Intervention de Cédric Villani

Réunion du mercredi 9 mars 2022 à 14h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, président de l'Office :

. – Un auteur tire sa rémunération de la vente d'ouvrages et d'un contrat passé avec l'éditeur. Un scientifique, d'habitude, tire sa rémunération de son laboratoire et de ses subventions, quel que soit le nombre d'articles publiés. Dans le premier cas, c'est de la foule des lecteurs que vient la rémunération, et le processus est démocratique. Dans l'autre, il est méritocratique : les pairs du scientifique, réunis en instances et en panels, vont juger la production de l'auteur, lui assurant une promotion et une progression dans sa carrière.

Si elle varie d'une science à l'autre, la stratification des revues est très forte selon le domaine scientifique. Les membres du jury du prix Nobel de littérature doivent lire les livres des auteurs pour se faire un avis. Dans un jury scientifique ou un comité de sélection recrutant un universitaire en sciences exactes, pour évaluer un dossier, à moins d'être exactement dans le domaine de spécialité du candidat, il est impossible de lire les articles : on ne comprendrait pas les travaux.

En revanche, tout le monde peut regarder dans quelles revues les articles ont été publiés, et compter leur nombre. Et c'est ce qui est fait. Le classement des revues propose un modèle pour l'évaluation des carrières, qui varie d'une discipline à l'autre.

Les évaluations varient d'une science humaine et sociale à l'autre, mais également d'une science exacte à l'autre. Par exemple, malgré la proximité des disciplines, les publications des informaticiens et des mathématiciens sont évaluées de manière très différente. Les conférences ne valent rien en mathématiques, alors qu'elles sont très valorisées en informatique. Pour cette raison, il est important de porter un regard disciplinaire sur le sujet, par exemple à travers le Conseil national des universités (CNU) ou le CNRS.

Il y a une spécificité des sciences humaines et sociales par rapport aux sciences dures, mais il n'est pas aisé de saisir l'interface et la zone grise entre les deux domaines. Avec éloquence, vous avez défendu l'importance de protéger de petits éditeurs attaqués par le modèle de la science ouverte, notamment la plateforme Cairn. En mathématiques, la situation est différente : David est représenté par les chercheurs et les bibliothèques universitaires, Goliath par Springer et Elsevier. Régulièrement, le monde universitaire est secoué de mouvements de boycotts envers ces deux acteurs – Springer ayant meilleure réputation qu'Elsevier, parce que sa ligne est de publier des ouvrages très respectés, ce qui vient pardonner la manière dont ils perturbent le modèle économique des revues. Je ne doute pas cependant que les représentants des intérêts d'Elsevier auront soin de sélectionner les bons passages de votre rapport, en coupant sans doute certaines parties, pour montrer qu'eux aussi doivent être protégés contre le rouleau compresseur de la science ouverte.

Le domaine de l'édition scientifique connaît des marges financières énormes. Il a énormément profité de la numérisation, car le travail d'édition et de mise en page, qui était fait par les revues, est désormais fait par les auteurs, qui envoient des articles prêts à être publiés ; pour autant, le coût de l'abonnement aux revues n'a pas baissé. Les revues ont par ailleurs développé des pratiques commerciales très efficaces, comme le bundling (regroupement).

Certains phénomènes sont inouïs : des revues prédatrices sans aucune valeur scientifique sont financées par les auteurs, permettant à ces derniers de gonfler leur CV ; leurs titres, bien choisis, sont très proches de ceux de revues respectées, pour semer la confusion dans l'esprit des évaluateurs. Un auteur a réussi à faire accepter par l'une de ces revues un article écrit par une intelligence artificielle reposant sur des mots‑clés. Mais l'expérience la plus incroyable est peut‑être celle de cet auteur qui, ayant transmis à une revue prédatrice un article ne comprenant qu'une seule phrase répétée des centaines de fois – « Get me off your fucking mailing list » –, s'est vu répondre que son article était intéressant et qu'il devait envoyer un paiement pour le publier.

Le gonflement du nombre des articles participe à l'engorgement général du système, où les intérêts économiques sont plus que jamais florissants.

Vous avez indiqué qu'il importait de creuser la question des modèles économiques. Je souhaiterais que nous abordions la taxonomie complexe entre le modèle « Diamant » et les voies vertes et dorées. Parfois, un « double deep » fait que les revues bénéficient à la fois de la contribution des auteurs et des contrats passés avec les bibliothèques qui souscrivent les abonnements. Elsevier indique tout faire pour éliminer cela, mais le système est si difficilement lisible qu'il ne serait pas surprenant que des anomalies persistent.

Je remarque, en guise de clin d'œil, que le rapport mentionne une alliance paradoxale entre les libertariens opposés à l'État et les partisans du tout État en matière d'édition, la grande rivalité entre communistes et anarchistes semblant ainsi s'effacer. Le sujet est donc riche tant politiquement qu'économiquement.

Certains domaines connexes au sujet n'ont pas été approfondis dans le rapport, en particulier celui des bases de données en libre accès comme le Health Data Hub. Vous n'avez qu'esquissé la question des logiciels libres et les débats récents autour de la propriété intellectuelle des logiciels et de l'accord relatif à une juridiction unifiée des brevets (JUB). Notre collègue Ronan Le Gleut était rapporteur du projet de loi transposant la directive européenne en la matière. Des associations engagées pour le logiciel libre m'ont récemment expliqué, arguments à l'appui, que la JUB telle qu'elle est prévue emportait le risque, sous couvert de juridiction spécialisée, de voir validés des brevets qui devraient être interdits par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Compte tenu de l'absence de lien organique entre la JUB et la CJUE, il serait impossible, dans le cas d'un conflit, de faire appel.

Les mécanismes inscrits dans la loi, censés permettre de sortir par le haut des conflits au sujet des brevets, seront‑ils ou non opérants ? Le sujet est technique, et nous devrons prendre le temps de l'examiner précisément. On ne dépose pas une demande de brevet pour une œuvre littéraire ou pour une idée. Les droits d'auteur ne sont pas la même chose qu'un brevet. On ne dépose pas davantage de demandes de brevet pour un algorithme ou un logiciel, car, par nature, les algorithmes ou les logiciels ont vocation à être copiés puis recopiés, ne nécessitent pas de capitaux importants, ne se fabriquent pas, et aucun plan ne peut être déposé à l'Office des brevets.

Mais le domaine connaît manifestement une tension, car certains, pour des intérêts économiques, cherchent à définir le plus largement possible ce qui peut être breveté. Aux États‑Unis, des trolls sont chargés de déposer des brevets sur des logiciels dans certains États où cela est possible, pour ensuite attaquer en justice les entreprises proposant des solutions proches. Une start‑up de ma connaissance a dû dépenser une très grosse somme pour payer des avocats et éviter un procès.

Le rapport pourrait peut‑être mentionner de façon plus explicite que ces sujets connexes, liés aux données et à la propriété intellectuelle, ne sont pas couverts, mais mériteraient un examen approfondi de la part de l'Office dans les temps à venir.

Je voudrais revenir un instant sur les modèles économiques de l'édition évoqués dans une partie dédiée du rapport. Il n'y a pas si longtemps, une pratique courante consistait à publier un article dans une revue éventuellement payante, mais en même temps à en déposer le preprint sur une archive ouverte ou une page web personnelle. Bien souvent, l'éditeur fermait les yeux sur cette pratique, considérant qu'il s'agissait d'une soupape de sécurité permettant la diffusion des idées – parfois, cette pratique était même encouragée, car elle ne nuisait pas aux ventes. Cette pratique pouvait aussi être de mise pour des ouvrages : à une époque, l' American Mathematical Society recommandait de publier les livres, tout en les mettant parallèlement en accès libre. Il y avait des débats sur ce sujet. Je me souviens que certains auteurs craignaient une diminution de leurs droits d'auteurs, et qu'au contraire d'autres étaient ravis.

Nous avons beaucoup parlé de la France, mais qu'en est‑il des politiques européennes et internationales ? Il y a, selon mon expérience, une vraie fracture entre le monde continental et le monde anglo‑saxon. Dans la tradition anglo‑saxonne, le scientifique est un entrepreneur comme un autre, qui doit débourser pour se faire connaître, car sa carrière en dépend. Dans la tradition française, le scientifique offre un cadeau à la société avec sa production, et il n'a aucune raison de payer pour cela ; au contraire, c'est la société qui doit le rémunérer. L'incompréhension a donc pu être profonde entre ces deux cultures. Maintenant que les Britanniques ont quitté l'Union européenne, cela change‑t‑il quelque chose ?

Enfin au sujet de vos recommandations, je vais les prendre dans l'ordre que vous avez suivi.

Premièrement, je suis très favorable à la définition d'une politique interministérielle, mais quel ministère serait alors le chef de file ?

Deuxièmement, vous parlez de rapprocher les trois acteurs que sont l'Observatoire de l'édition scientifique, le Médiateur du livre et le Comité pour la science ouverte, mais j'ai compris qu'il y avait d'autres acteurs dans cette comitologie complexe. Qu'en faisons‑nous ?

Troisièmement, concernant la liberté académique et l'indépendance des chercheurs, vous avez parlé de l'université de Nantes, mais y a‑t‑il d'autres exemples de ce phénomène ? S'agit‑il d'un avertissement, ou cette réalité est‑elle en train de s'affirmer ?

Je suis entièrement d'accord avec vos cinquième et sixième recommandations.

Septièmement, j'ai en revanche un petit doute sur la révision des modalités d'évaluation des chercheurs au profit de critères plus qualitatifs, car cela risque de contredire votre troisième recommandation. Le politique ne doit pas donner aux chercheurs des consignes concernant la manière dont ces derniers s'évaluent entre eux. Il faut nuancer : le politique peut demander l'évaluation des missions d'enseignement et de recherche, car la société rémunère les enseignants‑chercheurs ; en revanche, les scientifiques sont compétents en matière d'évaluations individuelles qualitatives et quantitatives et pourraient demander de quel droit le politique se mêle de ce qui ne le regarde pas. Les scientifiques doivent garder les manettes concernant la définition des critères de l'évaluation de la recherche. Je suis de tout cœur avec vous sur le principe d'éviter le « publish or perish », et je pense d'ailleurs que le facteur d'impact a été une régression terrible pour la recherche en général. Mais je crains qu'on ne nous reproche de dicter aux chercheurs la loi dans leurs domaines.

Je ferai une dernière remarque connexe. Si un président d'université impose à ses enseignants‑chercheurs de publier en open access, il enfreint les libertés académiques ; le devoir de l'État est alors de protéger l'indépendance des chercheurs. Mais si le conseil d'administration d'une université décide que la bibliothèque universitaire ne passera des contrats qu'avec des revues de science ouverte, ou s'il décide de boycotter tel ou tel acteur, nous n'avons rien à redire.

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