Intervention de Pr. Catherine Tourette-Turgis

Réunion du jeudi 16 décembre 2021 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pr. Catherine Tourette-Turgis, enseignante à Sorbonne Université, fondatrice de l'Université des Patients visant à l'éducation thérapeutique du patient, membre du Conseil scientifique de l'association #ApresJ20 :

‑ Je vous remercie de m'avoir invitée. Je vais essayer de faire un point sur ce qui a déjà été fait en termes d'accompagnement, de donner quelques éléments d'analyse, de faire un nouveau point très rapide sur les besoins des malades, et de formuler quelques propositions et recommandations.

Dans le monde des sciences humaines et sociales, on est souvent obligé de commencer par indiquer d'où l'on parle, ce que l'on fait et qui l'on est. Je suis chercheure, praticienne, fondatrice et directrice de l'Université des Patients-Sorbonne. J'ai une expérience et une expertise cumulées dans le champ de l'accompagnement psychosocial des malades et de l'innovation pédagogique dans le soin, et j'ai travaillé vingt ans sur le VIH, dont dix ans aux États-Unis et dans neuf pays différents d'Afrique. En quoi consiste notre travail, dans notre domaine ? J'ai mis en place des dispositifs très concrets d'accompagnement, comme un counseling pré et post-test de VIH. J'ai mis en place un essai clinique sur l'observance thérapeutique, puisque le traitement par prise d'antirétroviraux nécessitait 95 % d'observance thérapeutique ; l'essai clinique a montré qu'avec une intervention médicale de type empathique plutôt qu'autoritaire, l'observance thérapeutique était meilleure. J'ai modélisé des interventions psychosociales, toutes fondées théoriquement. Dans les maladies chroniques, j'ai réussi à conceptualiser sur un plan méthodologique plus de cinquante programmes en éducation thérapeutique dans plus de quinze pathologies différentes et dix pays différents.

En 2010, j'ai fondé l'Université des Patients-Sorbonne (je reviendrai plus tard sur son implication dans le Covid long) ; en s'appuyant sur les dispositions de la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » (HPST), de la loi de modernisation de notre système de santé, du plan 2002, il s'agissait de créer des parcours diplômants pour des malades qui désirent transformer leur expérience en expertise au service de la collectivité. Nous avons à ce jour diplômé 250 malades. Ils sont dans les services de santé, les services d'oncologie, les centres de santé, et dans la cité. L'université propose un diplôme en oncologie, destiné à des patients en cours de rétablissement qui iront ensuite travailler dans les services d'oncologie comme patients partenaires en faisant totalement partie des équipes. Elle propose également un diplôme en éducation thérapeutique ainsi qu'un diplôme Démocratie en santé où il s'agit de donner des outils aux étudiants patients qui désirent conduire des plaidoyers, faire avancer leur condition, savoir comment travailler avec les agences de santé, créer des associations, etc.

En 2016, je me suis intéressée au rétablissement après le cancer – il y a peut-être là une piste transposable au Covid long. Il ne suffit pas d'être déclaré guéri d'un cancer pour être rétabli, et nous avons mis en place des parcours de rétablissement après la phase intensive des traitements. J'ai identifié, à partir des consultations de surveillance du professeur Joseph Gligorov, à l'hôpital Tenon, les problèmes qui restaient à traiter par les patients et j'ai modélisé une intervention en posant les six composantes du rétablissement : sociale, professionnelle, médicale, psychologique, économique, existentielle. Il existe aussi un modèle de rétablissement dans le domaine de la santé mentale, qui peut sans doute nous aider à trouver des solutions – j'ai ainsi inventé les cafés du rétablissement. Il faut rappeler que 3,8 millions de personnes ont survécu à un cancer, dont un million en âge de travailler. Parallèlement, pour les cancers de très bons pronostic, 26 % de personnes ont quitté leur emploi au bout de deux ans. Il y a donc bien quelque chose à faire.

Je me suis intéressée très vite aux conséquences psychosociales du confinement ainsi qu'au Covid long. J'ai apporté bénévolement mon aide, en participant aux consultations du professeur Salmon et en travaillant avec l'association #ApresJ20. L'Université des Patients-Sorbonne a mis en place un groupe de travail et d'action en partenariat avec la chaire de philosophie à l'hôpital, en embauchant un jeune chercheur anthropologue, Jean Chomette, qui nous écoute en ce moment. Nous avons produit une revue internationale sur l'impact psycho-social, l'analyse de récits de patients, et nous avons lancé une campagne « Un jour une diapositive » – elle est en cours – pendant cent vingt jours afin de diffuser des savoirs académiques sur l'impact psychosocial. Nous sommes en train de finaliser une master-class sur la façon dont on peut devenir patient partenaire dans le Covid long. L'objectif est que les patients intègrent toutes les instances où l'on parle de Covid long, c'est-à-dire où l'on parle d'eux et de leur prise en charge. Il serait ainsi possible de partir de leur expérience vécue ou d'une formation qu'ils auraient reçue, et de les intégrer immédiatement, ce qui aurait d'ailleurs le mérite d'apaiser un peu le conflit – ou tout au moins le déséquilibre – dans la relation entre le médecin et le patient. Nous avons testé il y a quelques mois une nouvelle formule, un webinaire sur la place du patient dans le système de santé, pour expliquer à la fois ce qu'est le système de santé et les voies permettant au patient d'y être présent. Quatre-vingt-trois personnes y ont participé, alors même que la communication avait été minimale.

Que sait-on de l'expérience vécue par les patients ? Le Covid long est lourd de conséquences ; on peut même aller jusqu'à dire qu'il nécessite presque un état d'urgence, en tout cas dans la prise en charge du patient. Mais nous manquons de connaissances, il y a des lacunes dans la prise en charge, on assiste à une désinstitutionalisation du cours de vie, à une disqualification de la parole du patient, qui subit parfois une rupture biographique, des difficultés économiques, des conséquences morales, existentielles, émotionnelles, à la fois pour lui-même et pour son entourage et sa famille. Il y a trop peu d'associations de patients, une défiance médicale assez inexpliquée, des souffrances, des symptômes non soulagés, une stigmatisation. Évoquons enfin le problème de la prise en charge des difficultés dans l'aboutissement de dossiers d'affections de longue durée (ALD) : on sait très bien que ce n'est pas parce que des dispositifs législatifs existent qu'on parvient à les faire concrètement fonctionner.

Il est intéressant de faire des comparaisons avec d'autres pathologies, pour tenter d'en tirer des enseignements.

Au début du VIH, dans les années 1983-1987, au moment où le test n'existait pas encore, le tableau était sombre : connaissances quasi inexistantes, absence de thérapeutique, malades mis au banc de la société, rejetés par les institutions, les familles, les services sanitaires, les dentistes, les pompes funèbres, les services de soins, etc. Nous n'avons pas fait que nous poser des questions, nous nous sommes lancés dans l'action, et ce sont les malades qui nous ont guidés, ce sont les personnes directement concernées qui nous ont indiqué nos priorités. Les associations de malades relevaient de deux paradigmes : d'un côté, les associations centrées sur l'accompagnement et la délivrance de services, de l'autre celles centrées sur la résistance et la lutte, sachant qu'on avait compris qu'il fallait sans doute mieux s'adresser à la société qu'à l'État. Pour le VIH comme pour le Covid long, c'est l'expérience collectée par les malades eux-mêmes qui a guidé les premiers raisonnements médicaux ; en témoigne par exemple la construction de la définition du Covid long. Le point commun entre le VIH, le cancer, les pathologies mentales et le Covid long est que les survivants sont vulnérables et fragilisés socialement. Il ne suffit pas d'être guéri sur un plan médical, déclaré guéri, supposé guéri, pour être rétabli. La médecine est organisée autour du modèle de « l'aigu », ce qui a pour conséquence que le parcours de rétablissement n'est pas reconnu comme une étape importante dans le parcours de soin. C'est un point faible.

Cela a été dit et redit : les malades ont besoin à la fois de traitements qui soulagent leurs symptômes, de soins de qualité, et de comprendre ce qui se passe. On peut, selon la formule consacrée, être allongé dans son lit et debout dans sa tête. Il faut donc une approche capacitaire de la vulnérabilité du patient. Accompagner un patient, c'est d'abord prendre soin de son expérience vécue : on ne peut pas se contenter de lui dire qu'il est anxieux et qu'on n'a rien à lui proposer. Il faut dès lors inventer de nouveaux cadres, des espaces d'accompagnement adaptés, y compris sous des formes numériques, puisque les personnes sont souvent trop fatiguées pour venir consulter. Les malades et leurs proches, qu'il s'agisse d'adultes, d'enfants, de familles, ont besoin qu'on vienne défendre leur vie, leur santé, leur récit, leurs expériences. Comment participer à la construction de leur propre parcours de rétablissement ? En partant d'eux. Les patients doivent pouvoir bénéficier d'une prise en charge en affection de longue durée (ALD) et savoir comment la mettre en œuvre. Il nous faut cesser de disqualifier les récits des malades, en combinant l' evidence base medicine et la narrative base medicine, un courant extrêmement important déjà enseigné dans les facultés de médecine. Car s'il y a bien un lieu où le patient a le droit d'exprimer sa plainte, c'est chez un médecin.

Dans les recommandations et les propositions, peut-être faudrait-il faire des déclarations d' attention, car peut-être les déclarations d'intention ne suffisent-elles pas. Il faudrait ainsi intégrer les patients partenaires, comme on a su le faire dès les années 2012-2014 en santé mentale, mettre en place une collaboration réciproque entre le patient et le soignant. Beaucoup d'initiatives existent en termes d'information, d'orientation, de ressources, de recours en rééducation, réadaptation, soins de suite. Je propose d'intégrer des patients partenaires dans toutes ces initiatives, dans les instances de décision de santé et dans les instances de recherche, au sein des équipes de soins, et lorsqu'il y a une prise en charge. Cela se fait déjà pour d'autres pathologies. Il faudrait peut-être appliquer au Covid long le modèle de la « charte des 11 engagements » de l'Institut national du cancer (INCa), pour améliorer l'accompagnement des salariés et mettre en place une démarche cohérente de retour en emploi. Cela implique de travailler avec les personnes concernées, c'est-à-dire les salariés des entreprises, les managers, les services de ressources humaines, les collègues de travail. Nous l'avons fait dans quatre entreprises, notamment en mettant des antennes « cancer et travail » dans une entreprise de 25 000 salariés. Nous avons ainsi formé 150 personnes. On s'est aperçu que ces antennes n'ont fonctionné que lorsque les patients salariés ou les proches concernés se sont inscrits comme volontaires : alors seulement les autres salariés sont venus. Si l'impulsion vient du manager ou de la direction des ressources humaines, les salariés se méfient. Lorsque les salariés concernés dirigent ces antennes et travaillent avec les managers ou la direction des ressources humaines, on obtient des résultats. Il faudrait former des pairs aidants, former des patients partenaires, sur le modèle de la « pair-aidance » en santé mentale et en oncologie, dans un grand nombre de pathologies ; sensibiliser et plaider pour le devoir de soins et le droit au rétablissement ; prévenir la crise de confiance et l'errance thérapeutique, ce qui permet d'éviter que les malades aillent « acheter leur santé » n'importe où. Il faudrait étudier la question du genre dans le Covid long : certaines spécificités du Covid long chez les femmes, certaines remontées d'information quant aux symptômes rapportés, des débuts d'études à ce sujet sont à prendre en compte et méritent des dispositifs d'accompagnement. On devrait apprendre des malades pour penser leur prise en charge. En période d'incertitude médicale, dans les situations où l'on manque de connaissances, il ne faut jamais oublier que le malade est un pôle de connaissance légitime.

Une attention particulière doit être portée aux inégalités dans l'accès aux soins et à l'information. Certaines maladies comme le cancer, mais aussi le Covid, renforcent les inégalités sociales. Il serait important de mieux coordonner les parcours de soins, peut-être de former des case managers, de prendre modèle sur ce qui se fait en santé mentale et en oncologie, avec un système des pairs professionnalisés qui interviennent dans les services avec de très bons résultats. Pour faire avancer les connaissances, en produire de nouvelles, trouver les solutions qui s'imposent, le système de santé a besoin de la parole et de l'expérience vécue des personnes directement concernées par le Covid long.

En résumé, je propose de mettre en place immédiatement les principes d'une collaboration soignant-patient ; d'intégrer des patients partenaires, en particulier dans les centres engagés dans la prise en charge et le suivi ; de collecter les expériences des patients pour augmenter les connaissances ; de se souvenir que si les malades ne se sentent pas écoutés dans les consultations médicales, ils exprimeront leur plainte et leur colère sur les réseaux sociaux.

Un malade du Covid long, c'est au moins cinq autres personnes concernées. Il faut donc aussi penser de façon systémique. Et puis il faut former les médecins de sécurité sociale, les médecins du travail sur le Covid long et sensibiliser des entreprises à ce sujet. Nous pouvons nous appuyer sur plusieurs textes : la loi 2002 ; la loi HPST qui impose la participation des usagers à l'élaboration des programmes d'éducation thérapeutique ; la loi de modernisation de notre système de santé de 2016 qui recommande l'inclusion des patients et des usagers dans les instances de décision en santé ; la recommandation publiée en 2020 par la Haute Autorité de santé sur l'engagement des usagers dans les secteurs sanitaires et médicosociaux. En vingt ans, les choses ont bougé. On recommande aujourd'hui la collaboration et le partenariat, alors qu'en 2002 on pensait en termes de droits. Le recours au partenariat permet une meilleure acceptabilité. Les patients ne disent plus : « C'est notre combat », ou « c'est notre droit ». Ils disent : « On vient collaborer avec vous. »

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