'autres encore disent que l'enjeu est plutôt celui de l'accès aux droits. Croyez bien que l'ensemble de la NUPES sera toujours au rendez-vous pour renforcer l'accès aux droits sexuels et reproductifs sur notre territoire. Nous avons d'ailleurs des propositions à vous soumettre, comme l'augmentation des moyens du Planning familial et une campagne nationale de prévention et d'information en matière de contraception. Des professionnels de santé nous ont fait savoir que l'acte de l'IVG était peu valorisé. Si l'introduction d'un droit dans la Constitution peut conférer davantage de dignité à cette pratique et aux professionnels de santé concernés, nous aurons amorcé un changement des mentalités.
Enfin, on entend dire que l'introduction de ces droits dénaturerait la Constitution. Nous ne sommes pas naïfs à l'égard de l'hostilité qui se manifeste lorsqu'il s'agit de faire accéder les droits des femmes à une certaine majesté. Leurs droits sexuels et reproductifs devraient être renvoyés aux confins de la sphère publique et politique, relégués à la sphère intime des femmes, de leur corps, donc au domaine privé, alors qu'ils relèvent, en réalité, de la citoyenneté et de l'égalité.
Notre histoire humaine est marquée par la domination des hommes sur les femmes, non par nature, mais par sédimentation de constructions sociales. Il se pourrait que notre Constitution en soit un reliquat. Elle est notre texte suprême, qui fonde notre communauté politique. Les droits sexuels et reproductifs en sont, littéralement, la condition de possibilité et de reproduction, mais ils sont l'angle mort du texte qui régit l'ensemble de nos lois.
Pour finir, je regrette que vous soyez peu disposés à accepter une certaine pluralité sur le plan rédactionnel. Il semblerait, en effet, que vos amendements aient pour objet d'arrimer notre rédaction à celle proposée par Mme Bergé. Nous voterons sa proposition de loi constitutionnelle, malgré plusieurs réserves. Tout d'abord, ce texte n'inclut pas le droit à la contraception, qui est le corollaire du droit à l'avortement. Contrairement à la nôtre, la rédaction de notre collègue ne permet pas, à nos yeux, de nous prémunir contre une régression en la matière. En outre, la modification apportée par Mme Bergé, à la suite d'une remarque du Conseil national des barreaux, correspond selon nous à un risque très hypothétique, étant donné que le mot « volontaire » dans IVG implique le consentement de la personne concernée par l'avortement. Par ailleurs, la rédaction proposée par notre collègue ne nous paraît pas atteindre l'objectif visé. Un tiers pourrait toujours intervenir s'il s'agit d'une femme, au sein d'un couple de femmes ou dans le cas d'une mère. La rédaction choisie pourrait également préfigurer des contentieux pour les personnes transgenres, comme l'ont soulevé plusieurs membres de cette commission. La formulation initiale était plus inclusive et, ainsi que nous l'ont fait remarquer des constitutionnalistes, l'intégralité de la Constitution est écrite au masculin.
Nous sommes toutefois ouverts à des rédactions alternatives, d'autant que notre objectif est d'envoyer le signal suivant : nous sommes prêts à voter un projet de loi constitutionnelle inscrivant le droit à l'avortement et à la contraception dans la Constitution. Vous me répondrez que cette demande est étonnante à l'heure où il s'agit de renforcer le pouvoir du Parlement. Cependant, il ne faut pas se tromper sur le devenir de ces propositions de loi constitutionnelles : si elles devaient être adoptées, ce serait au terme d'un référendum. J'ose croire que chacun voit bien ce que cela implique. Il faut imaginer une campagne où des mouvances anti-choix seraient galvanisées et transformeraient le débat en « pour ou contre l'avortement ». C'est pourquoi nous estimons qu'un référendum sur la question de l'avortement n'est pas souhaitable. Nous assumons donc que ce texte serve, avant tout, à envoyer un signal au Gouvernement en faveur de la présentation d'un projet de loi constitutionnelle à la représentation nationale – autrement, il pèsera toujours sur ces propositions de loi constitutionnelles le soupçon de l'opportunisme politique.