Intervention de Bénédicte Taurine

Réunion du mercredi 5 janvier 2022 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBénédicte Taurine, rapporteure :

Merci de m'accueillir dans votre commission.

C'est en partant du constat de dérives avérées et insupportables que mon groupe, La France insoumise, a souhaité inscrire la présente proposition de loi à l'ordre du jour. La rentabilité excessive des entreprises gestionnaires d'autoroutes est un fait ; elle a été constituée au détriment des finances des Français, contribuables comme automobilistes. Face à ce problème, leur nationalisation nous est apparue comme l'unique solution.

Environ 78 % des 11 700 kilomètres du réseau autoroutier français sont gérés par des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA). Celles-ci sont liées à l'État, qui reste propriétaire du domaine, par des contrats généralement conclus pour une durée de cinq ans. Depuis leur développement à compter du milieu des années 1950, les autoroutes n'ont pas toujours été gérées par des entreprises privées. Les premiers tronçons ont été exploités par des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (SEMCA), intégralement détenues par des personnes publiques, à savoir la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et les collectivités territoriales intéressées. Une brève expérience de gestion privée a eu lieu entre 1970 et 1983, mais les entreprises concernées n'ont pas su assurer la continuité du service face aux chocs pétroliers. Déjà, à l'époque, la puissance publique avait dû racheter leur capital, d'abord au moyen de la CDC, puis par l'intermédiaire de l'établissement public Autoroutes de France.

Voilà seulement une vingtaine d'années que les concessions historiques ont été cédées à des opérateurs privés, tandis que les nouveaux tronçons ont d'emblée été soumis à exploitation privée. Parmi les vingt sociétés concessionnaires actuelles, seules Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (ATMB) et la Société française du tunnel routier du Fréjus (SFTRF) ont un capital majoritairement public. Ce sont des actionnaires privés qui détiennent le capital des dix-sept autres sociétés et treize d'entre elles appartiennent à trois groupes prépondérants du secteur du bâtiment et des travaux publics : Vinci, Eiffage et l'entreprise espagnole Abertis.

Deux problèmes apparaissent. Premièrement, la concentration du capital place ces trois investisseurs ultramajoritaires en position de force non seulement vis-à-vis de l'État, mais aussi de leurs sous-traitants. Deuxièmement, les opérations d'ouverture du capital menées par les gouvernements Jospin, Raffarin et Villepin entre 2002 et 2006 ont abondé les recettes publiques à hauteur de 16,5 milliards d'euros, mais la façon dont ces cessions ont été réalisées a fait perdre 6,5 milliards d'euros à l'État. Ce propos n'est pas seulement celui de mon groupe politique. C'est aussi, avec toutes les nuances qu'il convient de respecter, celui de MM. Gayssot et de Robien, anciens ministres, et de MM. Carrez et Eckert, qui furent aux commandes de votre commission.

La fin prévisionnelle des concessions s'échelonne entre 2031 et 2086, mais l'exécutif ayant la fâcheuse tendance de prolonger la durée des contrats à chaque réforme, leur horizon semble de plus en plus brumeux.

J'en viens à la rentabilité des SCA. Je partage l'avis de l'Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes qui, l'une comme l'autre, ont jugé cette rentabilité exceptionnelle. La mesure du profit est complexe, entre la méthode fondée sur un taux de rentabilité interne (TRI) tronqué et des données comptables inquiétantes. Quoi qu'il en soit, cette rentabilité justifie la reprise en main des autoroutes par l'État. Un tour de vis très ferme exercé au niveau des clauses des contrats et du contrôle de leur application se heurtera vraisemblablement au refus des SCA. Il faut donc que l'État rachète leur capital, de sorte que la politique tarifaire soit guidée non plus par des stratégies commerciales fondées sur la recherche d'un profit maximal, mais par les principes du service public et de l'intérêt général.

Quatre éléments permettent d'affirmer que les groupes détenant les sociétés concessionnaires ont plus que profité de la situation depuis vingt ans.

Premièrement, comme l'a relevé l'Autorité de la concurrence, les SCA, contrairement au principe même d'une concession, n'assument pas de vrai risque. En effet, l'évolution du trafic est favorable et les contrats excluent toute baisse des tarifs des péages. Je suis d'ailleurs frappée que l'Autorité de régulation des transports (ART) ait estimé que la baisse de leur chiffre d'affaires à hauteur de 17,5 % sur l'année 2020, du fait des périodes de confinement, n'a pas altéré le résultat de ces entreprises.

Deuxièmement, le prix des péages augmente de manière automatique. Non seulement il progresse plus vite que l'inflation, ainsi que l'a dénoncé la Cour des comptes en 2013 et que l'ont récemment vérifié des associations d'usagers, mais il se fonde toujours sur l'indice le plus dynamique en ce qui concerne le coût des travaux, contrairement aux recommandations de l'INSEE et de la Commission européenne.

Troisièmement, à rebours de ce que commande le bon sens et de ce qu'avait préconisé le Conseil d'État, les groupes possédant l'essentiel des SCA ont obtenu que toute augmentation des deux impôts qui les frappent spécifiquement soit compensée. En outre, ils sont parvenus à conserver la jouissance de certaines niches fiscales sur des prélèvements communs que les pouvoirs publics avaient tenté de nettoyer.

Enfin, les conventions et leurs avenants sont muets s'agissant des obligations sociales des entreprises, en même temps qu'ils classent comme « opérations environnementales » des ajustements réalisés sur des parkings ou l'installation de télépéages...

Ne passons pas sous silence le fait que, entre 2006 et 2019, Vinci a distribué 13,8 milliards d'euros de dividendes, recouvrant ainsi les 10,4 milliards d'euros qu'elle avait déboursés à l'origine. Sur la période 2020-2036, ses dividendes cumulés atteindraient 20,7 milliards d'euros. Eiffage, de son côté, a dégagé 9 milliards de dividendes entre 2006 et 2019, somme qui rembourse largement les 6,7 milliards investis. Sur la période 2020-2035, ses dividendes représenteraient 13,3 milliards. Quant à Abertis, elle a distribué 4,8 milliards d'euros de dividendes entre 2006 et 2019 et a quasiment recouvré son investissement de 5,3 milliards. Ses dividendes cumulés sur la période 2020-2036 sont estimés à 7,9 milliards.

Tout cela donne raison à nos collègues sénateurs Éric Jeansannetas et Vincent Delahaye, qui écrivent dans le rapport de la récente commission d'enquête sur le contrôle, la régulation et l'évolution des concessions autoroutières que Vinci et Eiffage ont plus que recouvré leur mise d'il y a vingt ans, voire dépassé le TRI projeté à la signature, et qu'Abertis s'achemine vers la même réussite. La durée des contrats est trop longue – d'au moins dix ans – et ouvre à l'État ce que le Sénat appelle des « marges de négociation » et que j'appelle, pour ma part, l'urgence d'une nationalisation.

Notre proposition de loi prévoit le rachat du capital des SCA par l'État. Cette opération est-elle possible ? Il se trouve qu'elle est prévue par les contrats de concession eux-mêmes, sans parler du fait que le Conseil d'État, depuis le début du vingtième siècle, a produit une jurisprudence claire sur les pouvoirs de direction, de modification et de résiliation unilatérale d'un contrat administratif. Cela étant, il s'agit de mesures réglementaires ; puisque le Gouvernement ne se préoccupe pas du déséquilibre des concessions autoroutières aux dépens des comptes publics et du portefeuille des usagers, nous n'avons pas d'autre choix que de passer par la loi.

Le présent texte, dont l'objectif est revendiqué par nombre de nos concitoyens – notamment ceux qui ont participé au mouvement des gilets jaunes – captifs d'une série de monopoles de fait, s'inscrit dans le cadre constitutionnel : tant le préambule de la Constitution de 1946 que les grandes décisions du Conseil constitutionnel rendues en 1982, puis en 2019, établissent la faisabilité et la pertinence de la nationalisation d'entreprises, pour le bien du service public.

Cette nationalisation a un coût, tenant bien évidemment au rachat des actions, mais aussi à l'indemnisation des investisseurs actuels et, si le choix était fait d'abandonner les concessions au profit de régies, à l'exploitation future des autoroutes. Quel serait ce coût ? La direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, lorsqu'on lui pose la question, dit n'en avoir aucune idée. En fait, l'exécutif n'a pas demandé à l'administration de travailler sur cette hypothèse. Voilà qui est curieux sachant que, il y a un peu plus de six mois, M. Djebbari, ministre délégué chargé des transports, évoquait devant le Sénat un montant de 47 milliards d'euros, estimation proche de celle qu'avait faite une mission d'information de notre Assemblée en 2014. C'est d'autant plus curieux que le Président de la République, lorsqu'il était ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, parlait de 20 milliards d'euros.

Pour ma part, j'estime, à l'appui de calculs détaillés dans mon rapport, qu'il est possible de limiter la dépense à 15 milliards d'euros tout au plus. En effet, certaines sommes ont déjà été payées deux fois par le contribuable et n'ont donc pas vocation à être intégrées à ce que Vinci, Eiffage et Abertis perdraient en n'exploitant plus les autoroutes qui leur sont aujourd'hui concédées. Rappelons que le juge administratif interdit de longue date à toute personne publique de consentir des libéralités en versant notamment une indemnisation disproportionnée au regard du préjudice subi par un cocontractant.

Afin de mettre un terme à ces profits scandaleux et de soutenir un aménagement du territoire plus écologique et plus juste, il nous faut bouleverser radicalement les clauses des concessions. Il est essentiel que nous puissions débattre de ce sujet, déterminant aux yeux des Français, et à propos duquel l'opinion de mon groupe se trouve confortée par des auteurs aux vues habituellement éloignées des siennes.

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