Intervention de Tanguy de Bienassis

Réunion du mardi 15 novembre 2022 à 17h30
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Tanguy de Bienassis, analyste finances et investissements, Agence Internationale de l'Énergie (AIE) :

Lorsque nous avions réalisé des estimations sur le marché du gaz et sa demande en 2010, nous nous demandions si nous allions entrer dans une décennie d'âge d'or du gaz. La demande de gaz naturel a effectivement augmenté de 2 % par an dans la décennie. Cependant, dix ans plus tard, le constat a changé. Les coûts du solaire et de l'éolien ont significativement baissé. Par ailleurs, les tensions, les pénuries d'approvisionnement et la sécurité à court terme ont fait grimper le prix du gaz, et ce même avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les évolutions relatives au gaz dépendent également d'autres facteurs, comme les engagements Net zéro pris par les pays. Le gaz reste un combustible fossile ; à ce titre, nous suivons également les émissions de méthane, qui s'échappent lors de la production de gaz et de pétrole, et dont le potentiel de réchauffement est trente fois plus important que celui du CO2.

La demande de gaz augmentait de 2 % par an entre 2010 et 2021. Le scénario Steps ne prévoit plus qu'une augmentation de 0,5 % entre 2021 et 2030. À partir de cette date, la demande reste stable : elle connaît une réduction dans les pays développés, compensée par une hausse dans les économies émergentes.

D'un point de vue commercial, les exportations par pipeline de la Russie vers l'Europe s'effondrent. Pour transférer cette dernière vers l'Asie, des dépenses très importantes seraient nécessaires pour installer les infrastructures, dont les sanctions économiques rendent la réalisation peu probable. Il est donc peu vraisemblable que les exportations par pipeline de la Russie vers l'Asie puissent compenser la perte du marché européen. Les réductions du commerce par gazoduc conduisent à des trajectoires pour le GNL très différentes du gaz dans son ensemble. L'augmentation des exportations de GNL est estimée à plus de 2 % par an. Les exportations américaines augmentent de 60 % par rapport à 2021, pour atteindre près de 150 milliards de mètres cubes en 2030, dont 60 milliards dirigés vers l'Europe.

Une tendance similaire en Asie s'observe en Asie, même si certains des importateurs traditionnels comme le Japon et la Corée voient leur demande de GNL diminuer grâce à la suppression graduelle du gaz de leur mix énergétique.

S'agissant de la vulnérabilité et de la substituabilité des fournisseurs, il convient de garder à l'esprit que tous les acteurs souhaitent substituer leur fournisseur au même moment. L'Europe devient généralement très dépendante du GNL américain. Le gaz est un marché international, et la pression sur les prix peut être très forte.

Ces tendances de plateau de la demande mondiale du gaz et de charbon nous permettent d'annoncer pour la première fois un pic de demande des combustibles fossiles au cours de la prochaine décennie. La part des combustibles fossiles est restée aux alentours de 80 % de l'approvisionnement énergétique mondial pour la première fois depuis la révolution industrielle. Elle baisse pour atteindre 75 % en 2030 et 60 % en 2050.

Au-delà de la crise immédiate, les décideurs politiques doivent réfléchir aux nouveaux risques qui pourraient survenir pendant la transition. La transition énergétique et la crise énergétique offrent la possibilité de construire un système plus sûr et plus durable, mais rien ne garantit que le voyage se fera sans accroc. Cette année, l'AIE propose dix lignes directrices pour aider à renforcer la sécurité énergétique et essayer d'apprécier la cohabitation entre les énergies propres et les énergies fossiles. Le WEO montre qu'il est impossible de réduire les investissements dans l'ensemble des énergies et en particulier dans les énergies fossiles sans accompagner cet objectif d'un investissement massif dans les énergies propres et renouvelables. Pour chaque dollar investi dans les énergies fossiles, 1,5 dollar est investi dans les énergies renouvelables. Cela ne suffira pas à atteindre la stratégie Net Zero, qui nécessiterait un doublement des investissements déjà prévus pour 2030, soit 4 milliards. Dans le scénario Net Zero, si aucun nouveau projet n'est développé dans les énergies fossiles, des investissements restent nécessaires pour sécuriser des sources d'approvisionnement existantes, pour améliorer leur efficacité et pour capturer les émissions qui en résultent. Ainsi, le ratio entre les investissements dans les énergies fossiles et les énergies propres passe d'un à neuf.

Nous devons également réfléchir à utiliser au maximum les infrastructures telles que les centrales à gaz, les raffineries et les réseaux de gaz pour gérer l'intermittence des renouvelables dans le scénario Net zéro. Il ne faut donc pas les fermer trop tôt, mais veiller à les utiliser à bon escient afin de répondre aux pics de demandes de production.

Enfin, l'AIE s'intéresse aux nouvelles sources de vulnérabilité, comme les minéraux critiques. Nous avons essayé de faire des estimations à ce sujet. Nous étudions par exemple le niveau de concentration géographique des métaux critiques comme le cobalt, le nickel ou les terres rares. Pour ces trois métaux, la part des trois premiers pays producteurs se situe entre 60 et 90 % du commerce global, contre 40 à 50 % pour le pétrole et le gaz. Il convient donc de rester vigilants, car nous risquerions de quitter un système où nous sommes fortement dépendants envers un nombre restreint de pays producteurs pour rejoindre un système équivalent. Les gouvernements se voient de plus en plus impliqués dans la gestion de ces risques. Cependant, nous estimons que 70 % des investissements dans la transition énergétique devront provenir de sources privées. Ainsi, les politiques doivent veiller à conserver la compétitivité des secteurs de l'énergie et encourager le secteur privé à agir pour la transition. Il y a deux ans, nous avions montré qu'en France, le secteur privé avait besoin de signaux clairs et de long terme sur le futur du mix énergétique.

Au cours des dernières années, les émissions mondiales ont considérablement augmenté, même si les années 2010 ont annoncé un certain plateau. Depuis l'ère préindustrielle, les émissions de CO2 accumulées ont déjà réchauffé la Terre de 1 à 1,1 degré. Les émissions liées à l'énergie s'élèvent à 37 gigatonnes en 2021. Il s'agissait de la plus forte hausse annuelle des émissions jamais enregistrée.

Malgré ces inquiétudes, les émissions de CO2 liées aux combustibles fossiles devraient augmenter d'un peu moins de 1 % en 2022. Un plateau semble atteint. Le scénario Step datant d'avant les accords de Paris annonçait un réchauffement de 3,5 degrés. La crise énergétique et les différentes régulations adoptées à travers le monde devraient permettre de réduire le réchauffement climatique à 2,5 degrés, en prenant en compte les politiques déjà actées et la trajectoire actuelle du système énergétique. Cette augmentation reste supérieure à celle visée dans les accords de Paris. Le scénario APS, qui se fonde sur les engagements des pays, dont beaucoup ont été mis à jour en 2022, et sur les objectifs du Net Zero – pour lesquels quatre-vingt-quatre pays sont engagés – et sur les engagements du secteur maritime et de l'aviation, prévoit une augmentation du climat de 1,7 degré. Cette hypothèse doit être appréhendée avec précaution : elle repose sur la condition que les engagements pris seront respectés à temps. Pour passer en dessous de 1,5 degré de réchauffement climatique, une transition encore plus rapide serait nécessaire : les émissions de CO2 du système énergétique mondial devraient être divisées par deux d'ici 2030. Cet objectif est très ambitieux.

Le WEO envoie cependant un message positif, en soulignant que les réponses des gouvernements à la crise énergétique marquent un tournant majeur dans le système énergétique et orientent l'économie vers un système plus propre et plus sûr. Le plateau d'utilisation des combustibles semble dessiner pour la première fois un semblant de décorrélation entre la croissance du PIB et l'utilisation de combustibles fossiles. Toutefois, des investissements massifs dans les énergies propres sont nécessaires pour remplir nos objectifs climatiques.

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