Intervention de Henri Peña-Ruiz

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 15h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Henri Peña-Ruiz :

En préambule, je voudrais vous remercier pour la confiance que traduit cette invitation à m'exprimer sur des principes qui me sont très chers. L'ampleur du projet de loi en discussion ne peut faire l'objet d'une étude exhaustive dans le temps qui nous est imparti. J'ai donc choisi de traiter les points qui me semblent essentiels. Bien sûr, au cours de la discussion, je tenterai de répondre à des interrogations éventuelles sur d'autres points que je n'aurai pas abordés.

Permettez-moi tout d'abord, c'est le travers du philosophe, de faire quelques réflexions préalables de philosophie politique qui me servent de boussole pour les points à traiter.

Nous traitons des points concrets à partir de principes. Conforter les principes républicains et leur respect est la finalité du projet de loi. Nous parlons de principes, qui sont également des valeurs. Il existe souvent une confusion des deux termes. Un principe est ce qui vient d'abord, une règle première, de la pensée ou de l'action. Ce principe se constitue en valeur, c'est-à-dire en quelque chose qui vaut, dès lors que l'on en reconnaît le bien-fondé et que l'on s'efforce de le défendre. Par exemple, le principe de la liberté d'expression s'est imposé comme un marqueur essentiel du débat démocratique. Il a de la valeur, il vaut, en ce qu'il permet à tous les points de vue de s'exprimer, donc de nourrir au mieux de l'intérêt général la prise de décision. Nourrir au mieux la prise de décision : telle est la finalité de la liberté, outre que la liberté est reconnue comme un droit fondamental de tout être humain. Rousseau disait que la liberté n'est pas un objet que l'on possède, mais une caractéristique de l'être. Elle est de l'ordre de l'être et non pas de l'avoir.

Nous savons aussi que cette liberté d'expression possède une limite qui lui est intrinsèque, à savoir que le respect des personnes comme telles est dû. Mais cela n'implique pas le respect de leur croyance. On peut avoir peur d'une religion et la rejeter. Ce n'est pas un délit. Mais rejeter ses adeptes en tant que personnes est un délit. Je crois que la ligne de démarcation est très clairement tracée par la République. À ma connaissance, jamais une personne n'a été poursuivie pour racisme parce qu'elle manifestait sa peur et son rejet d'une doctrine religieuse. Jamais. Rejeter et caricaturer une croyance est permis, mais rejeter la personne du croyant ou de l'incroyant ne l'est pas. Je dis ces choses qui paraissent enfoncer des portes ouvertes parce que ces derniers temps, la frontière a été brouillée. On a pu qualifier de racistes des personnes qui rejetaient une religion. Il s'agit d'une grave erreur. Pire, c'est une faute. Voilà pour l'exemplification de la défense et l'illustration d'un principe.

Montesquieu dans l'Esprit des lois affirme que la force de la République ne lui vient que de la vertu civique des citoyens. Le despotisme joue sur la peur. La monarchie hiérarchique joue sur le respect du rang. La République, elle, joue sur l'attachement des citoyens à ce système républicain qui organise la coexistence de leurs libertés et qui est respectueux de l'égalité. D'ailleurs, Montesquieu dit magnifiquement « la vertu (qu'il entend au sens civique) des citoyens, c'est l'amour des lois et de l'égalité. » Suggérer l'amour des lois et de l'égalité, c'est rendre possible dans la population l'émergence d'un attachement à la République qui évidemment est la seule force sur laquelle la République puisse compter, puisqu'elle ne recourt pas à la domination despotique comme le despotês, le maître absolu en grec. Elle ne recourt pas non plus au respect du rang hiérarchique puisqu'elle est égalitaire en son principe.

Maintenant, laissez-moi vous dire quelques mots sur les principes et les valeurs de notre triptyque républicain, faire un rappel qui me semble essentiel. Pardon si j'enfonce des portes ouvertes. En 1789, l'essence de la nation française change radicalement. Les particularismes coutumiers et religieux ne font plus la loi. La France cesse d'être la fille aînée de l'Église. Cela ne veut pas dire que les catholiques y seront persécutés. Ils seront aussi libres qu'avant, la domination sur les lois communes en moins.

L'Assemblée constituante va promouvoir un nouveau fondement pour « faire nation » : les droits de l'Homme. Je rappelle la magnifique Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que je citais souvent à Sciences Po auprès de mes élèves. Outre l'article 1er, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » et l'article 10, « nul ne pourra être inquiété pour ses convictions, même religieuses », extraordinaires fondements de ce qui sera la laïcité, il y a un attachement particulier au préambule. Que dit-il ? Il dit à peu près ceci, en substance : « Nous avons décidé de proclamer solennellement les droits de l'homme (« homme » étant au sens générique et englobant de la femme et de l'homme bien entendu) pour qu'à tout moment désormais, les citoyens puissent comparer ce que font les pouvoirs et ce qu'ils devraient faire. » Autrement dit, la finalité d'une déclaration des droits est subversive. À l'opposé de ce qui se passait dans la monarchie absolue de droit divin qui faisait dire à Bossuet dans la politique tirée des paroles de l'Écriture sainte : « Le Roi est ministre de Dieu sur la terre », qui enjoignait aux citoyens l'obéissance. Ce n'étaient pas encore des citoyens, mais des sujets, c'est-à-dire des personnes assujetties. Les sujets ne devaient en aucun cas discuter de ce que Dieu avait voulu. À l'opposé d'une légitimation religieuse de l'ordre hiérarchique de l'Ancien Régime, la Déclaration des droits de l'Homme vaut ensemble de références à l'aune desquelles on pourra juger les pouvoirs. Autrement dit, c'est un texte subversif. D'ailleurs, sous la monarchie restaurée, c'était un délit que de détenir une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Cela en dit long.

L'essence de la nation française change donc radicalement. Fondée désormais sur les droits de l'Homme, qui sont bons pour les divers croyants, comme pour les humanistes athées ou agnostiques, cette République est une communauté de droits. Les particularismes coutumiers et religieux demeurent, mais ils ne seront libres que dans les limites fixées par le droit. Prenons un exemple : si un homme bat sa femme, il commet une atteinte à la réalité physique de l'être. Il met en cause son intégrité physique, comme dans le cas plus tard des mutilations, et il est passible d'une lourde sanction.

Dès lors, cette refondation de la nation qui en fait une communauté de droit, lui donne une portée universelle. Lorsque l'on parle d'universalisme, il faut évidemment tout de suite faire attention. Je n'appelle pas « universel » l'ethnocentrisme colonialiste qui a déclaré qu'une civilisation particulière était universelle. Il s'agit d'une imposture clairement dénoncée par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire. Non, l'universel n'existe pas quelque part, il se construit à rebours des oppressions. Que sont les principes des droits humains qui vont refonder la nation ? Ce sont des principes qui sont issus de ce que Walter Benjamin appelait la tradition des opprimés. Autrement dit, si l'on m'empêche de respirer, j'aspire à respirer sans entrave. L'aspiration à la liberté est donc ce qui se construit à rebours des oppressions. Il faut le rappeler.

Il peut y avoir un usage mystificateur des droits de l'Homme lorsque l'on se contente de proclamer des droits formels, mais que l'on ne donne pas les conditions de possibilité des droits réels. Par exemple, si l'on se contente de proclamer l'égalité de la femme avec l'homme, mais que l'on ne lui donne pas le principe « à travail égal, salaire égal », les droits proclamés resteront formels, ce seront des coquilles vides.

C'est pourquoi Jean Jaurès disait que la République doit être laïque et sociale. Si elle cesse d'être sociale, elle est décrédibilisée. Cela est très grave. Je crois que d'ailleurs aujourd'hui, avec la politique du néolibéralisme destructeur des droits sociaux et des services publics voués à la privatisation, la République perd son visage social. Cela est extrêmement grave. Il faut le rappeler.

Conquis à rebours des oppressions, les droits ont une portée universelle parce qu'ils rendent possible l'émancipation. Proclamer l'égalité c'est dire que, par exemple, l'assujettissement de la femme à l'homme n'a aucune légitimité. C'est donc fournir un point d'appui, un principe de référence de la révolte. Et bientôt le triptyque républicain définira l'ordre public. Il y a une diversité des conceptions spirituelles. Vous savez qu'en France aujourd'hui, à peu près la moitié des Français ne croient pas en Dieu, mais en d'autres choses. Ce n'est pas parce qu'ils sont dépourvus de croyance religieuse qu'ils n'ont pas de principes ni de valeurs. Dans un pays comme le nôtre, où la moitié des personnes à peu près sont agnostiques, c'est-à-dire qu'elles ne tranchent pas sur l'existence de Dieu, et où l'autre fait partie des diverses croyances, ce qu'il faut établir, le triptyque républicain le dit. La définition de la laïcité va en résulter. C'est extrêmement simple. Le fait de dire que la laïcité est très difficile, qu'il y en a 40 000 versions, ou qu'il y a des laïcités ouvertes, fermées, concordataires, etc., est une façon de disqualifier la laïcité.

Selon moi, il n'y a qu'une laïcité. C'est le principe qui reconnaît la liberté de conscience. Les croyants sont libres de croire, les athées sont libres de ne pas croire. Comme le disait le beau poème de Louis Aragon : « Celui qui croyait au ciel, - Celui qui n'y croyait pas, - Tous deux adoraient la belle, (…) - Qu'importe comment s'appelle, - Cette clarté sur leurs pas, - Que l'un fût de la chapelle, - Et l'autre s'y déroba. » C'est le fameux poème La rose et le réséda, qui est à mes yeux le plus bel hymne que l'on puisse faire à la laïcité. Honoré d'Estienne d'Orves, officier catholique, Gilbert Dru, catholique également, Gabriel Péri, communiste, Guy Moquet, communiste, ont été fusillés par les nazis. Tous les quatre étaient fidèles à la République.

Donc la laïcité pose la liberté de conscience. Cela veut dire que celui qui croit en Dieu est libre de croire, mais il n'engage que lui-même par cette croyance. S'il croit que la sexualité n'a pour finalité que la procréation, il ne doit pas imposer sa loi à la communauté. La loi commune transcende la loi particulière que dicte la religion. D'ailleurs, la religion a souvent dicté cela par mégarde, en sacralisant ce qu'étaient des usages sociaux dans le patriarcat. Effectivement, il faut rappeler ce qui préexiste aux trois religions du Livre. Malheureusement, les trois religions du Livre qui préconisaient la transcendance n'ont pas du tout transcendé le patriarcat. Elles l'ont plutôt légitimé. La notion de chef de famille émerge dès l'Ancien Testament. On la retrouve dans les Évangiles et on la retrouve dans le Coran en sa lecture littérale. Yvette Roudy, en 1982, a fait re-rédiger le livret de mariage et a substitué à la phrase de l'époque : « Le mari est le chef de famille, il choisit le domicile conjugal et sa femme est tenue de le suivre. » par la phrase suivante : « Le mari et la femme exercent conjointement l'autorité parentale et choisissent de concert le domicile conjugal. » Cela a tout de même une autre allure.

Je voudrais redéfinir cette laïcité par le triptyque républicain. La liberté de conscience n'est pas la liberté religieuse, qui est une forme particulière de la liberté de conscience. On ne dit pas « liberté athée ». La liberté de conscience du croyant n'engage que le croyant. De même, la liberté de conscience de l'athée n'engage que l'athée. Au-dessus, la République cherche à définir un principe d'union qui ne soit pas assujetti aux us et coutumes, surtout lorsque ceux-ci sont contraires aux droits de l'être humain. L'excision du clitoris est une infamie. La jeune fille perd son clitoris. Elle est mutilée. Elle n'aura plus de sexualité clitoridienne. Elle est sexuellement, physiquement mutilée. C'est une infamie. Et si la République française condamne l'excision du clitoris, ce n'est pas par ethnocentrisme colonialiste. Ce n'est pas au nom d'une culture qui serait meilleure qu'une autre culture, c'est au nom des droits humains qui valent référence universelle par rapport à toutes les cultures.

L'historien Gérard Noiriel parle du « creuset français » pour souligner que la France, qui est un territoire d'immigration doit faire vivre ensemble une diversité de personnes de toutes origines. Elle le fait justement, elle le fait très bien à mon avis. C'est un idéal admirable, en disant : liberté de conscience, égalité de droits des divers croyants, des athées et des agnostiques. Cela interdit tout privilège public des religions. Le maintien de la « loi Debré » qui détourne l'argent public vers les écoles privées religieuses, pour 90 % d'entre elles, le maintien du concordat d'Alsace-Moselle qui fait payer par les contribuables de toute la France, et pas seulement des trois départements concordataires, les salaires des prêtres, des rabbins et des pasteurs, sont des anomalies, puisque ce sont des privilèges, c'est-à-dire des avantages que certains ont et que d'autres n'ont pas.

Le troisième principe est l'universalité des buts de la puissance publique. Celle-ci est légitime quand elle vise des buts d'intérêt général, des buts universels. Là encore, je souligne que l'universalisme est une boussole essentielle, à condition, je le répète, de ne pas le confondre avec l'idée que l'occident chrétien s'est faite de lui-même quand on justifiait la colonisation par la prétendue supériorité de la culture occidentale. Il a fallu dégager l'universel de sa caricature ethnocentriste, mais une fois que la chose est faite, la référence à des principes qui peuvent valoir pour tout le monde, pour les athées, pour les croyants divers comme pour les agnostiques, est universelle.

J'en ai fini avec mon préambule de philosophie politique. Pardonnez-moi si j'ai été un peu long, mais pour moi il était essentiel d'exposer les principes à partir desquels je forme un jugement sur les problèmes particuliers.

Le deuxième temps sera plus court.

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