Intervention de Aurore Bergé

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 10h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurore Bergé, rapporteure :

« Cette loi archaïque ne peut survivre. Elle est contraire à la liberté de la femme », ces mots, prononcés par Gisèle Halimi il y a cinquante ans, sont inséparables de la relaxe obtenue pour une jeune femme ayant dû avorter clandestinement, avec l'aide de sa mère, après avoir été violée. Ce procès a accéléré la légalisation de l'avortement, consacrée par l'adoption de la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, dite loi Veil.

Un demi-siècle plus tard, la proposition de loi constitutionnelle soumise à notre examen vise à inscrire le droit à l'IVG dans notre Constitution. Si le groupe Renaissance, que j'ai l'honneur de présider, a choisi d'inscrire ce texte à l'ordre du jour de la première semaine de l'Assemblée de la législature, ce n'est ni pour le symbole, ni par opportunisme politique ; c'est parce qu'il nous revient, aujourd'hui, de faire ensemble ce pas décisif.

Certains estiment que la priorité est de rendre ce droit plus effectif. En dépit d'indéniables progrès législatifs, consacrés de façon transpartisane lors de la précédente législature, les femmes souhaitant avorter dans notre pays demeurent confrontées à de trop nombreux obstacles, notamment la difficulté de trouver un centre pratiquant l'IVG, la persistance de pratiques humiliantes et culpabilisantes ainsi que l'impossibilité d'assumer le coût du transport ou de certaines prestations médicales.

J'ai conscience de ces difficultés et je ne m'y résous pas. Lors de la précédente législature, la majorité s'est engagée en faveur de l'accès à l'IVG, en soutenant notamment, contre l'obstruction de certains, l'extension de douze à quatorze semaines du délai légal pour pratiquer une IVG et la possibilité pour les sages-femmes de pratiquer l'IVG instrumentale.

Toutefois, le débat que nous ouvrons est autre. Je suis convaincue que sa constitutionnalisation améliorera, à terme, l'accès effectif à l'IVG. Il y a quelques années, nous aurions peut-être estimé que le droit à l'IVG n'était pas menacé dans son principe, et que sa constitutionnalisation n'était donc pas nécessaire. Certains continuent d'affirmer qu'il fait consensus dans notre pays. Cet argument, parmi d'autres, fut avancé par le Sénat pour rejeter une proposition de loi similaire le mois dernier.

Il me semble que le contexte national et surtout international fait planer une menace de plus en plus inquiétante sur le droit à l'avortement, et exige cette protection supplémentaire. En France, les associations témoignent de la présence de mouvements puissants, souvent coordonnés à l'échelle européenne, promouvant la suppression ou la restriction du droit à l'avortement dans notre pays, et bénéficiant d'abondantes sources de financements étrangers pour mener des actions de grande ampleur.

Il ne me semble pas souhaitable d'attendre que l'IVG soit davantage remis en cause dans notre pays pour nous préoccuper de sa protection. Les associations de protection du droit à l'avortement, dont je salue l'engagement, nous demandent d'agir avant qu'il ne soit trop tard. Dans de nombreux pays occidentaux, le droit à l'avortement recule. Aux États-Unis et en Pologne, c'est sa légalité même qui est mise en cause. Sept États fédérés américains l'interdisent désormais. En Pologne, 90 % des IVG légales ont été interdites par décision du tribunal constitutionnel.

Certains estiment que le débat américain ne doit pas être importé en France, s'agissant d'un conflit de compétences entre l'État fédéral et les États fédérés, étranger à notre tradition décentralisée. Toutefois, ce que la Cour suprême a fait, sous l'influence de requérants pro-life, c'est utiliser l'arme du droit pour mettre à mal un droit fondamental. Aucun pays n'est protégé contre une telle manipulation. Au demeurant, certains reculs, tels que le rétablissement du consentement des parents pour les mineures au Portugal, l'obligation de démontrer l'existence d'un viol et de porter plainte au Brésil ainsi que l'obligation d'être confrontée aux fonctions vitales du fœtus en Hongrie, sont plus pernicieux. C'est contre toutes ces régressions que nous luttons.

Trois reproches nous sont adressés : le droit à l'IVG serait suffisamment protégé par la loi et la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; sa constitutionnalisation n'apporterait aucune protection supplémentaire ; la Constitution ne serait pas le texte adéquat où inscrire de nouveaux droits fondamentaux.

Malheureusement, l'IVG ne bénéficie pas, dans notre droit, d'une protection aussi élevée que certains le pensent. Les juristes s'accordent à dire qu'il est très difficile d'anticiper la réaction du juge constitutionnel face à un texte visant à restreindre le droit à l'avortement, car le Conseil constitutionnel n'a jamais donné à l'IVG le rang de principe constitutionnel. Ils rappellent que, depuis 1975, le Conseil considère ne pas disposer, en la matière, d'un pouvoir d'appréciation de même nature que celui du législateur.

S'il a admis la conformité des lois relatives à l'IVG au regard du respect de l'équilibre entre la liberté de la femme, telle qu'elle découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation, il n'a jamais fixé, ni à la hausse, ni à la baisse, les limites de cet équilibre. Il incombe donc au législateur, en sa qualité de Constituant, de le faire.

La protection offerte par la Convention européenne des droits de l'homme n'est pas davantage satisfaisante. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère qu'il n'y a pas de consensus selon lequel le droit à l'avortement est inhérent au respect de la vie privée et familiale. Compte tenu de ce flou, la sagesse veut que le Constituant inscrive ce droit dans le texte de la Constitution.

Certes, la Constitution de la Ve République n'est pas un catalogue de droits et de libertés. Elle est davantage un précis d'organisation des relations entre les pouvoirs. Elle inclut cependant les principes de 1789 et de 1946, qui sont toujours d'actualité, mais pas les droits acquis au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ce que l'on peut regretter.

L'inscription du droit à l'IVG dans la Constitution de 1958 constitue-t-elle pour autant une rupture avec notre tradition juridique ? Je ne le pense pas. Son préambule renvoie aux principes de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946. Comme tel, il reconnaît de nombreux droits fondamentaux. Par ailleurs, ses articles 1er et 66-1, pour ne citer qu'eux, consacrent des droits inhérents à la République, tels que la liberté de croyance, la laïcité, le refus des discriminations, l'égalité entre les femmes et les hommes et l'interdiction de la peine de mort.

En outre, le Conseil constitutionnel, pour contourner l'absence de certains droits dans la Constitution, a érigé au niveau constitutionnel, de façon prétorienne, des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République avant 1946, notamment les droits de la défense, la liberté de l'enseignement ou la primauté de l'éducatif sur le répressif dans la justice des mineurs. Consacrer un nouveau droit ne serait donc ni inédit ni inutile, compte tenu de la portée que la jurisprudence constitutionnelle donne à ces principes.

L'inscription de l'IVG dans la Constitution a donc deux vertus, outre celle de symbole : ériger le droit à l'IVG au rang de principe constitutionnel et le protéger contre ceux qui seraient tentés de le faire régresser.

Une fois démontrée l'opportunité d'une telle révision, il faut trouver la rédaction la plus juste. Les contraintes que nous nous sommes fixées dans cet exercice sont multiples : adopter une rédaction suffisamment précise pour prévenir toute régression du droit à l'IVG ; laisser au législateur une marge d'appréciation suffisante pour faire progresser celui-ci en fonction de l'évolution des mentalités ainsi que de nos connaissances scientifiques et techniques ; garder à l'esprit que cette révision n'aboutira qu'en prenant en considération certaines critiques formulées par le Sénat à son encontre.

J'ai fait le choix de placer ce droit spécifique, presque autonome, dans un nouvel article 66-2, et non dans le préambule ou dans l'article 1er de la Constitution. Ce choix n'est pas le fruit du hasard. L'article 66 se situe dans le titre consacré à l'autorité judiciaire, garante des libertés individuelles. L'article 66-1 énonce le seul grand principe issu d'une révision constitutionnelle : l'interdiction de la peine de mort.

J'ai retenu la rédaction suivante : « Nul ne peut être privé du droit à l'interruption volontaire de grossesse » – je proposerai de faire évoluer en « Nulle femme ne peut être privée du droit à l'interruption volontaire de grossesse ». Lors de nos auditions, le Conseil national des barreaux nous a en effet alerté sur la nécessité de lever toute ambiguïté sur la possibilité qu'un tiers impose un avortement à une femme.

Cette rédaction concise est centrée sur la femme et non, comme d'autres rédactions dont nous aurons l'occasion de débattre, sur ceux qui entendent faire obstacle à l'exercice du droit à l'IVG. Certes, le délit d'entrave joue un rôle essentiel dans la protection de ce dernier, mais il s'agit de reconnaître un nouveau droit. Au demeurant, l'interdiction de la peine de mort est formulée comme suit : « Nul ne peut être condamné à mort ».

Il ne nous a pas semblé indispensable de préciser que ce droit s'exerce dans les conditions fixées par la loi, car il va de soi qu'il ne s'agit pas d'un droit absolu, mais d'un droit qui a toujours été encadré par le législateur, et apprécié au regard d'autres impératifs juridiques. Faire référence à la loi aurait pu contraindre le législateur à intervenir pour rendre la loi conforme à la Constitution, alors même que nous voulons en priorité consolider le droit en vigueur et éviter toute régression. La formule choisie crée une obligation de résultat, qui peut être respectée à droit constant, à condition d'en assurer l'effectivité, comme le demandent les associations.

Mes chers collègues, nous avons l'occasion d'envoyer un signal puissant à toutes les femmes qui luttent dans leur pays pour faire reconnaître le droit à l'IVG – elles sont encore nombreuses. En devenant le premier pays au monde à constitutionnaliser l'IVG, la France montrerait son appartenance au camp du progrès et de la protection des droits des femmes.

Certains reprochent à l'inscription du droit à l'IVG dans la Constitution son caractère symbolique. Or elle est bien plus qu'un symbole. N'attendons pas de ne plus pouvoir agir pour nous désoler et agissons quand nous en avons l'occasion, donc le devoir ! Assumons l'importance des symboles dans notre texte fondateur !

L'affirmation du droit à l'IVG est un rappel de notre attachement au droit des femmes à disposer de leur corps, indissociable de la bonne santé de notre société et de notre idéal républicain d'égalité et de liberté.

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